Promesses
« J'ai raté quelque chose ? »
À la question soufflée par Christopher,
Wynter posa le harnais qu'elle graissait et passa la tête par la
porte. Il lui fallut un moment pour que ses yeux s'adaptent à la
pénombre, après le soleil qui régnait à l'extérieur, puis elle
regarda son ami, qui lui adressa un petit sourire affectueux.
« Ça va, fillette ? »
demanda-t-il.
Wynter se sentit soulagée. Christopher avait
rejeté ses couvertures et s'était assis au bord de leur paillasse,
les coudes sur les genoux. Il avait encore les yeux cernés, le
visage fatigué, mais il paraissait cent fois plus jeune qu'avant de
dormir.
« Tu n'as rien raté, dit-elle avec un
sourire, sinon le terrible braconnage des Merrons dans la rivière
du roi, et leur ramassage incessant de bois sans licence dans la
forêt du roi. »
Les yeux de Christopher étincelèrent.
« Maudits Merrons.
— Leur audace est incroyable », admit-elle,
ravie de son amusement. Ces deux petites heures de sommeil causé
par la drogue semblaient l'avoir grandement reposé.
« Où est cet ours mal léché à la peau brune
qui nous suit partout ?
— Je suis là, grommela Razi. J'attends que ma sœur
bouge sa grande carcasse et me laisse entrer. » Il poussa
Wynter du bout du pied, qui, sans prendre la peine de se lever,
passa la porte à quatre pattes, un sourire aux lèvres.
« Tu as bien meilleure mine »,
commenta-t-elle près du lit.
Christopher sourit, creusant
ses fossettes. « Je ne pensais pas qu'on pouvait améliorer la
perfection, mais je te crois sur parole.
— Laisse-moi t'examiner », dit Razi avec
mauvaise grâce. Il attrapa Christopher par la mâchoire, pencha sa
tête vers la lumière, et s'approcha pour le regarder dans les
yeux.
« Mais arrête ! » rouspéta
Christopher en se dégageant.
Razi claqua de la langue avec impatience, puis
ramena Christopher vers lui pour examiner ses pupilles.
« Tiens-toi tranquille ! »
Christopher éloigna ses mains d'une tape et le
repoussa violemment en arrière. « Arrête, j'ai dit !
aboya-t-il en levant le pied comme pour le frapper. Arrête de me
tripoter ! Lâche-moi ! »
Razi recula, les mains levées. « Christopher,
dit-il en gardant ses distances sans le quitter des yeux. Tu étais
dans un état indescriptible quand ils t'ont ramené. Ton cœur. Ta
température. » Il secoua la tête, furieux. « Et
Ashkr ? Il était pratiquement en état de choc,
Christopher ! Je ne peux pas laisser cela se
reproduire ! » Il baissa la main en un geste impérieux.
« Je suis sérieux ! Je ne sais pas ce que vous comptez
vous faire, mais je ne peux…
— Non ! cria Christopher. Calme-toi, Razi.
Moi aussi, je suis sérieux. Ça ne te regarde pas. Rien de ce que
font ces gens ne te regarde. Tu ne dois pas t'en mêler. » Razi
semblait furieux, et, pendant un instant terrible, les deux hommes
se défièrent du regard. Puis Christopher se tourna vers Wynter,
incroyablement soulagée de le voir cligner de l'œil.
« Aucune manière, c'est incroyable,
murmura-t-il.
— Il est très mal élevé, c'est vrai. Il n'en
faisait qu'à sa tête quand il était petit. »
Razi ravala ce qui aurait très certainement été un
juron et se détourna, en colère.
« Ne t'inquiète pas, Razi, murmura
Christopher. Nous allons bien. Embla va bien. Ces visions pompent
sacrément les réserves, c'est tout. »
Razi s'assit sur le lit d'Embla, sans le regarder.
« Donc, nous devons partir demain, Christopher ? C'est
toujours ce que tu désires ? Je dois vous ramener, Wynter et
toi, dans la forêt. Tout seuls ? »
Christopher, solennel, dit : « Oh oui,
Raz. Je suis plus que jamais convaincu que nous devons partir
d'ici. » Wynter fronça les sourcils d'inquiétude, et Razi
regarda vivement leur ami. « Mais
j'ai réfléchi. Tu as raison, les Merrons sont notre meilleure
chance de retrouver ton frère. C'est une folie de croire qu'une
telle occasion pourrait se présenter de nouveau.
— C'est à moi que tu dis ça, Christopher ?
