Vision
« C'est toujours à toi de jouer »,
murmura Razi.
Sólmundr ouvrit les yeux et se lécha les lèvres,
puis reporta son attention sur l'échiquier. Ils avaient joué moins
de sept coups en deux heures. Mais Sólmundr continuait à se
cramponner à la conscience, et poussait maladroitement les pièces
de ses doigts tremblants et moites.
Wynter s'adossa aux fourrures du lit de Sólmundr,
la tête appuyée contre un rouleau de cuir, les genoux pliés pour
soulager la douleur dans son dos. Elle passait le temps en
regardant les silhouettes peintes sur la tente et en s'inquiétant
pour Christopher. Le vent fort faisait claquer et frissonner les
parois de cuir, au point que les montants en grinçaient.
« Tu me bats cette partie, je crois »,
souffla Sólmundr d'une voix rauque en poussant une tour avant de se
laisser retomber contre son coussin de cuir.
Razi grogna en considérant l'échiquier.
« Hmm… Et pour ça, il a suffi de te bourrer d'opium et de
t'enlever une partie des intestins. » Il hésita, la main
au-dessus des pièces, puis déplaça son cavalier et se recula,
observant Sólmundr avec un amusement retors.
« À toi. »
Sólmundr regarda l'échiquier d'un air méfiant. Il
lui fallut un moment, puis il grogna et leva la main de dégoût.
« Cac », lança-t-il. Razi
gloussa.
Au même moment, Hallvor appela de l'extérieur de
la tente, et les gardes se levèrent d'un bond pour s'éloigner en
hâte.
Sólmundr se redressa avec un
grognement, soudain brusque et expéditif. « Partez maintenant,
haleta-t-il. Ash va vouloir dormir. » Il tendit la main
derrière lui, avec un râle d'effort. Razi voulut l'aider, mais
Sólmundr l'écarta. « Non. Dehors, dehors. » Il ramena une
autre couverture sur ses genoux, et prit un petit paquet derrière
le lit. Quand il le déballa, Wynter vit qu'il s'agissait de
biscuits d'avoine. À l'extérieur, des bruits de conversation
approchaient.
« Ils sont rentrés ! » s'écria
Wynter en se levant.
Razi l'imita. Sólmundr constata la façon dont il
serrait la poignée de son épée.
« Tu pas inquiète. Pas de danger pour famille
maintenant. » Les deux hommes échangèrent un regard. « Je
jurer, Tabiyb. » Razi lâcha la poignée de son épée et la
repoussa sur sa hanche. Sólmundr hocha la tête en déballant
toujours ses biscuits.
« Je m'occupe Ash, maintenant, dit-il en
posant la nourriture de son côté du lit. Úlfnaor emmène Embla dans
son puballmór. » Il gloussa en
voyant l'expression de Razi. « Hallvor et lui s'occuperont
d'elle. » Razi rougit et détourna les yeux.
Sólmundr reprit son sérieux. Il tendit à Wynter
trois biscuits d'avoine. « Et toi, occupe de Coinín,
Iseult.
— Quoi ? s'étonna Wynter en regardant les
biscuits d'un air perplexe. Pourquoi ? Qu'y
a-t-il ?
— Il va très bien bientôt, assura Sólmundr, déjà
captivé par ses préparatifs. Juste besoin dormir. Il mange s'il a
faim, et vous faites boire nombreuse eau, tá
go maith ? » Sólmundr se tourna avec douleur, une
main sur sa blessure, l'autre sur les couvertures du côté d'Ashkr.
« Pars, grogna-t-il. Maintenant. »
Razi se tourna vers la porte, l'air sinistre. De
longues ombres se déplaçaient sur le mur, et, avant que Wynter ou
lui aient pu sortir, le rabat fut levé, et deux hommes entrèrent.
Ils soutenaient Ashkr, qui avançait à pas épuisés. Les hommes
écartèrent Wynter et Razi en aidant leur seigneur à monter de son
côté du lit. Sólmundr leva les yeux vers eux avec un air
interrogateur. Ils posèrent Ashkr sur la paillasse, lui retirèrent
ses bottes et lui ôtèrent doucement sa tunique.
Razi et Wynter restèrent un instant immobiles
devant l'état d'Ashkr. Sólmundr lui parlait doucement, lui
caressait le dos et les épaules, écartant nerveusement ses cheveux
ternes de son visage moite. On n'aurait cependant pas pu jurer
qu'Ashkr savait où il se trouvait. Il regardait les murs de la
tente, le visage inerte et chagrin, le souffle un peu trop
court.
