L'auberge de goudronneux
« Doux Jésu, ce que c'est perdu…
— Je commence à douter qu'on trouve une salle de
bains, sœurette. Il y a plus de chances que cette auberge soit une
tente avec quelques souches en guise de tabourets, soupira
Razi.
— Je me demande surtout comment on va y trouver
des informations ! s'exclama Wynter. Quel genre de clients
pourrait bien se trouver dans un établissement si isolé ? Des
ours ? Des renards, peut-être ? Ou des
blaireaux ? »
Ils suivaient depuis le matin un chemin plein
d'ornières au milieu d'une épaisse forêt de pins imposants. Faute
de pouvoir chevaucher à trois de front, Christopher était
légèrement devant Wynter sur la piste, et Razi fermait la
marche.
Christopher était très calme, peut-être parce
qu'il s'en voulait d'avoir suggéré cette direction. Wynter le
regardait avancer envers et contre tout, voûté sur sa selle, au
milieu d'un nuage d'insectes noirs. Les mouches trottaient sur ses
épaules et son sac, et rampaient d'un air tranquille sur son dos.
Son cheval fouettait la paillasse de sa queue, et frappait les
fontes d'un air irascible. Wynter savait qu'elle était sans doute
dans le même état, et ses omoplates l'en démangeaient terriblement.
Christopher changea légèrement de position sur sa selle, sa
ceinture de voyage se calant sur ses hanches, et il ajusta son
couteau pour être plus à l'aise.
Wynter pencha la tête. Ha ! Je n'avais pas remarqué. « Il vient
de m'apparaître, messieurs, que vous voyagez beaucoup plus léger
qu'à votre départ du palais. Où sont toutes vos
affaires ? »
Christopher plissa les yeux.
« J'ai tout confiné à al-Attar, tu te rappelles ? Il m'a
rencontré en forêt et m'en a débarrassé. Razi ? Il va bien
s'en occuper, n'est-ce pas ? Il ne va pas laisser le coffre de
mon père dans l'humidité ou je ne sais quoi ? » Razi eut
sans doute un geste rassurant, car Christopher releva le menton en
une réponse dubitative, et se tourna de nouveau dans le sens de la
marche.
« Quel Attar ? Jahm ? Il parle de
Jahm al-Attar ? » demanda Wynter. Elle se retourna vers
Razi, qui hocha la tête et chassa d'une main les mouches qui
couraient sur son visage à demi couvert.
« Oui », confirma-t-il.
Wynter fit une moue incertaine. Jahm al-Attar
était l'apothicaire du palais. Ça avait été un bon ami du mentor de
Razi, St James, et Lorcan comme Razi le considéraient comme un
homme honorable. Mais elle était surprise que Razi ait fait assez
confiance à quelqu'un pour lui confier son plan.
« Pendant ce temps, continua Razi avec une
étincelle de malice dans l'œil, Shuqayr al-Jahm fait en sorte que
mes robes bleues arrivent à Padoue sans trop de déchirures ou de
taches. »
Il fallut à Wynter un moment pour comprendre, puis
elle arrêta brusquement son cheval et se retourna pour regarder son
ami en face. Hilare, Razi stoppa son cheval avec un pas de danse.
Wynter entendit Christopher soupirer et s'immobiliser sur la
piste.
Shuqayr ! Le fils aîné de
l'apothicaire ! À présent que Wynter y pensait, il avait
l'âge de Razi, sa taille, à peu près la même silhouette.
« Oh, Razi, dit-elle, atterrée par les
risques que tout le monde prenait. Tu n'étais même pas sur ton
cheval, ce jour-là, n'est-ce pas ? C'était Shuqayr, avec tes
vêtements. »
Razi hocha la tête et éclata de rire.
« Je suis sorti du palais à pied, par la
grande porte, avec Umm-Shuqayr Muhayya, ses filles et ses autres
fils. J'ai utilisé les papiers de Shuqayr, puis je suis parti dans
la forêt d'un pas léger. » Les yeux de Razi perdirent leur
joie, l'inquiétude lui avait volé son ravissement. « J'espère
que Simon le protégera. Le voyage est long. Et si…
— Razi, comment imagines-tu que Shuqayr pourra
berner Simon jusqu'en… Oh. » La compréhension la glaça.
