Promesses
« J'ai raté quelque chose ? »
À la question soufflée par Christopher, Wynter posa le harnais qu'elle graissait et passa la tête par la porte. Il lui fallut un moment pour que ses yeux s'adaptent à la pénombre, après le soleil qui régnait à l'extérieur, puis elle regarda son ami, qui lui adressa un petit sourire affectueux.
« Ça va, fillette ? » demanda-t-il.
Wynter se sentit soulagée. Christopher avait rejeté ses couvertures et s'était assis au bord de leur paillasse, les coudes sur les genoux. Il avait encore les yeux cernés, le visage fatigué, mais il paraissait cent fois plus jeune qu'avant de dormir.
« Tu n'as rien raté, dit-elle avec un sourire, sinon le terrible braconnage des Merrons dans la rivière du roi, et leur ramassage incessant de bois sans licence dans la forêt du roi. »
Les yeux de Christopher étincelèrent. « Maudits Merrons.
— Leur audace est incroyable », admit-elle, ravie de son amusement. Ces deux petites heures de sommeil causé par la drogue semblaient l'avoir grandement reposé.
« Où est cet ours mal léché à la peau brune qui nous suit partout ?
— Je suis là, grommela Razi. J'attends que ma sœur bouge sa grande carcasse et me laisse entrer. » Il poussa Wynter du bout du pied, qui, sans prendre la peine de se lever, passa la porte à quatre pattes, un sourire aux lèvres.
« Tu as bien meilleure mine », commenta-t-elle près du lit.
Christopher sourit, creusant ses fossettes. « Je ne pensais pas qu'on pouvait améliorer la perfection, mais je te crois sur parole.
— Laisse-moi t'examiner », dit Razi avec mauvaise grâce. Il attrapa Christopher par la mâchoire, pencha sa tête vers la lumière, et s'approcha pour le regarder dans les yeux.
« Mais arrête ! » rouspéta Christopher en se dégageant.
Razi claqua de la langue avec impatience, puis ramena Christopher vers lui pour examiner ses pupilles. « Tiens-toi tranquille ! »
Christopher éloigna ses mains d'une tape et le repoussa violemment en arrière. « Arrête, j'ai dit ! aboya-t-il en levant le pied comme pour le frapper. Arrête de me tripoter ! Lâche-moi ! »
Razi recula, les mains levées. « Christopher, dit-il en gardant ses distances sans le quitter des yeux. Tu étais dans un état indescriptible quand ils t'ont ramené. Ton cœur. Ta température. » Il secoua la tête, furieux. « Et Ashkr ? Il était pratiquement en état de choc, Christopher ! Je ne peux pas laisser cela se reproduire ! » Il baissa la main en un geste impérieux. « Je suis sérieux ! Je ne sais pas ce que vous comptez vous faire, mais je ne peux…
— Non ! cria Christopher. Calme-toi, Razi. Moi aussi, je suis sérieux. Ça ne te regarde pas. Rien de ce que font ces gens ne te regarde. Tu ne dois pas t'en mêler. » Razi semblait furieux, et, pendant un instant terrible, les deux hommes se défièrent du regard. Puis Christopher se tourna vers Wynter, incroyablement soulagée de le voir cligner de l'œil.
« Aucune manière, c'est incroyable, murmura-t-il.
— Il est très mal élevé, c'est vrai. Il n'en faisait qu'à sa tête quand il était petit. »
Razi ravala ce qui aurait très certainement été un juron et se détourna, en colère.
« Ne t'inquiète pas, Razi, murmura Christopher. Nous allons bien. Embla va bien. Ces visions pompent sacrément les réserves, c'est tout. »
Razi s'assit sur le lit d'Embla, sans le regarder. « Donc, nous devons partir demain, Christopher ? C'est toujours ce que tu désires ? Je dois vous ramener, Wynter et toi, dans la forêt. Tout seuls ? »
Christopher, solennel, dit : « Oh oui, Raz. Je suis plus que jamais convaincu que nous devons partir d'ici. » Wynter fronça les sourcils d'inquiétude, et Razi regarda vivement leur ami.  « Mais j'ai réfléchi. Tu as raison, les Merrons sont notre meilleure chance de retrouver ton frère. C'est une folie de croire qu'une telle occasion pourrait se présenter de nouveau.
