Un nouveau départ
« Je n'ai pas faim.
— Tu me dois bien ça, répondit Christopher avec bonne humeur, fais donc ce que je te dis. Je t'ordonne de manger. »
Sólmundr coula à Christopher un regard lourd de rancœur. Il arracha le long morceau de venaison des mains du jeune homme et recommença à peindre son cheval. « Je connaissais homme comme toi, marmonna-t-il en se fourrant la viande séchée dans la bouche et en trempant son pinceau dans un bol de teinture bleue. Il se tenait avant de galère, avec fouet dans la main. »
Christopher, qui retournait à son côté du camp, sourit et agita la main d'un air désinvolte.
« J'ai écrasé sa tête avec chaîne de banc ! acheva Sólmundr en traçant soigneusement le contour de l'ours qui grondait au flanc de son cheval.
— Oui, oui, répondit Christopher avec un éclat de rire. Tu es une brute ombrageuse et redoutable. Mon sang se glace d'effroi. »
Wynter sourit quand Christopher arriva derrière elle. Elle finissait de sangler la selle d'Ozkar, il la prit par la taille et plongea le nez dans son cou.
« Et toi, dame Protectrice ? murmura-t-il en lui mordillant le lobe de l'oreille. Tu as faim ?
— Lâche-moi, chien lubrique.
— Tout juste. Incroyable comme deux nuits de sommeil peuvent rendre l'appétit à un homme. » Il l'attira contre lui, les lèvres contre son cou.
Wynter lui donna un coup de coude taquin dans les côtes, et Christopher s'écarta avec un grand sourire, tournant autour d'elle sans lâcher sa taille.
« Je crains que nous n'ayons pas de tenue appropriée », dit Wynter.
Les Merrons étaient lavés, coiffés et soignés comme jamais auparavant, vêtus d'élégants habits vert pâle. Chaque mouvement de main ou de bras étincelait de bijoux en argent. Les grands guerriers avaient même orné leurs chevaux, rafraîchi les décorations peintes sur leur robe et poli leurs harnais jusqu'à ce qu'ils brillent. Même les chiens de guerre portaient des bijoux d'argent : leur collier et leurs pattes avant éclataient au soleil.
Christopher indiqua Razi de la tête. Le médecin venait de consulter Úlfnaor. « Nous avons une perle noire. Je crois que nous allons devoir recommencer à l'appeler Votre Altesse. »
Wynter regarda leur ami qui approchait. Perdu dans ses pensées et ignorant l'attention qu'ils lui portaient, Razi repliait ses cartes pour les ranger dans leur étui. Ses bottes brillaient comme des miroirs, et il avait échangé sa tunique de voyage contre une veste bien taillée, d'un rouge profond. Il était rasé de frais pour la première fois depuis des semaines, et sans sa barbe de pirate bouclée, Wynter le trouvait à la fois plus jeune et infiniment plus noble qu'auparavant.
« Si nous l'appelons Votre Altesse, observa-t-elle rapidement, cela pourrait bien le tuer. »
Christopher la serra d'un peu plus près. « Non, ma jolie. Ne dis pas ça. Il ne risque plus rien. » Il sourit avec une fierté sombre. « Il est An Caora Nua. Ces gens préféreraient mourir plutôt que laisser Albéron lui faire du mal. »
Wynter serra la mâchoire et ravala ses doutes. Elle n'oubliait pas si facilement ce que ces gens avaient fait à leurs derniers Caoirigh, et elle ne parvenait pas à se convaincre qu'ils n'en feraient pas autant à Razi. Quant à Razi, quoiqu'il parût avoir maîtrisé sa colère depuis la visite dramatique des fantômes, deux jours plus tôt, Wynter n'était pas certaine que ses sentiments aient changé. Elle doutait qu'il renonce si facilement à sa vengeance.
L'homme en question releva la tête et surprit le regard de ses amis. Leur expression le fit hésiter, ses yeux allant de l'un à l'autre.
« Eh bien… le moment est venu », dit-il.
Wynter hocha la tête, grave.
Razi fixait l'étui des cartes à sa selle. « Úlfnaor est certain que nous rencontrerons quelqu'un aujourd'hui. Si tout se passe comme prévu, nous serons au camp d'Albéron avant la tombée de la nuit. » Il marqua une pause. « Avant la nuit. J'ai peine à y croire.
— Quel est notre plan ? » demanda Wynter.
Razi regarda Úlfnaor. « Nous laisserons les Merrons faire les présentations. Úlfnaor souhaite évaluer les intentions d'Albéron envers son peuple, et ne veut pas que ma présence fausse son accueil. Je pense qu'il fait bien. Ma présence dans le groupe ne pourrait que compliquer des négociations qui s'annoncent déjà épineuses.
— Et tu espères que nous passerons inaperçus ? demanda Christopher d'un ton sec. Sans vouloir te vexer, Razi, tu es un morceau de charbon au milieu des flocons de neige, tu sais. Et Iseult et moi, quoique assez pâles, sommes des nains de cirque à côté de ceux-là. On nous remarquera vite.