Razi vit la peau blême et
moite d'Ashkr, ses pupilles dilatées et son regard trouble, et
marmonna un juron en arabe. Sólmundr, l'œil noir, cria :
« Dehors ! »
Razi passa sous le rabat, suivi par Wynter, les
petits biscuits émiettés dans sa main. Les chiens d'Ashkr
reniflaient le sol devant la tente. Razi les écarta presque sans un
regard. Ils gémirent et se poussèrent, puis recommencèrent à
renifler la porte. Côte à côte, Razi et Wynter se protégèrent les
yeux du soleil et cherchèrent leur ami du regard.
Les Merrons s'affairaient, menaient leurs
conversations à mi-voix, et Wynter chercha Christopher dans leurs
rangs. Soudain, elle aperçut sa silhouette familière dans la foule,
submergée de soulagement. Il se tenait debout, sans aide, et
discutait avec Wari, sa compagne et les deux musiciens âgés.
« Razi. Le voilà. »
Razi se retourna, et Wynter le sentit se détendre
quand il repéra Christopher. « Dieu du ciel, souffla-t-il. Je
vais le tuer. Viens, sœurette, allons…
— Tabiyb. » La voix suave d'Embla les arrêta
net, et ils la virent quitter le bras protecteur d'Úlfnaor et
approcher à pas hésitants. La foule s'ouvrit respectueusement
devant elle, et Úlfnaor et Hallvor la suivirent, les mains tendues
comme pour la rattraper. Elle s'arrêta, chancelante, devant Razi,
et examina son visage d'un regard incertain.
« Embla. Que t'es-tu fait ? » Il
posa la main sur son visage couvert de sueur. On ne voyait que ses
pupilles, qui dévoraient les iris bleu marine, et sa peau brillait
comme un marbre humide. « Regarde-toi ! »
L'esprit embrumé, Embla posa les mains à plat sur
la poitrine de Razi, et étrécit les yeux.
« Tabiyb ? »
Razi passa le pouce sous son œil et secoua la
tête, partagé entre inquiétude et réprobation. Wynter lança un coup
d'œil nerveux à Úlfnaor et à Hallvor. Ils se tenaient derrière le
couple, parlaient doucement en merron, et posèrent une main
réconfortante dans le dos d'Embla. Avec délicatesse, Úlfnaor prit
la jeune femme par le bras et lui murmura quelques paroles
apaisantes en la détournant de Razi. « Ça va, Tabiyb. Nous
occupons d'elle, maintenant. » Embla les accompagna d'un air
placide, sans quitter Razi des yeux, et elle continua à se tordre
le cou pour le voir alors que Hallvor et Úlfnaor l'emmenaient au
milieu des tentes.
Wynter entraîna Razi. « Viens, mon frère.
Allons chercher Christopher. »
Leur ami bavardait encore, à
l'écart de la foule. Tout paraissait normal, mais Wynter remarqua
que la croí-eile de Wari entraînait le
grand homme par le coude. Tandis qu'il se retournait, Wari
trébucha, et sa femme dut le retenir. Wynter sentit sa mâchoire se
crisper. Razi se fraya un chemin à coups d'épaules.
La musicienne les vit approcher. Elle dit quelque
chose, et Christopher se retourna lentement, repoussa ses cheveux
derrière son oreille et sourit d'un air vague.
« Qu'est-ce qu'ils t'ont donné ? demanda
Razi en s'approchant de son ami. Qu'est-ce que tu as pris,
Christopher ? » Il le saisit par le menton, regarda ses
pupilles dilatées et pressa les doigts contre son cou moite.
Wynter s'arrêta à côté de lui, inquiète, les
biscuits de Sólmundr serrés contre sa poitrine. Elle regardait les
Merrons d'un œil noir.
« Tóg go bog é,
souffla Christopher. Níl mé ag
eitilt…
— On ne comprend rien, Christopher ! »
lança Razi. Les musiciens froncèrent les sourcils et s'avancèrent
comme un seul homme pour protéger Christopher.
« Ça va, assura Christopher en les
repoussant. Il s'inquiète, c'est tout. » Il sourit, les
repoussa de nouveau et leur fit signe de reculer.
« Allez », dit-il.