Leurs connaissances ne nous serviront à rien si nous
partons !
— Dans deux jours, continua Christopher. Quand ils
auront fini ce qu'ils ont à faire ici, Úlfnaor et son groupe iront
rejoindre ton frère. Voilà ce que je te suggère : nous
prendrons tous les trois notre congé des Merrons demain, et
partirons de notre côté. Nous faisons route pendant… oh, une
demi-journée, tout au plus. Puis nous dressons le camp pour la
durée de… de leurs affaires. En restant à l'écart. Pour que vous ne
soyez mêlés à rien. Puis, quand ils auront fini, nous pourrons
revenir les observer sous le couvert de la forêt. Pour attendre
qu'Úlfnaor se mette en route, et alors… » Il s'arrêta,
incertain, écarta les mains et baissa les yeux. « On le
suivra. »
Wynter et Razi restèrent silencieux quelques
minutes.
« Christopher », dit doucement Wynter.
Elle lui toucha le bras, mais il garda les yeux baissés, concentré
sur la terre entre ses pieds nus. « Tu veux que nous fassions
semblant de partir, pour revenir plus tard et espionner les
Merrons ? » Christopher hocha la tête, le visage tendu,
les joues et la pointe des oreilles rosies. Wynter se tourna vers
Razi. « Christopher, Sólmundr nous a expliqué ce qu'ils font
aux espions. Il a mis Razi en garde. Et ces chiens… si nous tentons
de nous cacher à proximité, ces chiens nous sentiront, ils nous
trouveront en un rien de temps. » Elle passa la main sur le
bras de Christopher. « Ne vaudrait-il pas mieux rester ?
Ne devrions-nous pas essayer de développer la relation que nous
avons déjà avec eux ? Ce serait certainement mieux, non ?
Et moins dangereux que de nous improviser espions. »
Christopher la regarda du coin de l'œil.
« Nous sommes déjà des espions, ma jolie, dit-il en lui
serrant la main. Nous sommes déjà des espions. Si l'on nous accepte
ici, c'est parce qu'Ashkr voulait que Sólmundr vive, et parce que
le sang d'Embla a chauffé pour Razi. Úlfnaor ne vous aurait jamais
amenés ici s'il avait pu l'éviter. Il est trop noble. Mais les
Caoirigh… » Christopher eut un soupir amer. « Les
Caoirigh voulaient Razi, et ce que les Caoirigh veulent, ils
l'obtiennent. » Il y eut un moment de silence tendu.
« Mais ils n'ont jamais compté que nous les accompagnions. Et
maintenant qu'ils savent que vous ne soutenez pas les anciennes
coutumes, eh bien, ils vous auraient chassés demain, de toute
façon. Bon présage ou non, ils ne prendraient
jamais le risque de vous faire rester pour le… » Il laissa sa
voix retomber. Puis il étrécit ses yeux gris, toute son attention
tournée en lui-même. Il regarda Razi. « Qu'as-tu dit à
Sólmundr pour qu'il te parle d'espions ? »
Razi rougit un peu plus. « J'ai essayé de
profiter de sa confusion pour réunir des renseignements sur ces
documents. »
La bouche de Christopher s'incurva. « Ah
oui ? Tu as dû avoir une sacrée surprise, hein ? Je suis
sûr que son sourire si chaleureux est descendu bien en dessous du
gel quand il t'a démasqué.
— Sólmundr a dit qu'ils en feraient un aigle de
sang, murmura Wynter. S'ils soupçonnaient Razi de les espionner,
les Merrons en feraient un aigle de sang. »
Christopher hocha la tête. « Je n'en doute
pas, murmura-t-il. Sais-tu ce qu'est Sólmundr, Razi ?
Non ? Cet homme n'est pas seulement le croí-eile d'Ashkr. Il est ce que ce genre de
personnes appelait un Fear Fada. Un
guerrier saint, entraîné depuis l'enfance. Son seul but dans la vie
est de protéger les Caoirigh. Si Sólmundr avait pensé que tu
voulais du mal à Ashkr ou à Embla, il vous aurait ouverts de la
gorge à l'aine, tous les deux, et vous aurait cloués par terre pour
que les corbeaux viennent vous manger le cœur. Vous avez de la
chance que Sólmundr soit un homme intelligent, et pas un fanatique
comme la plupart des Fadaí. Sinon, ils
nous auraient tous transformés en aigles de sang, et nous
porterions déjà nos côtes en guise d'ailes.