« Simon est au courant. »
Razi hocha de nouveau la tête, et Wynter se fâcha
soudain d'apprendre que tant de gens étaient inclus dans son plan
alors que Lorcan et elle-même en ignoraient
tout. « Simon, Razi ? Tu as
fait confiance à Simon De Rochelle, mais pas à… »
Elle se mordit la lèvre et regarda un instant le
ciel. Non. Elle refusait de commencer cette discussion. Il y avait
trop d'accusations à porter contre elle en retour. Elle prit une
grande inspiration et compta lentement, à rebours, depuis dix. La
voix profonde de Razi traversait ses efforts de contrôle de soi,
mais au moins avait-il la bonté de paraître penaud.
« Je sais que c'est un allié inattendu,
sœurette. Mais je te promets, Simon ne veut pas plus que toi ou moi
que le chaos règne sur ce royaume. » Razi écarta les mains.
« Après tout, cela n'aurait aucun avantage, ni politique ni
économique. »
Wynter se retourna, amère, mais elle devait
reconnaître que la ruse était brillante. Une fois sorti du palais,
n'importe quel grand homme à la peau brune pouvait se faire passer
pour Razi, surtout avec une escorte de chevaliers pour s'incliner
et l'appeler « Seigneur ». Pour tout un chacun, Son
Altesse le prince royal Razi – empoisonneur, usurpateur et
prétendant félon au trône – se réfugiait à Padoue et
disparaissait de la scène pendant au moins un mois. La vie du
palais pouvait enfin revenir à la normale, et Razi lui-même était
libre de chercher en catimini la vérité au sujet du terrible fossé
creusé entre son père et l'héritier légitime au trône.
Christopher gloussa.
« C'est un petit fourbe, notre Raz,
hein ? Pas étonnant que je n'arrive jamais à le battre aux
échecs. » Wynter pivota vers lui et ils échangèrent un sourire
à travers le nuage de mouches qui dansaient entre eux.
Le cheval de Razi hennit soudain, et le cavalier
poussa un lourd grognement de frustration.
« Oh, mon Dieu ! Éloignons-nous de ces
maudits insectes avant qu'ils nous sucent la
moelle ! »
Ils poursuivirent leur chemin à travers les
arbres, la piste devenant de moins en moins praticable, et les
mouches de plus en plus envahissantes. Wynter se demandait
justement s'ils arriveraient un jour à destination quand
Christopher passa une crête et tira les rênes de son cheval.
Encadré par les pins massifs de part et d'autre du
chemin, il se découpait nettement sur le ciel, et Wynter le vit
regarder en bas, comme vers une vallée.
Wynter et Razi se faufilèrent à ses côtés. Dès
qu'ils eurent dépassé le sommet de la colline, ils sentirent
l'effet rafraîchissant d'un vent léger qui soufflait depuis la
vallée, et les mouches disparurent comme par enchantement. Ils
ôtèrent leur foulard et essuyèrent la sueur de leur visage en
observant le paysage. Wynter poussa un sifflement de
surprise.
Une vaste plaine dégagée s'étendait devant eux,
sur au moins seize hectares, proprement séparée en champs et en
enclos, le ruban vif d'un ruisseau courant au milieu. Au cœur de
ces terres, niché dans les quelques hectares d'un verger, se
dressait un grand complexe d'écuries et de cabanes bien
entretenues, derrière une belle maison en rondins qui devait être
l'auberge.
Le vent leur porta une odeur de cuisine au feu de
bois. Wynter entendit l'estomac des hommes gronder avant que le
sien ne les imite.
« Mouton rôti, en sauce, grogna
Christopher.
— Un bain », soupira Wynter.
Razi garda le silence un moment en observant les
bâtiments.
« Ne vous endormez pas. Et gardez vos
couteaux à portée de main. Cet endroit est très riche, pour un
boui-boui de paysans. » Puis il claqua de la langue pour faire
avancer son cheval, et les précéda sur le coteau.
« Devrons-nous desseller les
chevaux ? » demanda Wynter quand ils approchèrent de
l'auberge. Ils étaient encore en hauteur, et voyaient l'intérieur
de la cour. Une longue ligne de mules attendaient patiemment au
rail, toutes alourdies de tonneaux pleins de goudron. Deux chevaux
sellés y étaient aussi attachés, et une petite charrette de
marchandises, chargée, était rangée contre le mur. Des chiens se
relevèrent et s'approchèrent de la porte en regardant les trois
arrivants.
Razi étudia les alentours.
« Pas tout de suite. Nous allons emporter ce
qui a de la valeur avec nous et jauger l'ambiance à l'intérieur. Si
nous nous sentons à l'aise, nous pourrons toujours demander à un
garçon d'écurie de s'occuper des chevaux. »
Les chiens se mirent à aboyer, avançant, reculant
et se tournant autour dans leur excitation. Un homme sortit sur le
perron, tout en s'essuyant les mains dans un chiffon. Il cria à ses
chiens de se calmer, puis leva la main en un salut aimable.
