Vision
« C'est toujours à toi de jouer », murmura Razi.
Sólmundr ouvrit les yeux et se lécha les lèvres, puis reporta son attention sur l'échiquier. Ils avaient joué moins de sept coups en deux heures. Mais Sólmundr continuait à se cramponner à la conscience, et poussait maladroitement les pièces de ses doigts tremblants et moites.
Wynter s'adossa aux fourrures du lit de Sólmundr, la tête appuyée contre un rouleau de cuir, les genoux pliés pour soulager la douleur dans son dos. Elle passait le temps en regardant les silhouettes peintes sur la tente et en s'inquiétant pour Christopher. Le vent fort faisait claquer et frissonner les parois de cuir, au point que les montants en grinçaient.
« Tu me bats cette partie, je crois », souffla Sólmundr d'une voix rauque en poussant une tour avant de se laisser retomber contre son coussin de cuir.
Razi grogna en considérant l'échiquier. « Hmm… Et pour ça, il a suffi de te bourrer d'opium et de t'enlever une partie des intestins. » Il hésita, la main au-dessus des pièces, puis déplaça son cavalier et se recula, observant Sólmundr avec un amusement retors. « À toi. »
Sólmundr regarda l'échiquier d'un air méfiant. Il lui fallut un moment, puis il grogna et leva la main de dégoût. « Cac », lança-t-il. Razi gloussa.
Au même moment, Hallvor appela de l'extérieur de la tente, et les gardes se levèrent d'un bond pour s'éloigner en hâte.
Sólmundr se redressa avec un grognement, soudain brusque et expéditif. « Partez maintenant, haleta-t-il. Ash va vouloir dormir. » Il tendit la main derrière lui, avec un râle d'effort. Razi voulut l'aider, mais Sólmundr l'écarta. « Non. Dehors, dehors. » Il ramena une autre couverture sur ses genoux, et prit un petit paquet derrière le lit. Quand il le déballa, Wynter vit qu'il s'agissait de biscuits d'avoine. À l'extérieur, des bruits de conversation approchaient.
« Ils sont rentrés ! » s'écria Wynter en se levant.
Razi l'imita. Sólmundr constata la façon dont il serrait la poignée de son épée.
« Tu pas inquiète. Pas de danger pour famille maintenant. » Les deux hommes échangèrent un regard. « Je jurer, Tabiyb. » Razi lâcha la poignée de son épée et la repoussa sur sa hanche. Sólmundr hocha la tête en déballant toujours ses biscuits.
« Je m'occupe Ash, maintenant, dit-il en posant la nourriture de son côté du lit. Úlfnaor emmène Embla dans son puballmór. » Il gloussa en voyant l'expression de Razi. « Hallvor et lui s'occuperont d'elle. » Razi rougit et détourna les yeux.
Sólmundr reprit son sérieux. Il tendit à Wynter trois biscuits d'avoine. « Et toi, occupe de Coinín, Iseult.
— Quoi ? s'étonna Wynter en regardant les biscuits d'un air perplexe. Pourquoi ? Qu'y a-t-il ?
— Il va très bien bientôt, assura Sólmundr, déjà captivé par ses préparatifs. Juste besoin dormir. Il mange s'il a faim, et vous faites boire nombreuse eau, tá go maith ? » Sólmundr se tourna avec douleur, une main sur sa blessure, l'autre sur les couvertures du côté d'Ashkr. « Pars, grogna-t-il. Maintenant. »
Razi se tourna vers la porte, l'air sinistre. De longues ombres se déplaçaient sur le mur, et, avant que Wynter ou lui aient pu sortir, le rabat fut levé, et deux hommes entrèrent. Ils soutenaient Ashkr, qui avançait à pas épuisés. Les hommes écartèrent Wynter et Razi en aidant leur seigneur à monter de son côté du lit. Sólmundr leva les yeux vers eux avec un air interrogateur. Ils posèrent Ashkr sur la paillasse, lui retirèrent ses bottes et lui ôtèrent doucement sa tunique.
Razi et Wynter restèrent un instant immobiles devant l'état d'Ashkr. Sólmundr lui parlait doucement, lui caressait le dos et les épaules, écartant nerveusement ses cheveux ternes de son visage moite. On n'aurait cependant pas pu jurer qu'Ashkr savait où il se trouvait. Il regardait les murs de la tente, le visage inerte et chagrin, le souffle un peu trop court.