— C'est à moi que tu dis ça, Christopher ? Leurs connaissances ne nous serviront à rien si nous partons !
— Dans deux jours, continua Christopher. Quand ils auront fini ce qu'ils ont à faire ici, Úlfnaor et son groupe iront rejoindre ton frère. Voilà ce que je te suggère : nous prendrons tous les trois notre congé des Merrons demain, et partirons de notre côté. Nous faisons route pendant… oh, une demi-journée, tout au plus. Puis nous dressons le camp pour la durée de… de leurs affaires. En restant à l'écart. Pour que vous ne soyez mêlés à rien. Puis, quand ils auront fini, nous pourrons revenir les observer sous le couvert de la forêt. Pour attendre qu'Úlfnaor se mette en route, et alors… » Il s'arrêta, incertain, écarta les mains et baissa les yeux. « On le suivra. »
Wynter et Razi restèrent silencieux quelques minutes.
« Christopher », dit doucement Wynter. Elle lui toucha le bras, mais il garda les yeux baissés, concentré sur la terre entre ses pieds nus. « Tu veux que nous fassions semblant de partir, pour revenir plus tard et espionner les Merrons ? » Christopher hocha la tête, le visage tendu, les joues et la pointe des oreilles rosies. Wynter se tourna vers Razi. « Christopher, Sólmundr nous a expliqué ce qu'ils font aux espions. Il a mis Razi en garde. Et ces chiens… si nous tentons de nous cacher à proximité, ces chiens nous sentiront, ils nous trouveront en un rien de temps. » Elle passa la main sur le bras de Christopher. « Ne vaudrait-il pas mieux rester ? Ne devrions-nous pas essayer de développer la relation que nous avons déjà avec eux ? Ce serait certainement mieux, non ? Et moins dangereux que de nous improviser espions. »
Christopher la regarda du coin de l'œil. « Nous sommes déjà des espions, ma jolie, dit-il en lui serrant la main. Nous sommes déjà des espions. Si l'on nous accepte ici, c'est parce qu'Ashkr voulait que Sólmundr vive, et parce que le sang d'Embla a chauffé pour Razi. Úlfnaor ne vous aurait jamais amenés ici s'il avait pu l'éviter. Il est trop noble. Mais les Caoirigh… » Christopher eut un soupir amer. « Les Caoirigh voulaient Razi, et ce que les Caoirigh veulent, ils l'obtiennent. » Il y eut un moment de silence tendu. « Mais ils n'ont jamais compté que nous les accompagnions. Et maintenant qu'ils savent que vous ne soutenez pas les anciennes coutumes, eh bien, ils vous auraient chassés demain, de toute façon. Bon présage ou non, ils ne prendraient jamais le risque de vous faire rester pour le… » Il laissa sa voix retomber. Puis il étrécit ses yeux gris, toute son attention tournée en lui-même. Il regarda Razi. « Qu'as-tu dit à Sólmundr pour qu'il te parle d'espions ? »
Razi rougit un peu plus. « J'ai essayé de profiter de sa confusion pour réunir des renseignements sur ces documents. »
La bouche de Christopher s'incurva. « Ah oui ? Tu as dû avoir une sacrée surprise, hein ? Je suis sûr que son sourire si chaleureux est descendu bien en dessous du gel quand il t'a démasqué.
— Sólmundr a dit qu'ils en feraient un aigle de sang, murmura Wynter. S'ils soupçonnaient Razi de les espionner, les Merrons en feraient un aigle de sang. »
Christopher hocha la tête. « Je n'en doute pas, murmura-t-il. Sais-tu ce qu'est Sólmundr, Razi ? Non ? Cet homme n'est pas seulement le croí-eile d'Ashkr. Il est ce que ce genre de personnes appelait un Fear Fada. Un guerrier saint, entraîné depuis l'enfance. Son seul but dans la vie est de protéger les Caoirigh. Si Sólmundr avait pensé que tu voulais du mal à Ashkr ou à Embla, il vous aurait ouverts de la gorge à l'aine, tous les deux, et vous aurait cloués par terre pour que les corbeaux viennent vous manger le cœur. Vous avez de la chance que Sólmundr soit un homme intelligent, et pas un fanatique comme la plupart des Fadaí. Sinon, ils nous auraient tous transformés en aigles de sang, et nous porterions déjà nos côtes en guise d'ailes.