Les musiciens considérèrent Razi avec antipathie.
Il leur rendit leur œillade noire. La femme remit à Wynter une
outre pleine, lui serra les mains, comme pour lui montrer à quel
point c'était important.
« D'accord », dit Wynter en regardant
Christopher. La femme indiqua la tente d'Embla. « Oui, lâcha
Wynter. Oui, se reposer, je sais. » Les musiciens semblaient
encore hésiter, mais Christopher leur fit signe de s'en aller, et
ils le laissèrent à contrecœur aux soins de ses deux amis
coimhthíoch énervés.
« Qu'est-ce. Que. Tu. As. Pris ? demanda
de nouveau Razi.
— Ça va, Razi. » Christopher se lécha les
lèvres et regarda autour de lui d'un air vague. « Je ne vole
pas, ne t'inquiète pas. Je sais qui je suis. » Il se passa une
main tremblante sur le front. « On leur a juste tenu la main
pendant qu'ils volaient. Wari et moi, on les tenait… » Il
ferma les yeux. « Oh… très fatigué. »
Soudain, Razi saisit Christopher et le fit pivoter
vers la tente, ce qui le fit trébucher. « Youhou ! dit
Christopher en agitant les mains et en clignant rapidement des
paupières. Mauvaise idée ! prévint-il.
— Razi ! » Wynter lui fit lâcher leur
ami. « Doucement ! »
Razi l'ignora, les attrapa
par un bras et les ramena rapidement à la tente. Il les fit entrer
devant lui, ferma le rabat avec un claquement. Wynter songea que,
s'il s'était agi d'une porte en bois, il y aurait sans doute donné
un coup de pied, tant il était enragé.
« Que s'est-il passé,
Christopher ? » demanda Wynter en le poussant doucement
sur le lit et en gardant un œil sur Razi. Christopher commençait à
trembler, la sueur lui ourlait la lèvre supérieure et les
paupières, et ses bras étaient glissants. Se rappelant ce que Sól
avait fait pour Ashkr, Wynter rejeta les couvertures de leur lit.
« Allez, allonge-toi, dit-elle en lui retirant ses bottes.
Sous les couvertures. »
Christopher monta sur le lit et se recroquevilla.
Wynter rabattit les couvertures sur son corps tremblant.
« J'ai découvert… dit Christopher. Les Merrons… apportent des
papiers… pour ton frère. »
Razi alla rapidement s'accroupir à côté du lit, le
visage interrogateur.
Christopher lui sourit. « Oh, on est à
nouveau copains, alors ? ricana-t-il entre ses dents
tremblantes.
— Oh, tais-toi donc ! marmonna Razi. Tu mets
ma patience à rude épreuve.
— Comment sais-tu que ces papiers sont destinés à
Albi, mon amour ? » demanda doucement Wynter.
Christopher ferma les yeux. « Oh… Oooh… ils,
euh, ils l'ont inclus dans leur béééé… bénédiction. Et elle,
aussi… » Sa voix traîna et s'interrompit.
Wynter lui prit la main au travers des
couvertures. « Chris ! s'alarma-t-elle.
— Ce sera bientôt fini, murmura-t-il. Je dois
dormir.
— De qui proviennent ces papiers ? »
demanda Razi.
Christopher rouvrit ses yeux trop noirs et les
regarda sans vraiment les voir. Il dormait presque. « Oh…
Marguerite… » Wynter serra les mains sur la sienne.
« Marguerite… » répéta-t-il avec urgence, comme s'il
craignait qu'on ne l'ait pas entendu la première fois.
« Shirken, Christopher ? Marguerite
Shirken ? »
Christopher hocha la tête. « Oui. Marguerite
Shirken. Cette sale… cette sale… putain de chasseuse de
sorcières. » Emporté par un sommeil artificiel, il s'endormit
lèvres ouvertes, yeux révulsés.
Razi appuya les doigts
contre son cou. Puis il remonta les fourrures sous le menton du
jeune homme et s'assit sur ses talons, sous le choc.
Wynter secoua la tête. C'était donc vrai. Ces
papiers étaient bien destinés à Albéron. Elle n'avait plus aucun
doute. Marguerite Shirken, fille et seule héritière du roi Shirken
– la femme que son père appelait « cette sale
vipère » –, communiquait en secret avec l'héritier du
Sudland.