Christopher répondit de même, et l'homme
rentra dans l'auberge, laissant la porte ouverte. Deux autres
hommes sortirent, accordèrent quelques instants d'attention aux
nouveaux venus et retournèrent à l'intérieur.
Wynter se dandina sur sa selle et demanda ce
qu'ils feraient si cet endroit se révélait être un repaire de
bandits.
Alors que les trois cavaliers entraient dans la
cour, un homme et un garçon sortirent de ce qui devait être
l'écurie. C'étaient des Arabes, père et fils assurément, mais,
quand l'homme parla, ce fut avec un accent du cru.
« Vous voulez qu'on s'occupe de vos
chevaux ?
— Pas tout de suite, merci, répondit Christopher
en mettant pied à terre et en étirant son corps fatigué par le
voyage.
Wynter descendit de selle, et se pencha pour
masser ses mollets crispés.
— Vous pourriez peut-être leur donner de l'eau et
de quoi manger ? suggéra Razi. Et nous vous les confierons
pour les étriller si nous décidons de rester. »
L'homme hocha la tête avec méfiance, pris au
dépourvu par l'accent éduqué de Razi. Ses yeux enregistrèrent
l'abondance d'armes de belle facture, des fontes, des ceintures de
voyage lourdement chargées. Il se tourna pour évaluer Wynter, se
rendit compte que c'était une femme et se détourna
respectueusement, mais pas avant d'avoir cherché une alliance à son
doigt.
Christopher glissa les mains dans sa ceinture d'un
air décontracté.
« Je pourrais examiner le fourrage,
j'imagine ? »
L'homme hocha la tête et Christopher le suivit
dans l'écurie pendant que Wynter et Razi prenaient armes et fontes
sur leurs chevaux. Christopher revint bientôt, apparemment
satisfait de la qualité du grain. Il prit ses fontes à Razi, passa
l'arbalète par-dessus son sac, et tous trois entrèrent dans le
territoire inconnu de l'auberge.
La pièce sombre et basse de plafond sentait le feu
de bois, la viande rôtie et le tabac. Une grosse cheminée dominait
le mur de droite, et celui du fond était entièrement occupé par un
comptoir grossier. Toutes les personnes présentes semblaient
attendre leur entrée, et les évaluèrent en silence tandis qu'ils
franchissaient le seuil.
À la longue table sous la fenêtre étaient
assis trois hommes mûrs et un jeune. C'étaient à l'évidence des
goudronneux, sales et fripés par la fumée, les mains et le visage
noircis par le travail. Les hommes étaient absorbés par leur repas,
et levèrent les yeux pour observer les
étrangers sans cesser d'ingurgiter leur nourriture. Mais le jeune,
lui, s'arrêta de manger et se pencha sans retenue sur son siège
pour reluquer le cul de Wynter à son passage. Elle le toisa avec
froideur, et il répondit par un geste obscène de la langue.
Heureusement, l'attention de Razi était concentrée
sur un trio d'hommes robustes installés à la table du centre, aussi
ne réagit-il pas. Christopher, lui, posa une main protectrice sur
les reins de Wynter et eut un claquement de lèvres indubitablement
agressif. Wynter fut surprise de le voir poser la main sur son
couteau.
« Garde les yeux dans ta poche, petit »,
grogna le plus vieux compagnon du garçon.
Le jeune homme revint à son bol. Les hommes à la
table du centre avaient abandonné leur conservation et fixaient
ouvertement les arrivants. Ils étaient sales, bien armés, leurs
vêtements élimés, et leur regard était vif. Un frisson parcourut
Wynter alors que les hommes les observaient. Tandis qu'elle posait
ses fontes par terre derrière elle, elle jeta un œil au dernier
client. Assis à côté de l'âtre froid, il paraissait absorbé par la
réparation d'un harnais. Il y avait une chope de cidre à côté de
lui, et une partie d'échecs en cours, sur un tabouret entre lui et
une chaise vide. Une deuxième chope de cidre était posée dans les
cendres du foyer, à côté d'un demi-pain de viande qui se
ramollissait lentement. Wynter chercha ce compagnon manquant, mais
n'en vit aucun signe.