— Oh, Christopher, gémit Wynter. Épargne-moi
ça. »
Il y eut un long silence tendu.
« Que pensez-vous de mon plan ? »
finit par demander Christopher en regardant Razi.
Razi se tourna vers Wynter et attendit qu'elle
donne son avis. « Je m'inquiète pour les chiens, dit-elle.
Mais je pense que c'est ce que nous pouvons espérer de mieux dans
ces circonstances, n'est-ce pas ? »
Razi hocha la tête. « Oui. Je suis d'accord.
Chris, nous suivrons tes conseils et partirons demain. Et nous
reviendrons, comme tu le suggères, dans deux jours. Nous verrons
alors où nous porte la chance. »
Wynter sentit Christopher se détendre, soulagé.
« Oh, Frith soit loué ! » Avec un soupir, il
embrassa la main de Wynter et la posa sur son menton.
Razi regarda leurs mains jointes et le visage de
son ami. Il prit une grande inspiration.
« Il y a d'autres sujets à aborder »,
dit-il doucement.
Razi la regarda, puis croisa de nouveau le regard
de Christopher. Il y avait beaucoup de non-dits dans ce regard, et
Wynter fronça les sourcils. « Qu'y a-t-il ? »
Christopher appuya le menton dans la main de
Wynter, appuya ses doigts contre la chair chaude de sa gorge, comme
s'il avait peur qu'elle le lâche. « Ce soir, mon Peuple
déclare Frith. Je veux en profiter, Razi. Je veux danser le cœur
pur. Tout le reste… » Christopher souffla brusquement dans sa
main libre, et agita les doigts en l'air comme pour semer des
cendres au vent. « Je veux oublier, Razi. C'est tout. Je veux
juste oublier. »
Les yeux sombres de Razi s'emplirent de doute, et
sa bouche se tordit. « Christopher… » Il regarda
Wynter.
« Laisse… interrompit Christopher en levant
la main. Laisse-moi vous dire ce que signifient ces danses,
veux-tu ? Pour que vous compreniez un peu ce que vous allez
voir ce soir.
— Je pense que ce sera magnifique, Christopher,
dit Wynter en arrachant son regard à Razi pour se tourner vers leur
ami. Cela me plaira beaucoup ! »
Christopher lui sourit. « Vraiment ? Tu
veux que je te montre tout de suite ? »
Elle hocha la tête et Razi s'assit, le visage
crispé d'incertitude.
« Je vais vous en montrer autant que je le
pourrai avant qu'ils viennent nous chercher pour dîner, poursuivit
Christopher en boitillant jusqu'au centre de la tente. Vous n'aurez
pas besoin de vous rappeler les pas ni quoi que ce soit. On ne vous
demandera pas de danser. »
Wynter se pencha vers Razi. « Nous pourrons
nous occuper des Loups, souffla-t-elle. Inutile de le forcer à en
parler. »
Razi fronça les sourcils, et, silencieux, reporta
son attention sur leur ami qui commençait le lent mouvement de la
danse des Merrons, pour en expliquer chaque geste.
Wynter fut étonnée de constater que le dîner
n'était pas une affaire privée. Quand ils arrivèrent à la tente
d'Ashkr, l'avant du puballmór avait été
ouvert et suspendu à des poteaux, afin que ses occupants puissent
participer aux festivités. Toute la compagnie des Merrons était
alignée devant la tente, assise sur des matelas et des couvertures,
partageant nombre de feux de cuisine et de conversations. Embla,
Úlfnaor, Ashkr et Sólmundr se trouvaient à l'intérieur.
Razi s'arrêta devant
l'auvent et s'inclina. Il ne parla qu'à Úlfnaor, et Wynter discerna
une approbation subtile sur le visage des compagnons du seigneur.
« Je regrette que nous nous présentions sans cadeaux devant
une compagnie aussi généreuse, dit Razi d'un ton formel. J'ai honte
de ne pouvoir ajouter à votre abondance. »
Úlfnaor le pardonna d'un hochement de tête
gracieux.
Embla, qui avait regardé Razi traverser le camp,
se leva avec un sourire. « Votre compagnie est une générosité
qui nous suffit, Tabiyb. Elle nous réchauffe davantage que
n'importe quel présent. »
Ashkr, assis par terre à côté du lit où reposait
Sólmundr, concentré sur la partie d'échecs en cours, gloussa comme
une poule, et Embla rejeta ses cheveux en arrière avec un agacement
indulgent.