« Oh, Razi… Que fait-il ? Nos pères ont
passé ces cinq dernières années à empêcher ces gens de se mêler des
affaires du Sudland. Papa a laissé sa santé à protéger Jonathon.
À eux deux, ils ont tant sacrifié pour repousser ces maudits
sanguinaires de… » Elle s'étrangla sur ces mots. Tout ce
qu'elle avait vu dans le Nord, toutes les horreurs, lui revint en
un violent déluge d'odeurs et de bruits, et elle ferma les yeux
pour oublier.
Razi posa la main sur son épaule. Wynter serra les
poings contre les fourrures du lit et secoua de nouveau la tête. Un
terrible sentiment de trahison étreignait sa poitrine. Pour la
première fois, la toute première fois, Wynter se surprit à
réellement enrager contre Albéron. « Je le tuerai, Razi,
dit-elle. Je le tuerai. Tout irait parfaitement bien sans lui.
Jonathon n'aurait pas été forcé de devenir un tyran. Tu serais en
sécurité. Papa… »
Razi se leva d'un coup et alla au fond de la
tente. « Je vais préparer nos affaires. » Elle le regarda
tandis qu'il s'accroupissait au milieu de leurs harnais et selles
pour y mettre de l'ordre.
Elle allait l'aider quand des ombres se
déplacèrent sur le mur. Quelqu'un faisait le tour de la tente. Et
s'arrêta à la porte.
Razi se releva d'un bond, la main sur son
poignard. « Qui va là ? siffla-t-il.
— S'il vous plaît, puis-je entrer ? »
Découvrir la voix familière d'Ashkr fut à la fois un soulagement et
un choc, et ils échangèrent un regard stupéfait. Pourquoi était-il
debout ? La dernière fois qu'ils l'avaient vu, il était à
peine conscient.
Avec un froncement de sourcils, Razi sortit de la
tente. Il laissa le rabat retomber derrière lui, et sa longue ombre
barra la porte d'un air protecteur. « Que… » Puis il se
tut, et Wynter entendit le ton de sa voix changer du tout au tout
quand il vit le seigneur merron d'un peu plus près. « Dieu du
ciel ! Que faites-vous debout ? Hallvor ? Pourquoi
l'avez-vous laissé sortir comme ça ? »
Ashkr l'interrompit, la voix tendue :
« S'il te plaît, Tabiyb, j'aime entrer. J'ai pas beaucoup de
temps avant que Sól, il se réveille et voit moi parti. »
Razi écarta le rabat de la
tente, et Hallvor aida Ashkr à franchir le seuil. Une fois à
l'intérieur, le grand blond hocha la tête à l'attention de la
guérisseuse et la poussa doucement vers la porte. Elle le regarda
avec une immense inquiétude, mais alla s'accroupir à l'extérieur
pour attendre.
« Je dois… je besoin parler à Coinín »,
haleta Ashkr en s'approchant de la paillasse à pas hésitants. Il se
retint de justesse de tomber tête la première sur leur ami endormi,
et Wynter et Razi l'aidèrent à s'asseoir sur le lit.
« Coinín dort, Ashkr, dit Wynter. Ça fait
trois nuits qu'il ne dort pas bien. »
Ashkr observa le visage agité de Christopher.
« Il ne dort pas bien maintenant, luch
bhocht. Oh… » Il ferma soudain les yeux et, penché en
avant, leva une paume tremblante à son front.
Razi posa une main sur son bras moite. « Tu
es glacé », murmura-t-il. Il jeta une des couvertures d'Embla
sur les épaules d'Ashkr, et la resserra sous son menton.
Ashkr se blottit sous la couverture comme si l'on
était au cœur de l'hiver. « Je ne reste pas longtemps,
murmura-t-il. J'ai encore malade de voir… Je besoin… » Il
cligna des yeux, comme pour se repérer. « Coinín. » Il se
pencha sur le visage de Christopher. « Coinín, appela
doucement Ashkr, la main sur son épaule. Tout va bien. Fini,
maintenant. »
Christopher gémit, les yeux agités sous ses
paupières, et son corps sursauta sous les couvertures comme si on
l'avait frappé.
Razi leva la main pour arrêter Ashkr.
« Attention, murmura-t-il.
— Coinín », répéta Ashkr. Christopher poussa
un long grognement, terriblement animal. Ashkr laissa retomber la
main sur son épaule et la serra.
