Saint Augustin n’avait pas tort de demander  : «La liberté découle-t-elle du choix ou du hasard  ?» Car il ne faut pas oublier que le hasard est garanti par la mécanique quantique.
Raja Flatterie Le Livre de la Nef

Morgan Oakes avait l’habitude de sortir ses fureurs et frustrations côté nuit en les promenant à grandes enjambées, dans la première coursive de l’astronef qui se trouvait à sa portée.


Pas cette fois! se dit-il.


Assis parmi les ombres, il buvait à petites gorgées un verre de vin astringent. Le liquide était amer, mais chassait de sa langue le goût malsain de la plaisanterie que lui avait jouée la nef. Il avait fait apporter spécialement ce vin, comme démonstration de ses pouvoirs en ces temps de disette alimentaire. La première bouteille de la première récolte. Comment allaient-ils prendre la chose, côté sol, lorsqu’il transmettrait l’ordre d’améliorer la qualité du vin  ?

Il leva son verre en un geste d’une portée antique  : La confusion soit sur toi, Nef!

La coupe était réellement trop âpre. Il la repoussa brusquement.

Il savait bien quelle sorte de tableau il offrait, assis là tout tremblant dans le silence de sa cabine, les yeux rivés sur les écrans muets de son pupitre de communication favori. Il augmenta légèrement l’éclairage.

Une fois de plus la nef aurait voulu lui faire croire qu’il s’agissait d’une défaillance technique. Elle devenait de plus en plus sénile. Il occupait les fonctions de psychiatre-aumônier et la nef avait essayé de l’empoisonner! D’autres que lui s’étaient nourris aux neftétines. Ils étaient peu nombreux et la chose n’était guère fréquente, mais elle existait. Lui-même, naguère, avant de devenir psyo, avait bénéficié de cet insigne honneur. Il n’avait jamais oublié le goût que cela avait  : riche et rassasiant. Un peu comme cette substance, le «borst», que Louis avait mise au point côté sol. Un ersatz d’élixir, en quelque sorte. Très coûteux. Et plutôt inutile. Rien à voir avec le véritable élixir, en tout cas.

Il regardait songeusement l’écran bombé du pupitre qui lui renvoyait son reflet concentré  : celui d’un homme corpulent, aux épaules tombantes, habillé d’une combinaison en neflon que la lumière ambiante rendait vaguement grise. Les traits de son visage étaient particulièrement accusés. Il avait le menton épais, la bouche large, le nez crochu et les yeux noirs et enfoncés sous des sourcils en broussaille. Ses tempes étaient à peine grisonnantes. Il les toucha du doigt. Son reflet déformé amplifiait son impression d’être diminué par le traitement que Nef lui avait fait subir. Dans sa propre image il lisait sa peur.


Je ne vais pas me laisser faire par une foutue machine!


De nouveau, le souvenir de ce qui s’était passé le fit trembler de la tête aux pieds. Nef lui avait d’assez nombreuses fois refusé l’accès aux tétines pour qu’il ne comprît pas la portée du message.

Passant devant une batterie de neftétines en compagnie de Jésus Louis, il s’était arrêté au beau milieu de la coursive. — Ne perds pas ton temps avec ces choses-là, lui avait dit


Louis d’un air amusé. Tu sais bien que Nef ne veut plus nous nourrir.


Cette remarque avait eu le don d’exaspérer Oakes  :

— Perdre mon temps, c’est un luxe que j’ai le droit de me payer ici, n’oublie pas ça!

Il avait remonté sa manche et plongé l’avant-bras dans le réceptacle. Le senseur s’était resserré autour de son coude et le renifleur en inox avait cherché la veine. La sonde avait prélevé son échantillon, puis le senseur s’était retiré, lui laissant le bras un peu engourdi.

Certaines neftétines étaient équipées d’embouts en plaz flexible qui permettaient de s’y alimenter directement, mais celle-ci était programmée pour remplir un gobelet enfermé dans un casier transparent. De l’élixir sur mesures!

La porte du casier s’était ouverte.

Oakes avait jeté un regard triomphant à un Louis frappé de stupéfaction.

— Tu vois, avait-il dit. La nef a fini par comprendre qui est le maître à bord.


Sur ce, il avait englouti le contenu du gobelet. Horreur!


Le corps soudain plié de convulsions violentes, il vomissait tant qu’il pouvait, happant l’air, dans les intervalles, en rauques sanglots étouffés, la combinaison collée de sueur à sa peau.


Tout avait été terminé aussi rapidement que cela avait ^commencé. Louis, paralysé par la stupeur, contemplait le spectacle dégoulinant sur les parois du corridor et les chaussures de Morgan Oakes.


— Tu vois! haletait ce dernier. Tu es témoin! La nef a essayé de me tuer!

— Calme-toi, avait répondu Louis. C’est probablement un circuit qui est tombé en panne. Je vais faire venir un méditech et aussi un robox pour réparer cette… chose.