Elle venait tout juste de poser son sac quand le
propriétaire, chiffon toujours en main, sortit en trottant de
l'arrière-salle. Sans sourire, il s'approcha de leur table et
considéra d'un coup d'œil rapide leurs piles de vêtements, leurs
lourdes ceintures de voyage et leurs armes. Il chercha une alliance
au doigt de Wynter, comme tout le monde, avant de l'écarter comme
quantité négligeable.
« Comment allez-vous, voyageurs ? Vous,
je ne vous ai jamais vus. Vous êtes perdus ?
— Nous savons où nous allons, merci, assura
Christopher en calant son arbalète contre le mur.
— Nous espérions manger quelque chose de chaud, et
peut-être… » Razi se tut devant l'expression du
propriétaire.
Christopher se retourna après avoir posé son arme,
et ses yeux se voilèrent quand il surprit le propriétaire fixant
ses mains mutilées. Leurs regards se croisèrent un instant. Puis
Christopher sourit, ses fossettes se creusèrent peu à peu, et il
pencha la tête, ce que Wynter reconnaissait
comme le prélude à une plaisanterie. Le propriétaire parla en
premier.
« Eh bien, mon gars, il y a un bon gros
magistrat qui s'est amusé avec toi, on dirait ? »
Christopher ouvrit la bouche pour expliquer qu'il n'était pas un
criminel, mais le propriétaire appela vers la cuisine :
« Minnie ! Du cidre pour nos amis. » Il les regarda
de nouveau, toujours sans sourire. « Le premier est gratuit.
Après, tout le reste est payant, les tarifs sont sur
l'ardoise. » De son pouce épais, il indiqua le comptoir.
« Vous savez lire ? »
Ils hochèrent la tête, un peu sonnés. Dès que le
propriétaire avait demandé le cidre gratuit, les goudronneux les
avaient ignorés. Les trois hommes de la table centrale s'étaient
dévissé le cou pour observer les mains de Christopher, puis avaient
repris leur conversation. L'homme à côté de la cheminée s'était
calé dans son fauteuil, toute tension envolée.
Ils comprenaient mieux le genre de commerce qu'on
menait dans cet établissement. C'était bien un repaire de bandits,
quoique peut-être pas seulement, vu les goudronneux, mais les
bandits étaient les bienvenus, et devaient s'y sentir en
sécurité ; tous trois étaient désormais acceptés dans cette
douteuse confrérie.
Le propriétaire indiqua les mains de Christopher
d'un mouvement de la tête. « J'espère que ta famille est
retournée brûler le tribunal. J'espère qu'ils ont crevé les yeux de
la Perruque. Ce genre de méfaits, ça ne devrait pas rester
impuni. »
Christopher resta stoïque, mais Wynter sentit Razi
sursauter à côté d'elle, écartant convulsivement les mains sur la
table. L'homme trouva apparemment leur silence à son goût, et
laissa mourir le sujet. « Minnie va venir prendre votre
commande », dit-il avant d'aller s'affairer derrière le
comptoir.
Ils laissèrent le silence s'installer. Le
commentaire du propriétaire sur la vengeance semblait avoir
déstabilisé Razi et Christopher, et ils étaient plongés dans leurs
pensées, immobiles comme des lions de pierre de chaque côté de
Wynter. Wynter regarda l'homme à côté de la cheminée ; il
s'occupait du harnais avec dextérité. De temps en temps, il
trempait les lèvres dans son cidre. La tourte de son ami allait
bientôt retomber, si on ne la mangeait pas.
La fille leur apporta le cidre. Elle plaça
soigneusement une chope devant chacun d'eux, puis appuya une hanche
contre la table. Son regard allait de Razi à Christopher et vice
versa. Wynter aurait aussi bien pu être une
tache de graisse sur le sol, vu l'attention qu'elle lui
accordait.
« On vend de la compagnie, si ça vous
tente », annonça la fille avec un sourire.
Christopher, encore un peu distrait, s'éclaircit
la gorge et secoua poliment la tête. Wynter prit une gorgée de
cidre et se détourna. Les yeux de la fille se posèrent sur Razi,
qui semblait ne pas avoir entendu.
« On n'a rien contre les Noirs »,
assura-t-elle.
Christopher gloussa. « On a toute la
compagnie qu'il nous faut, merci. »
La fille se tourna vers Wynter, croyant
comprendre. « Ah !
— Il ne parlait pas de moi ! cria
Wynter.
— Il nous faut seulement à manger, petite. Si cela
vous convient ? » intervint Christopher avec un sourire.
Ses fossettes avaient réapparu, et Wynter vit la fille fondre sous
son charme implacable. Il se frotta les mains.
« Dites-moi, comment est le mouton ? Le
servez-vous en sauce ? »