« Pardonne mon frère, dit-elle avec une pose
de chat. Son cerveau loge entièrement dans son
pantalon. »
Ashkr gloussa encore et leva les yeux pour sourire
aux invités. Sólmundr, allongé sur le côté sous les fourrures, sa
tête reposant sur un bras, l'autre posé sur les genoux d'Ashkr, rit
doucement.
Úlfnaor secoua la tête avec une désapprobation
paternelle à ces enfantillages. Il se leva, un petit bol à la main,
et invita Christopher et Wynter à s'asseoir à côté d'Embla. Ceux-ci
s'inclinèrent pour le remercier, et l'Aoire les contourna pour
aller s'accroupir devant le feu, à côté de Wari et de
Hallvor.
Le grand berger commença alors à pétrir des
galettes avec la pâte que contenait son bol, et à les poser sur des
plaques de fer. Des crêpes ! Le grand et splendide Aoire
préparait de larges crêpes épaisses ! Wynter secoua la tête,
stupéfaite. Ces Merrons étaient incroyables. Elle ne les comprenait
pas du tout.
En sentant le doux et chaud parfum de la pâte de
châtaigne fraîchement cuite, Christopher s'arrêta sur le seuil. Il
regarda l'Aoire, amusé.
« Sòn »,
souffla-t-il.
Úlfnaor sourit. « Il n'a plus pour longtemps.
Après nous mangeons. »
Christopher alla s'accroupir près du feu pour
observer la préparation, et Wynter s'installa près de lui,
l'appétit aiguisé par l'odeur de poisson et de volaille
grillés.
Les chiens d'Úlfnaor, sagement allongés près du
feu, suivaient tous les gestes du cuisinier. Les autres molosses se
trouvaient dans la tente, étalés avec désinvolture autour de leurs
maîtres, leurs grands yeux marron évaluant en silence les nouveaux
arrivés. L'un des animaux était même monté
sur le lit à côté de Sólmundr, la tête sur sa hanche.
« Tabiyb. » Embla tendit la main à Razi,
pour l'inviter à côté d'elle.
Il regarda Christopher et Wynter. Celle-ci lui
lança un sourire taquin, tandis que Christopher n'avait d'yeux que
pour la cuisine. Razi hésita, puis baissa la tête et entra dans la
tente. Embla prit son visage à deux mains et l'embrassa sur la
bouche. Il répondit sans retenue à ce baiser. Ils restèrent soudés
l'un à l'autre un moment embarrassant, et ne se séparèrent que
lorsque Ashkr claqua de la langue, réprobateur. Razi sourit de
toutes ses dents, rouge pivoine. La dame pâle se lécha les lèvres,
sourit à son tour et entraîna son pirate pour qu'il s'asseye à côté
d'elle, sur sa petite paillasse de tapis. Elle s'appuya contre lui,
très à l'aise, et il lui passa le bras autour de la taille.
« Qui gagne ? demanda-t-il en regardant
l'échiquier.
— Moi, assura-t-elle crânement. Ashkr espère que
tu vas me distraire. Il espère que moi, comme lui, je ne pense
qu'avec mon pantalon ! »
Ashkr leva les yeux au ciel et joua discrètement
un coup qui paraissait potentiellement destructeur. Razi et Embla
froncèrent les sourcils et se penchèrent d'un seul mouvement, aussi
absorbés l'un que l'autre. Sólmundr gloussa de joie, et le chien à
sa hanche ouvrit brièvement les yeux et soupira.
« Coinín ? » Christopher arracha
son regard de Razi. Úlfnaor lui tendait avec tendresse un gâteau
tout chaud. « Tu sembles avoir faim », dit-il tout
bas.
Christopher prit la crêpe avec un sourire poli. Il
siffla entre ses dents et la fit immédiatement sauter d'une main à
l'autre, en soufflant sur ses doigts. Wynter éclata de rire,
persuadée qu'il en rajoutait. Úlfnaor la regarda. « Et
toi ? » Il tendit une autre galette. Wynter la prit,
couina et reproduit le jonglage désespéré de Christopher. Elle
était vraiment beaucoup trop chaude. Úlfnaor devait avoir des
doigts de pierre. Les Merrons rirent. L'Aoire sourit.
« Tu es méchant ! » lança Wynter
avec un éclat de rire. Puis elle prit une bouchée.