« Réveille-toi ! » dit-il d'une voix
grave et puissante. Christopher s'éveilla d'un coup, les yeux
écarquillés, la respiration coincée dans la gorge. « Bien, dit
Ashkr d'une voix apaisante en le lâchant aussitôt. Bien. Reviens,
maintenant. Tu libre. »
Les yeux de Christopher parcoururent le visage
d'Ashkr sans comprendre. Puis il aperçut Wynter. « Iseult,
coassa-t-il. J'en ai peur.
— Chuuut », dit-elle doucement. Il avait les
lèvres sèches. « Bois un peu. » Il but comme si cette
outre était la dernière, redressé sur le lit, les deux mains autour
du récipient avec un désespoir de forcené. Au bout du compte,
Wynter dut la lui retirer des mains, de crainte qu'il se fasse du
mal. « Assez ! » cria-t-elle.
À son grand étonnement,
quand Christopher se recula, son regard était alerte, quoique
toujours trop noir, et son visage attentif. Il ne paraissait pas du
tout surpris de voir Ashkr assis à côté de lui sur le lit.
« Ashkr, murmura-t-il. Cela ne s'est pas bien
passé. »
Ashkr serra ses lèvres parcheminées et grimaça.
« Non. Non. Non… c'est mal. Nous ne voyons que mal. Mal dans
le Nord, mal ici. Embla, elle voit sang, elle voit hommes mourir si
vite, un après l'autre, comme… » Il claqua des doigts
rapidement, clac, clac, clac, puis
resserra la couverture autour de lui avec un frisson.
« Fauchés comme le maïs sous une pluie de feu et de métal.
Úlfnaor dit, c'est parce que le Peuple nouveau ici. Il dit, les
visions toutes mélangées. An Domhan pas
nous connaît encore. Quand il nous connaît, tout bien. »
Christopher et Ashkr en restèrent là, perdus dans leurs
pensées.
« An Domhan vous
connaîtra-t-il quand vous aurez déclaré Frith, Ashkr ? demanda
Wynter. Est-ce l'objectif de cette cérémonie ? » Elle
aurait voulu qu'Ashkr réponde par l'affirmative. Elle souhaitait
que la cérémonie de Frith, que Christopher semblait tant aimer,
soit la seule condition nécessaire. Mais elle savait,
intérieurement, que ce n'était pas si simple.
Malgré la tendresse de son expression, le colosse
blond ne répondit pas. Au lieu de cela, il lui caressa la joue de
ses doigts froids et moites. Ses yeux glissèrent jusqu'à Razi, et
Christopher parla rapidement, pour détourner son attention :
« Ton peuple ne sera jamais accepté ici, Ashkr. Tout cela a
été vain. »
Wynter échangea avec Razi un regard sombre. Il y
avait tant de non-dits. C'était à en devenir fou.
« Rentrez chez vous, Ash, poursuivit
Christopher. Dis à ton peuple de rentrer. Les anciennes coutumes
n'ont pas leur place, ici, et quoi que vous donniez à An Domhan, cela n'y changera rien. » Il prit
Ashkr par la main. « Ashkr, je t'en prie. Ramène Sólmundr et
Embla chez eux. S'il te plaît !
— Mais plus de place là-bas non plus, Coinín,
murmura Ashkr. Shirken, il nous pousse plus loin en plus. Il prend
nos Aoirí, pour les tortures. Il détruit nos terrains de chasse.
Que pouvoir faire ?
— Vous adapter, dit
Christopher en écarquillant ses yeux gris. C'est la seule
façon ! Ce monde ne restera pas toujours inchangé pour votre
bon plaisir. Vous devez vous adapter ! »
Ashkr eut un gloussement triste, comme si
Christopher avait fait une plaisanterie. « Comme la tribu du
Serpent ? Comme Faucon ? Cela fonctionne pas en vrai pour
eux, n'est-ce pas ? Et puis, je pas la
bonne personne à qui demander, lucha.