— Oh, Christopher, gémit Wynter. Épargne-moi ça. »
Il y eut un long silence tendu.
« Que pensez-vous de mon plan ? » finit par demander Christopher en regardant Razi.
Razi se tourna vers Wynter et attendit qu'elle donne son avis. « Je m'inquiète pour les chiens, dit-elle. Mais je pense que c'est ce que nous pouvons espérer de mieux dans ces circonstances, n'est-ce pas ? »
Razi hocha la tête. « Oui. Je suis d'accord. Chris, nous suivrons tes conseils et partirons demain. Et nous reviendrons, comme tu le suggères, dans deux jours. Nous verrons alors où nous porte la chance. »
Wynter sentit Christopher se détendre, soulagé. « Oh, Frith soit loué ! » Avec un soupir, il embrassa la main de Wynter et la posa sur son menton.
Razi regarda leurs mains jointes et le visage de son ami. Il prit une grande inspiration.
« Il y a d'autres sujets à aborder », dit-il doucement.
Wynter comprit peu à peu. « Les Loups ? Oui, ils restent un danger. »
Razi la regarda, puis croisa de nouveau le regard de Christopher. Il y avait beaucoup de non-dits dans ce regard, et Wynter fronça les sourcils. « Qu'y a-t-il ? »
Christopher appuya le menton dans la main de Wynter, appuya ses doigts contre la chair chaude de sa gorge, comme s'il avait peur qu'elle le lâche. « Ce soir, mon Peuple déclare Frith. Je veux en profiter, Razi. Je veux danser le cœur pur. Tout le reste… » Christopher souffla brusquement dans sa main libre, et agita les doigts en l'air comme pour semer des cendres au vent. « Je veux oublier, Razi. C'est tout. Je veux juste oublier. »
Les yeux sombres de Razi s'emplirent de doute, et sa bouche se tordit. « Christopher… » Il regarda Wynter.
« Laisse… interrompit Christopher en levant la main. Laisse-moi vous dire ce que signifient ces danses, veux-tu ? Pour que vous compreniez un peu ce que vous allez voir ce soir.
— Je pense que ce sera magnifique, Christopher, dit Wynter en arrachant son regard à Razi pour se tourner vers leur ami. Cela me plaira beaucoup ! »
Christopher lui sourit. « Vraiment ? Tu veux que je te montre tout de suite ? »
Elle hocha la tête et Razi s'assit, le visage crispé d'incertitude.
« Je vais vous en montrer autant que je le pourrai avant qu'ils viennent nous chercher pour dîner, poursuivit Christopher en boitillant jusqu'au centre de la tente. Vous n'aurez pas besoin de vous rappeler les pas ni quoi que ce soit. On ne vous demandera pas de danser. »
Wynter se pencha vers Razi. « Nous pourrons nous occuper des Loups, souffla-t-elle. Inutile de le forcer à en parler. »
Razi fronça les sourcils, et, silencieux, reporta son attention sur leur ami qui commençait le lent mouvement de la danse des Merrons, pour en expliquer chaque geste.
 

Wynter fut étonnée de constater que le dîner n'était pas une affaire privée. Quand ils arrivèrent à la tente d'Ashkr, l'avant du puballmór avait été ouvert et suspendu à des poteaux, afin que ses occupants puissent participer aux festivités. Toute la compagnie des Merrons était alignée devant la tente, assise sur des matelas et des couvertures, partageant nombre de feux de cuisine et de conversations. Embla, Úlfnaor, Ashkr et Sólmundr se trouvaient à l'intérieur.
Razi s'arrêta devant l'auvent et s'inclina. Il ne parla qu'à Úlfnaor, et Wynter discerna une approbation subtile sur le visage des compagnons du seigneur. « Je regrette que nous nous présentions sans cadeaux devant une compagnie aussi généreuse, dit Razi d'un ton formel. J'ai honte de ne pouvoir ajouter à votre abondance. »
Úlfnaor le pardonna d'un hochement de tête gracieux.
Embla, qui avait regardé Razi traverser le camp, se leva avec un sourire. « Votre compagnie est une générosité qui nous suffit, Tabiyb. Elle nous réchauffe davantage que n'importe quel présent. »
Ashkr, assis par terre à côté du lit où reposait Sólmundr, concentré sur la partie d'échecs en cours, gloussa comme une poule, et Embla rejeta ses cheveux en arrière avec un agacement indulgent.