— Je suis médecin, ne l’oublie pas! Je n’ai pas besoin qu’un foutu méditech vienne me tripoter.

Oakes pinçait en tremblant le tissu mouillé de sa combinaison pour l’écarter de sa peau.

— Dans ce cas, avait dit Louis, retournons dans ta cabine. Il faudrait quand même t’examiner, ne serait-ce que pour…

Il s’était interrompu brusquement et regardait par-dessus l’épaule de Morgan Oakes.


— Morgan, c’est toi qui as fait venir une unité de réparation  ? Oakes avait fait volte-face pour voir ce qui attirait l’attention de Jésus Louis. Il avait alors aperçu l’une des unités de réparation de l’astronef, tortue dorée et ovale d’un mètre de long aux extenseurs munis d’outils patibulaires. Elle se rapprochait d’eux en zigzaguant dans la coursive comme si elle était ivre.


— Tu ne crois pas qu’elle a une drôle d’allure  ? murmura Louis.

— J’ai l’impression qu’elle va nous attaquer, avait dit Oakes en lui agrippant le bras. Allons-nous en d’ici… mais pas trop vite, attention.

Us s’étaient prudemment écartés de la batterie de neftétines, sans quitter des yeux le viseur mobile du robox et ses tentacules chargés d’outils.

— Il ne s’est pas arrêté, avait murmuré Oakes d’une voix blanche tandis que le robox dépassait la station.

— Filons d’ici, avait crié Louis.

Il avait poussé Oakes devant lui, jusqu’à ce qu’ils atteignent une coursive centrale qui conduisait au Quartier Médical. Ni l’un ni l’autre ne s’était retourné jusqu’à ce que la porte de la cabine se fût refermée sur eux.

Pfff! s’exclama Oakes rétrospectivement. Même Louis avait eu une peur bleue. Il s’était arrangé pour retourner le plus vite possible côté sol, sous prétexte d’accélérer la construction du Blockhaus, cet édifice qui devait les isoler de la planète tout en assurant leur indépendance face à cette foutue machine.


Cela fait trop longtemps que la nef a le contrôle de nos existences.


Il gardait encore trace de l’amertume au fond de sa gorge. Et à présent, Louis refusait de remettre les pieds ici. Il ne communiquait que par correspondance. Encore un élément de frustration à ajouter au reste…


Au diable Louis!


Oakes fit du regard le tour de sa cabine à peine éclairée. La nef en orbite se trouvait côté nuit et la plupart des membres de l’équipage étaient à la dérive sur un océan de sommeil. De temps à autre, une vibration modulée ou un cliquètement isolé issus des servos de la nef venaient troubler le silence ambiant.


Combien de temps encore avant que les servos de Nef deviennent incontrôlables  ?


La nef, se reprit-il avec agacement.

Le concept de Nef était une affabulation, une théologie fabriquée de toutes pièces, une histoire à dormir debout inventée uniquement au bénéfice des crétins.


C’est une supercherie qui nous permet de gouverner et d’être gouvernés.


Il s’efforça d’adopter une position un peu plus relaxante au sein des moelleux coussins et lut une fois de plus la note que Louis lui avait fait parvenir par l’un de ses chers protégés. Le message était clair, direct et inquiétant  :

«La nef nous apprend la venue côté sol d’un psychiatre-aumônier expert en communication. Motif  : ce psyo anonyme aura pour charge de mettre en place un programme de communication avec les lectrovarechs. Je n’ai pu obtenir aucune autre sorte d’information sur lui; il est clair, cependant, qu’il ne peut sortir que d’un caisson hyber.» Oakes froissa la note.

Un seul psyo. C’était tout ce que leur petite société en vase clos pouvait admettre. Le nouveau message que lui adressait la nef était clair  : «Tu n’es pas irremplaçable.»

Il n’avait jamais douté qu’il y eût, quelque part dans les chambres hyber de la nef, d’autres psychiatres-aumôniers en réserve. Quant à savoir où se trouvaient ces chambres hyber, c’était une autre histoire. La foutue nef était un dédale inimaginable de secteurs interdits, passages secrets et excroissances saugrenues qui ne semblaient jamais déboucher nulle part.

Ceux de la Colonie avaient pu se faire une idée de sa taille en observant son ombre lors de l’occultation partielle de l’un des deux soleils provoquée par son passage sur orbite très basse. Elle devait avoir près de soixante kilomètres de long. Assez pour dissimuler n’importe quoi dans son ventre.


Mais maintenant, nous avons une vraie planète au-dessous de nous  : Pandore.

Côté sol!


Il regarda la boulette de papier qu’il avait gardée au creux de sa main. Pourquoi un tel message  ? Louis et lui étaient censés posséder un infaillible et secret moyen de communication. De tous les Neftiles, ils étaient les seuls à disposer d’un tel privilège. Et c’était la raison pour laquelle ils se faisaient entièrement confiance.