« Jésu ! s'écria-t-elle
stupéfaite par l'arôme fumé et délicieux. Mais c'est
merveilleux ! »
Christopher rompit sa galette en deux, libérant un
nuage de vapeur parfumée. Il inhala profondément, les yeux fermés.
« Mmmm.
— Bon ? » demanda Úlfnaor.
Christopher hocha la tête, le regard rivé sur le
gâteau.
« Coinín ? »
En entendant la voix douce de Sólmundr, Wynter sentit Christopher
se raidir. Il se tourna à contrecœur vers la tente et Sólmundr lui
sourit. « Viens t'asseoir près de moi, l'invita-t-il d'un ton
chaleureux. Pour discuter moment ? Toi et
moi ? »
Ashkr leva brièvement les yeux vers Christopher,
puis reporta son attention sur l'échiquier. Embla ne quittait pas
la partie du regard, les mains entre les cuisses. Razi fronça les
sourcils, mécontent.
Christopher baissa les yeux un instant, le visage
vide. Puis il posa délicatement les deux morceaux de son
sòn sur les pierres de l'âtre et se
leva. « Ce serait avec plaisir. »
Tandis que Christopher entrait dans la tente,
Sólmundr se déplaça douloureusement, essaya de déloger le chien de
sa hanche, et se hissa sur la peau de cerf rembourrée dans son dos.
Ashkr et Razi l'aidèrent.
« Amach leat,
Boro ! » dit Ashkr en poussant le chien inerte du
lit. L'animal baissa sa grosse tête velue en une vaine tentative de
se rendre invisible, et rampa pour revenir à côté de
Sólmundr.
Celui-ci gloussa tout bas et gratta le chien entre
les oreilles. Le chien poussa du front vers la caresse, lécha les
doigts et les poignets calleux. « Grand idiot, va, murmura
Sólmundr. Je peux l'attacher, si tu veux ? » Il agita la
main pour indiquer deux poteaux plantés dans le sol derrière le
lit. Wynter avait supposé qu'ils servaient à soutenir les coussins,
mais, à présent, elle vit que chacun était surmonté d'une boucle,
où l'on pouvait attacher la chaîne d'un chien.
Christopher secoua la tête. « Je n'ai pas
peur de lui. »
Sólmundr manœuvra soigneusement pour s'écarter des
autres. Il s'enfonça lourdement dans le coussin en peau de cerf et
tapa la couverture une ou deux fois. Christopher traversa le lit et
s'assit à côté de lui. Le chien de guerre posa une patte massive
sur les genoux de Christopher et, avec un long soupir, reposa la
tête sur l'estomac de Sólmundr. « De quoi veux-tu me
parler ? » demanda Christopher. Sólmundr se pencha vers
lui, et leur conversation à mi-voix se perdit quand Ashkr contesta
un coup d'Embla, entraînant les protestations scandalisées de sa
sœur.
« Úlfnaor, dit Wynter avec calme en regardant
les Merrons finir leur cuisine. Je n'ai aucun désir de vous
provoquer… » Elle laissa sa voix retomber, attendant
qu'Úlfnaor l'invite à poursuivre. À la cour, cette phrase
était le signe que vous alliez donner un conseil qui ne serait
peut-être pas bien accueilli. Tout dépendait de la réponse. Si l'on
répliquait par « Alors ne faites rien de
provocant », on savait que ledit conseil n'était pas le
bienvenu. Si la réponse ressemblait plutôt à « Aucune bonne
intention ne peut être insultante », on avait l'autorisation
de continuer. Wynter attendit à côté du feu et regarda la fumée,
les yeux plissés.
« Je pas provoqué, lucha, assura Úlfnaor. Tu bien. »
Wynter hésita, sachant qu'il n'avait pas compris.
Razi, comme toujours, prêtait attention à tout ce qui se passait,
et, sans lever le nez de l'échiquier, il expliqua : « Ma
sœur souhaite te parler de quelque chose, Úlfnaor. Mais elle ne
souhaite pas provoquer ton courroux en te posant la
question. »
Úlfnaor sourit, amusé et énigmatique.
« Demande ce que tu besoin, lucha.
Je promets pas lancer chiens contre toi.
— Cette nourriture que tu as attrapée et
tuée ? » Wynter indiqua le repas de la main. Úlfnaor la
regarda, soudain alerte. « Et ce bois que vous avez coupé pour
cuisiner ? Ce n'est pas légal. Si la cavalerie vous
surprenait, elle…
— Il nous faut permis ? » demanda-t-il
d'un air triste.
Wynter hocha la tête.