« Pardonne mon frère, dit-elle avec une pose de chat. Son cerveau loge entièrement dans son pantalon. »
Ashkr gloussa encore et leva les yeux pour sourire aux invités. Sólmundr, allongé sur le côté sous les fourrures, sa tête reposant sur un bras, l'autre posé sur les genoux d'Ashkr, rit doucement.
Úlfnaor secoua la tête avec une désapprobation paternelle à ces enfantillages. Il se leva, un petit bol à la main, et invita Christopher et Wynter à s'asseoir à côté d'Embla. Ceux-ci s'inclinèrent pour le remercier, et l'Aoire les contourna pour aller s'accroupir devant le feu, à côté de Wari et de Hallvor.
Le grand berger commença alors à pétrir des galettes avec la pâte que contenait son bol, et à les poser sur des plaques de fer. Des crêpes ! Le grand et splendide Aoire préparait de larges crêpes épaisses ! Wynter secoua la tête, stupéfaite. Ces Merrons étaient incroyables. Elle ne les comprenait pas du tout.
En sentant le doux et chaud parfum de la pâte de châtaigne fraîchement cuite, Christopher s'arrêta sur le seuil. Il regarda l'Aoire, amusé.
« Sòn », souffla-t-il.
Úlfnaor sourit. « Il n'a plus pour longtemps. Après nous mangeons. »
Christopher alla s'accroupir près du feu pour observer la préparation, et Wynter s'installa près de lui, l'appétit aiguisé par l'odeur de poisson et de volaille grillés.
Les chiens d'Úlfnaor, sagement allongés près du feu, suivaient tous les gestes du cuisinier. Les autres molosses se trouvaient dans la tente, étalés avec désinvolture autour de leurs maîtres, leurs grands yeux marron évaluant en silence les nouveaux arrivés. L'un des animaux était même monté sur le lit à côté de Sólmundr, la tête sur sa hanche.
« Tabiyb. » Embla tendit la main à Razi, pour l'inviter à côté d'elle.
Il regarda Christopher et Wynter. Celle-ci lui lança un sourire taquin, tandis que Christopher n'avait d'yeux que pour la cuisine. Razi hésita, puis baissa la tête et entra dans la tente. Embla prit son visage à deux mains et l'embrassa sur la bouche. Il répondit sans retenue à ce baiser. Ils restèrent soudés l'un à l'autre un moment embarrassant, et ne se séparèrent que lorsque Ashkr claqua de la langue, réprobateur. Razi sourit de toutes ses dents, rouge pivoine. La dame pâle se lécha les lèvres, sourit à son tour et entraîna son pirate pour qu'il s'asseye à côté d'elle, sur sa petite paillasse de tapis. Elle s'appuya contre lui, très à l'aise, et il lui passa le bras autour de la taille.
« Qui gagne ? demanda-t-il en regardant l'échiquier.
— Moi, assura-t-elle crânement. Ashkr espère que tu vas me distraire. Il espère que moi, comme lui, je ne pense qu'avec mon pantalon ! »
Ashkr leva les yeux au ciel et joua discrètement un coup qui paraissait potentiellement destructeur. Razi et Embla froncèrent les sourcils et se penchèrent d'un seul mouvement, aussi absorbés l'un que l'autre. Sólmundr gloussa de joie, et le chien à sa hanche ouvrit brièvement les yeux et soupira.
« Coinín ? » Christopher arracha son regard de Razi. Úlfnaor lui tendait avec tendresse un gâteau tout chaud. « Tu sembles avoir faim », dit-il tout bas.
Christopher prit la crêpe avec un sourire poli. Il siffla entre ses dents et la fit immédiatement sauter d'une main à l'autre, en soufflant sur ses doigts. Wynter éclata de rire, persuadée qu'il en rajoutait. Úlfnaor la regarda. « Et toi ? » Il tendit une autre galette. Wynter la prit, couina et reproduit le jonglage désespéré de Christopher. Elle était vraiment beaucoup trop chaude. Úlfnaor devait avoir des doigts de pierre. Les Merrons rirent. L'Aoire sourit.
« Tu es méchant ! » lança Wynter avec un éclat de rire. Puis elle prit une bouchée. « Jésu ! s'écria-t-elle stupéfaite par l'arôme fumé et délicieux. Mais c'est merveilleux ! »
Christopher rompit sa galette en deux, libérant un nuage de vapeur parfumée. Il inhala profondément, les yeux fermés. « Mmmm.