Entièrement  ?


Pour la cinquième fois depuis qu’il avait reçu le message, Oakes activa l’alphablip qui relayait la micropastille implantée sous la peau de sa nuque. Le dispositif fonctionnait, cela ne faisait pour lui aucun doute. Il sentait l’onde porteuse qui reliait l’ordinateur-capsule à ses nerfs auditifs, mais il y avait en plus cette impression irréelle d’avoir un écran vide à la place de l’imagination, d’être sur le point de sombrer dans un rêve éveillé. Quelque part côté sol, pendant ce temps, la transmission sur bande restreinte devait être en train de donner l’alerte à Louis, mais il s’obstinait à ne pas répondre.


Défaillance du matériel  ?


Oakes était certain que le problème n’était pas là. Il avait lui-même pratiqué sur Louis l’opération qui consistait à implanter dans sa nuque l’équivalent de sa propre capsule. Il avait minutieusement vérifié les connexions nerveuses.


Et j’ai soigneusement surveillé Louis quand il a posé mon implant.


Etait-ce la foutue nef qui se mettait encore en travers de leur route  ?

Son regard s’attarda, circonspect, sur les subtils aménagements qu’il avait apportés à sa cabine. Bien entendu, la présence de la nef était ressentie partout. Aucun Neftile ne pouvait prétendre lui échapper tant qu’il demeurait côté nef. Mais cette cabine-ci avait toujours été un lieu privilégié, même sans ses aménagements spéciaux. Avant tout, c’était la cabine d’un psychiatre-aumônier.

Les autres Neftiles vivaient de manière très simple. Ils dormaient dans des hamacs qui transformaient les légères oscillations de la nef en sommeil. Beaucoup étaient munis de doublures capitonnées et de moelleux oreillers fort appréciés lors des rencontres homme-femme. C’étaient des lieux d’amour, de relaxation et d’oubli, antidote nécessaire aux interminables coursives de plastacier qui finissaient, quelquefois, par s’enrouler autour de votre psyché au point de ne plus vous laisser respirer.

La reproduction… ça, c’était le domaine réservé de Nef. Tous les Nés Natifs devaient venir au monde côté nef, sous la supervision d’une équipe d’obstétriciens spécialisés, les maudits natalis, qui se croyaient autorisés à prendre des airs supérieurs. Peut-être que la nef leur parlait. Ou les nourrissait. Ils étaient extrêmement discrets là-dessus.

Oakes songea aux cabines nuptiales que l’on trouvait côté nef. Bien que relativement luxueuses par rapport aux autres cabines, elles n’étaient rien, au plan stimulation, à côté de la sienne. Certains préféraient même les dômes arborés de la périphérie, le creux d’un buisson, un coin d’herbe… Oakes sourit. Sa cabine à lui, c’était l’opulence. Les femmes défaillaient, disait-on, quand elles en franchissaient pour la première fois le seuil. A partir de l’espace qui lui était originellement réservé, il avait annexé celui de quatre autres cabines contiguës.


Et la foutue nef n’est pas intervenue une seule fois.


Ce lieu représentait un symbole de puissance. Il possédait une valeur aphrodisiaque rarement démentie par les faits. Il étalait aussi au grand jour l’imposture de «Nef».


Ceux d’entre nous qui ne sont pas dupes dirigent. Les autres… suivent.


Il se sentait légèrement grisé. C’est ce vin de Pandore, se dit-il. Il le sentait circuler dans ses veines et s’insinuer dans sa conscience. Mais même le vin n’avait pas pu le faire dormir. Au commencement, la douce chaleur euphorisante du nectar de Pandore avait presque estompé la frange de doute qui le faisait arpenter, côté nuit, les entreponts déserts de la nef. Il ne prenait pas plus de trois ou quatre heures de sommeil par période depuis… combien de temps, au fait? Des années… des années.

Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et sentit remuer les plis de son triple menton. Il s’empâtait. Il avait toujours manqué de souplesse. Jamais il n’aurait pu être sélectionné pour la reproduction.


Cependant, c’est moi qu’Edmond Kingston a choisi comme successeur. Premier psyo de toute l’histoire à n’avoir pas été désigné par cette foutue nef.


Allait-il être remplacé, maintenant, par ce nouveau psyo que la nef avait décidé d’envoyer côté sol  ?

Morgan Oakes soupira.

Ces temps derniers, il le savait, il avait mauvaise mine.


La tête est trop mise à contribution et le corps pas assez.


Non qu’il manquât de partenaires sexuelles, cependant. La vue des moelleux coussins à ses côtés était suffisamment pleine de réminiscences.


J’ai cinquante ans, je m’empâte et je deviens de plus en plus nerveux. Jusqu’où vais-je aller comme ça  ?


L'incident Jésus
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