« Même ici ? » insista-t-il en
indiquant la forêt profonde autour d'eux.
Wynter hocha de nouveau la tête. Úlfnaor se pencha
un peu en arrière. Il regarda le camp, résigné. « Même
ici…
— Úlfnaor, est-ce vraiment grave ? Dans le
Nord ? interrogea Wynter. La situation a-t-elle
empiré ? » Il hocha la tête, et elle eut une moue
désespérée. « Pourtant quand je suis partie, il y a quatre ou
cinq mois, Shirken avait… eh bien, les choses s'étaient calmées. On
parlait d'un traité pour votre peuple, et de droits de coutume, de
permis de chasse et de cueillette à perpétuité… »
L'Aoire eut un hoquet sans joie. « Oui. On
parlait.
— Mais aucun traité n'a été signé ?
— Quand le Faucon Rouge est parti, tout ça est
mort, dit Úlfnaor. Shirken, sa haine, elle est revenue à son cœur
et il a encore ragé contre son peuple. Puis sa haine, elle commence
à siffler, siffler, siffler contre le Peuple. » Le grand homme
secoua la tête. « Le Faucon Rouge, continua-t-il d'un ton
nostalgique. Mon peuple dit il est excellent homme. Mais rappelé
trop tôt, et maintenant… » Il écarta les mains, ses nombreuses
bagues lançant des reflets. « Tout le bien disparaît avant
prêts. Et mon peuple souffre. »
Le Faucon Rouge. Le seigneur protecteur Lorcan
Moorehawke. Wynter avait presque oublié le surnom donné à son père
dans le Nordland, en raison de ses abondants cheveux roux. Elle
baissa la tête à cette mention inattendue,
les yeux soudain pleins de larmes irrépressibles. Lorcan. Il avait
travaillé si dur, tant sacrifié, et presque tout ce qu'il avait
fait de bien avait disparu, aussi éphémère qu'une barricade de
neige. Le bien ne pouvait-il jamais avoir le dessus ?
Serait-ce toujours ainsi ? Une barricade de neige ?
Wynter s'essuya brutalement les yeux et regarda au loin.
« Ça est rien, petite souris. » La voix
d'Úlfnaor était douce, sa grande main lui caressa l'épaule.
« On voir quoi peut faire ici, hein ? Si peut-être
l'endroit qui nous envoie le Faucon Rouge peut ouvrir les bras au
Peuple ? On voit comment va chance, quand An Domhan sait qu'on est ici. »
Il lui secoua le genou pour qu'elle se tourne vers
lui, et il plissa les yeux, soucieux. « Quoi font, ici ?
Si pas le permis pour chasse et cueille ? Quoi font les
soldats, si viennent ? »
Wynter renifla. « Pour des endroits comme
celui-ci, dit-elle en indiquant la forêt, où il n'y a pas
d'exploitation de guilde… eh bien, en général, c'est une amende. Tu
comprends ? De l'argent ? Et, bien sûr, ils vous forcent
à en acheter un… un permis, s'entend. »
Úlfnaor la regardait, les yeux plissés, comme pour
tenter de trouver un sens caché dans ses paroles. « Ils
demandent juste de l'argent ? » Wynter hocha la tête.
« Et après, ils donnent permis ? » demanda-t-il en
l'observant attentivement pour ne rien manquer.
Wynter hocha de nouveau la tête. À sa
surprise, le visage pâle d'Úlfnaor se fendit d'un sourire
incrédule. Il patienta, comme s'il attendait une chute à cette
plaisanterie, puis il lui serra le genou et se plia en deux, pris
de fou rire.
Wynter regarda les autres Merrons, perplexe. Ashkr
et Embla étaient tout aussi amusés ; Ashkr, le visage éclairé
par ce plaisir, gloussait, et Embla riait derrière ses doigts
écartés, une étincelle dans les yeux. Ceux qui ne parlaient pas
hadrish fixaient tour à tour Wynter et l'Aoire, contaminés par
l'interminable rire de leur chef. Seuls Sólmundr et
Christopher, entièrement concentrés sur leur conversation, ne se
retournèrent pas. Wynter jeta un coup d'œil dans leur direction,
juste à temps pour voir Sólmundr s'essuyer discrètement les yeux.
Avec un sursaut, elle se rendit compte que les deux hommes
pleuraient.
« Oh, souris ! cria Úlfnaor en lui
donnant une claque sur le genou et en reprenant son souffle. Oh, il
y en a rien de meilleur que rire grand ! »