— Bon ? » demanda Úlfnaor.
Christopher hocha la tête, le regard rivé sur le gâteau.
« Coinín ? » En entendant la voix douce de Sólmundr, Wynter sentit Christopher se raidir. Il se tourna à contrecœur vers la tente et Sólmundr lui sourit. « Viens t'asseoir près de moi, l'invita-t-il d'un ton chaleureux. Pour discuter moment ? Toi et moi ? »
Ashkr leva brièvement les yeux vers Christopher, puis reporta son attention sur l'échiquier. Embla ne quittait pas la partie du regard, les mains entre les cuisses. Razi fronça les sourcils, mécontent.
Christopher baissa les yeux un instant, le visage vide. Puis il posa délicatement les deux morceaux de son sòn sur les pierres de l'âtre et se leva. « Ce serait avec plaisir. »
Tandis que Christopher entrait dans la tente, Sólmundr se déplaça douloureusement, essaya de déloger le chien de sa hanche, et se hissa sur la peau de cerf rembourrée dans son dos. Ashkr et Razi l'aidèrent.
« Amach leat, Boro ! » dit Ashkr en poussant le chien inerte du lit. L'animal baissa sa grosse tête velue en une vaine tentative de se rendre invisible, et rampa pour revenir à côté de Sólmundr.
Celui-ci gloussa tout bas et gratta le chien entre les oreilles. Le chien poussa du front vers la caresse, lécha les doigts et les poignets calleux. « Grand idiot, va, murmura Sólmundr. Je peux l'attacher, si tu veux ? » Il agita la main pour indiquer deux poteaux plantés dans le sol derrière le lit. Wynter avait supposé qu'ils servaient à soutenir les coussins, mais, à présent, elle vit que chacun était surmonté d'une boucle, où l'on pouvait attacher la chaîne d'un chien.
Christopher secoua la tête. « Je n'ai pas peur de lui. »
Sólmundr manœuvra soigneusement pour s'écarter des autres. Il s'enfonça lourdement dans le coussin en peau de cerf et tapa la couverture une ou deux fois. Christopher traversa le lit et s'assit à côté de lui. Le chien de guerre posa une patte massive sur les genoux de Christopher et, avec un long soupir, reposa la tête sur l'estomac de Sólmundr. « De quoi veux-tu me parler ? » demanda Christopher. Sólmundr se pencha vers lui, et leur conversation à mi-voix se perdit quand Ashkr contesta un coup d'Embla, entraînant les protestations scandalisées de sa sœur.
« Úlfnaor, dit Wynter avec calme en regardant les Merrons finir leur cuisine. Je n'ai aucun désir de vous provoquer… » Elle laissa sa voix retomber, attendant qu'Úlfnaor l'invite à poursuivre. À la cour, cette phrase était le signe que vous alliez donner un conseil qui ne serait peut-être pas bien accueilli. Tout dépendait de la réponse. Si l'on répliquait par « Alors ne faites rien de provocant », on savait que ledit conseil n'était pas le bienvenu. Si la réponse ressemblait plutôt à « Aucune bonne intention ne peut être insultante », on avait l'autorisation de continuer. Wynter attendit à côté du feu et regarda la fumée, les yeux plissés.
« Je pas provoqué, lucha, assura Úlfnaor. Tu bien. »
Wynter hésita, sachant qu'il n'avait pas compris. Razi, comme toujours, prêtait attention à tout ce qui se passait, et, sans lever le nez de l'échiquier, il expliqua : « Ma sœur souhaite te parler de quelque chose, Úlfnaor. Mais elle ne souhaite pas provoquer ton courroux en te posant la question. »
Úlfnaor sourit, amusé et énigmatique. « Demande ce que tu besoin, lucha. Je promets pas lancer chiens contre toi.
— Cette nourriture que tu as attrapée et tuée ? » Wynter indiqua le repas de la main. Úlfnaor la regarda, soudain alerte. « Et ce bois que vous avez coupé pour cuisiner ? Ce n'est pas légal. Si la cavalerie vous surprenait, elle…
— Il nous faut permis ? » demanda-t-il d'un air triste.
Wynter hocha la tête.