Toute ma vie a amené ici, et pas dans mon pouvoir de changer ce que
veut An Domhan. »
Christopher grogna et se détourna, mais Wynter
remarqua qu'il ne lâchait pas Ashkr pour autant. Puis ce dernier
plissa les yeux et secoua la tête, comme pour s'éclaircir les
idées. « Oh oui, murmura-t-il. Sól. » Il prit la main de
Christopher. « Coinín, Sól… »
Christopher retira sa main. Ashkr eut un sourire
sans humour. « Tu crois toujours je cruel. Tu pas d'accord
pour que je laisse m'aimer. »
Christopher ne répondit pas, et Ashkr eut un rire
amer. Il resserra encore la fourrure autour de lui et ferma les
yeux. « Tu connais pas amour, alors. Si tu crois qu'il faut
refuser par peur qu'il finit. »
Ashkr se voûta autour d'un grand frisson, et Razi
lui posa la main sur l'épaule. « Tu devrais te coucher,
Ashkr. »
Le grand blond lui lança un regard injecté de
sang. « Oui, dans instant. » Il se tourna de nouveau vers
Christopher et le poussa du bout des doigts. « Coinín, tes
amis disent à Sól que tu prends sa place pour lui. Il croit tu
restes. »
Christopher écarquilla les yeux et se redressa
tant bien que mal sur les coudes. « Quoi ? Vous avez
perdu la tête ? Le pauvre homme ! Nom de Frith !
Razi ! Comment peux-tu être aussi cruel ? »
Wynter et Razi reculèrent, perplexes. Razi baissa
les épaules. « Je…
— C'est bien, dit Ashkr. Je veux que vous dit pas
la vérité. Sól, il boit, il mange un peu, et maintenant il dort.
Est bien. Je veux pas il arrête de faire ça. Je veux pas tu lui dis
tu pars. »
Christopher se couvrit les yeux et se rallongea.
« Tu es cruel. » Il secoua la tête. « Tu es si
cruel…
— Aujourd'hui, dit Ashkr en posant ses doigts
tremblants contre la poitrine de Christopher, Sól te demandera
beaucoup de choses. Il te dira tout ce qu'il veut tu fais
quand… » Il regarda Razi et Wynter. « Quand tu…
— Je sais de quoi tu parles, interrompit
Christopher, la main sur les yeux.
— Tu es d'accord, Coinín. » Ashkr appuya un
peu plus fermement sur la poitrine de Christopher. Celui-ci se
découvrit le visage et le regarda avec rancœur. Mais Ashkr était au
bord des larmes, et l'expression de Christopher se radoucit en
voyant son désespoir. « Tu es d'accord de tout ce que Sól
demande ? S'il te plaît ? Tu fais
croire tout va ? Même si juste aujourd'hui ? S'il te
plaît, Coinín, je prie. Donne-lui cadeau, juste
aujourd'hui ? »
Wynter était émue malgré elle. Elle ne savait pas
à quel sujet ils comptaient tromper Sólmundr, mais elle espérait
que Christopher accepte. Sans un mot, le jeune homme hocha la tête
et Ashkr prit une profonde inspiration tremblante avant de porter
la main à ses yeux, soulagé. « Bien, souffla-t-il.
Bien. » Il parut soudain épuisé, toute son énergie avait
disparu, et il s'avachit.
« Ashkr, murmura Razi, veux-tu que je t'aide
à retourner à ta tente ? »
Ashkr secoua la tête. « Hally, elle
m'aide. » L'intérieur s'illumina quand Razi souleva le rabat
de la porte, puis fut traversé d'une ombre quand Hallvor entra et
s'accroupit à côté d'Ashkr.
Avant qu'on l'aide à se lever, le seigneur merron
reposa la main sur la poitrine de Christopher. Christopher sursauta
et sa bouche se serra en signe de protestation, mais il ne dit
rien. Ashkr haletait de nouveau, ses yeux étaient presque fermés.
« Merci, lucha. » Puis il
appuya sur sa poitrine, et sa voix redevint forte un instant,
profondément autoritaire : « Dors. »
À la surprise de Wynter, Christopher retomba
mollement. Ses yeux se fermèrent, ses mains se détendirent et il
plongea dans un sommeil profond et merveilleusement paisible.
« Bien, murmura Ashkr en caressant le visage de Christopher du
bout du doigt. Bien. »
Hallvor et Razi aidèrent Ashkr à se lever.
À la porte, Ashkr se retourna, le visage estompé par le
contre-jour, ses longs cheveux tremblant autour de lui comme un or
d'été. Hallvor le soutenait, fine silhouette sombre à son côté. Il
était impossible de distinguer leurs visages.
« Je vous vois au dîner, murmura Ashkr.
Oubliez pas… »
Puis Hallvor l'emmena, et Razi referma la porte
d'un air sinistre.