— Nous ne pouvons rien faire de plus, dit Razi en prenant ses rênes et en se préparant à monter en selle. Les premières minutes de l'accueil d'Albéron devraient donner à Úlfnaor une impression juste de ses sentiments. Ce sera toujours cela de pris. » Il mit le pied à l'étrier et se hissa en selle. « Peut-être aurons-nous de la chance, ajouta-t-il en observant la tenue riche de leurs compagnons, et l'éclat aveuglant du soleil sur l'argent dissimulera-t-il notre présence. »
Wynter ne fit aucun effort pour cacher son inquiétude.
« Es-tu prête, sœurette ? » demanda-t-il. Elle hocha la tête, et il lui adressa un bref sourire. « Alors partons, nous n'avons pas de temps à perdre. » Il piqua des deux et sa jument rejoignit Úlfnaor, qui montait lui-même en selle.
« Eh bien, ma jolie, dit Christopher, cette soirée nous réserve bien des surprises. »
Il lui sourit, les yeux plus clairs que jamais. Il portait les bras nus en permanence, à présent, pour exposer les spirales d'argent des bracelets tribaux qui avaient remplacé les siens. Avec ses longs cheveux détachés et la cape vert pâle qu'il avait empruntée, Wynter lui trouvait tout d'un Merron, malgré sa relative petite taille.
« Tu sembles tout à fait chez toi », observa-t-elle. Et elle-même eut du mal à savoir ce qu'elle avait voulu dire.
Le sourire glissa du regard de Christopher, et Wynter le regretta aussitôt ; il n'avait pas assez souri ces derniers temps. Christopher se redressa, posa la main sur le bracelet en haut de son bras gauche, et regarda autour de lui d'un air incertain.
« Je… Iseult. Je ne prendrai pas parti contre…
— Oh, Chris, tais-toi ! » Elle leva la main, dégoûtée d'elle-même. « Pardonne-moi. »
Elle observa Razi qui parlait avec Úlfnaor, et se passa la main sur la bouche. Christopher, mal à l'aise, resta debout à côté d'elle.
« Pardonne-moi, répéta-t-elle. C'est que… Razi se rase et change de manteau, et il redevient mon seigneur Razi. Toi… » Elle indiqua les vêtements de Christopher. « Tu redeviens un Merron. À dire vrai, je t'envie, Christopher. Je n'ai pas d'armure comme celle-là, et l'idée d'entrer dans le camp d'Albi, simple femme en vêtements poussiéreux, me rend vulnérable et solitaire. »
Christopher, attentif, leva une main et toucha le lourd chignon de son amie. « Détache tes cheveux, Iseult, remonte tes manches jusqu'aux épaules. » Solennel, il passa le pouce sur sa pommette. « Je te donnerai l'un de mes bracelets et, puisque tu es ma chroí-eile, personne ne s'offusquera que tu le portes. »
Wynter ferma les yeux un instant à son contact. Puis elle se redressa. « Merci. Mais ce ne serait qu'un déguisement, Christopher. Je ne suis pas merronne, je ne le serai jamais. »
Un éclair de surprise passa sur le visage de Christopher, et Wynter soutint son regard, tête haute. Puis l'expression du jeune homme se durcit, et il hocha la tête en signe d'acquiescement.
« Tu es Iseult Moorehawke, dit-il d'un ton dur. La dame Protectrice. Aucune armure ne t'est nécessaire. » Il tendit la main derrière elle et lui donna les rênes de son cheval. « En selle, dame Protectrice, et mettons-nous en route. »
Il s'éloigna d'elle, sa cape pâle oscillant à chaque pas, et Wynter se détourna avant qu'il soit arrivé à son cheval. Une fois en selle, elle prit une grande inspiration et observa les hommes et femmes autour d'elle. Puis elle se redressa, et revêtit l'expression distante de son masque de cour.
Je suis la dame Protectrice, se répéta-t-elle. Le devoir m'appelle. Elle fit pivoter Ozkar, et partit.
Quand elle s'arrêta à côté de Razi, Úlfnaor la remarqua d'un air absent. Il fronça les sourcils et se concentra sur elle. Pendant un instant, le chef des Merrons fouilla le visage impassible de la jeune femme, hésitant. Puis il s'inclina, si bas que ses longs cheveux cascadèrent de ses épaules. Wynter vit la surprise sur le visage de son peuple, et ils la regardèrent avec de grands yeux. Elle les passa tous en revue, sans changer d'expression.
Quand Úlfnaor se fut redressé, Wynter lui rendit la politesse en penchant la tête d'un air royal. Christopher approcha, à cheval.
« Sommes-nous prêts ? » demanda-t-il d'une voix dure.
Razi hocha la tête à l'attention d'Úlfnaor, et, ensemble, les deux hommes firent tourner leur cheval, et précédèrent leurs compagnons sur la piste qui les mènerait au camp d'Albéron.