« Même ici ? » insista-t-il en indiquant la forêt profonde autour d'eux.
Wynter hocha de nouveau la tête. Úlfnaor se pencha un peu en arrière. Il regarda le camp, résigné. « Même ici…
— Úlfnaor, est-ce vraiment grave ? Dans le Nord ? interrogea Wynter. La situation a-t-elle empiré ? » Il hocha la tête, et elle eut une moue désespérée. « Pourtant quand je suis partie, il y a quatre ou cinq mois, Shirken avait… eh bien, les choses s'étaient calmées. On parlait d'un traité pour votre peuple, et de droits de coutume, de permis de chasse et de cueillette à perpétuité… »
L'Aoire eut un hoquet sans joie. « Oui. On parlait.
— Mais aucun traité n'a été signé ?
— Quand le Faucon Rouge est parti, tout ça est mort, dit Úlfnaor. Shirken, sa haine, elle est revenue à son cœur et il a encore ragé contre son peuple. Puis sa haine, elle commence à siffler, siffler, siffler contre le Peuple. » Le grand homme secoua la tête. « Le Faucon Rouge, continua-t-il d'un ton nostalgique. Mon peuple dit il est excellent homme. Mais rappelé trop tôt, et maintenant… » Il écarta les mains, ses nombreuses bagues lançant des reflets. « Tout le bien disparaît avant prêts. Et mon peuple souffre. »
Le Faucon Rouge. Le seigneur protecteur Lorcan Moorehawke. Wynter avait presque oublié le surnom donné à son père dans le Nordland, en raison de ses abondants cheveux roux. Elle baissa la tête à cette mention inattendue, les yeux soudain pleins de larmes irrépressibles. Lorcan. Il avait travaillé si dur, tant sacrifié, et presque tout ce qu'il avait fait de bien avait disparu, aussi éphémère qu'une barricade de neige. Le bien ne pouvait-il jamais avoir le dessus ? Serait-ce toujours ainsi ? Une barricade de neige ? Wynter s'essuya brutalement les yeux et regarda au loin.
« Ça est rien, petite souris. » La voix d'Úlfnaor était douce, sa grande main lui caressa l'épaule. « On voir quoi peut faire ici, hein ? Si peut-être l'endroit qui nous envoie le Faucon Rouge peut ouvrir les bras au Peuple ? On voit comment va chance, quand An Domhan sait qu'on est ici. »
Il lui secoua le genou pour qu'elle se tourne vers lui, et il plissa les yeux, soucieux. « Quoi font, ici ? Si pas le permis pour chasse et cueille ? Quoi font les soldats, si viennent ? »
Wynter renifla. « Pour des endroits comme celui-ci, dit-elle en indiquant la forêt, où il n'y a pas d'exploitation de guilde… eh bien, en général, c'est une amende. Tu comprends ? De l'argent ? Et, bien sûr, ils vous forcent à en acheter un… un permis, s'entend. »
Úlfnaor la regardait, les yeux plissés, comme pour tenter de trouver un sens caché dans ses paroles. « Ils demandent juste de l'argent ? » Wynter hocha la tête. « Et après, ils donnent permis ? » demanda-t-il en l'observant attentivement pour ne rien manquer.
Wynter hocha de nouveau la tête. À sa surprise, le visage pâle d'Úlfnaor se fendit d'un sourire incrédule. Il patienta, comme s'il attendait une chute à cette plaisanterie, puis il lui serra le genou et se plia en deux, pris de fou rire.
Wynter regarda les autres Merrons, perplexe. Ashkr et Embla étaient tout aussi amusés ; Ashkr, le visage éclairé par ce plaisir, gloussait, et Embla riait derrière ses doigts écartés, une étincelle dans les yeux. Ceux qui ne parlaient pas hadrish fixaient tour à tour Wynter et l'Aoire, contaminés par l'interminable rire de leur chef. Seuls Sólmundr et Christopher, entièrement concentrés sur leur conversation, ne se retournèrent pas. Wynter jeta un coup d'œil dans leur direction, juste à temps pour voir Sólmundr s'essuyer discrètement les yeux. Avec un sursaut, elle se rendit compte que les deux hommes pleuraient.
« Oh, souris ! cria Úlfnaor en lui donnant une claque sur le genou et en reprenant son souffle. Oh, il y en a rien de meilleur que rire grand ! »