Razi vit la peau blême et moite d'Ashkr, ses pupilles dilatées et son regard trouble, et marmonna un juron en arabe. Sólmundr, l'œil noir, cria : « Dehors ! »
Razi passa sous le rabat, suivi par Wynter, les petits biscuits émiettés dans sa main. Les chiens d'Ashkr reniflaient le sol devant la tente. Razi les écarta presque sans un regard. Ils gémirent et se poussèrent, puis recommencèrent à renifler la porte. Côte à côte, Razi et Wynter se protégèrent les yeux du soleil et cherchèrent leur ami du regard.
Les Merrons s'affairaient, menaient leurs conversations à mi-voix, et Wynter chercha Christopher dans leurs rangs. Soudain, elle aperçut sa silhouette familière dans la foule, submergée de soulagement. Il se tenait debout, sans aide, et discutait avec Wari, sa compagne et les deux musiciens âgés.
« Razi. Le voilà. »
Razi se retourna, et Wynter le sentit se détendre quand il repéra Christopher. « Dieu du ciel, souffla-t-il. Je vais le tuer. Viens, sœurette, allons…
— Tabiyb. » La voix suave d'Embla les arrêta net, et ils la virent quitter le bras protecteur d'Úlfnaor et approcher à pas hésitants. La foule s'ouvrit respectueusement devant elle, et Úlfnaor et Hallvor la suivirent, les mains tendues comme pour la rattraper. Elle s'arrêta, chancelante, devant Razi, et examina son visage d'un regard incertain.
« Embla. Que t'es-tu fait ? » Il posa la main sur son visage couvert de sueur. On ne voyait que ses pupilles, qui dévoraient les iris bleu marine, et sa peau brillait comme un marbre humide. « Regarde-toi ! »
L'esprit embrumé, Embla posa les mains à plat sur la poitrine de Razi, et étrécit les yeux. « Tabiyb ? »
Razi passa le pouce sous son œil et secoua la tête, partagé entre inquiétude et réprobation. Wynter lança un coup d'œil nerveux à Úlfnaor et à Hallvor. Ils se tenaient derrière le couple, parlaient doucement en merron, et posèrent une main réconfortante dans le dos d'Embla. Avec délicatesse, Úlfnaor prit la jeune femme par le bras et lui murmura quelques paroles apaisantes en la détournant de Razi. « Ça va, Tabiyb. Nous occupons d'elle, maintenant. » Embla les accompagna d'un air placide, sans quitter Razi des yeux, et elle continua à se tordre le cou pour le voir alors que Hallvor et Úlfnaor l'emmenaient au milieu des tentes.
Wynter entraîna Razi. « Viens, mon frère. Allons chercher Christopher. »
Leur ami bavardait encore, à l'écart de la foule. Tout paraissait normal, mais Wynter remarqua que la croí-eile de Wari entraînait le grand homme par le coude. Tandis qu'il se retournait, Wari trébucha, et sa femme dut le retenir. Wynter sentit sa mâchoire se crisper. Razi se fraya un chemin à coups d'épaules.
La musicienne les vit approcher. Elle dit quelque chose, et Christopher se retourna lentement, repoussa ses cheveux derrière son oreille et sourit d'un air vague.
« Qu'est-ce qu'ils t'ont donné ? demanda Razi en s'approchant de son ami. Qu'est-ce que tu as pris, Christopher ? » Il le saisit par le menton, regarda ses pupilles dilatées et pressa les doigts contre son cou moite.
Wynter s'arrêta à côté de lui, inquiète, les biscuits de Sólmundr serrés contre sa poitrine. Elle regardait les Merrons d'un œil noir.
« Tóg go bog é, souffla Christopher. Níl mé ag eitilt…
— On ne comprend rien, Christopher ! » lança Razi. Les musiciens froncèrent les sourcils et s'avancèrent comme un seul homme pour protéger Christopher.
« Ça va, assura Christopher en les repoussant. Il s'inquiète, c'est tout. » Il sourit, les repoussa de nouveau et leur fit signe de reculer. « Allez », dit-il.
Les musiciens considérèrent Razi avec antipathie. Il leur rendit leur œillade noire. La femme remit à Wynter une outre pleine, lui serra les mains, comme pour lui montrer à quel point c'était important.
« D'accord », dit Wynter en regardant Christopher. La femme indiqua la tente d'Embla. « Oui, lâcha Wynter. Oui, se reposer, je sais. » Les musiciens semblaient encore hésiter, mais Christopher leur fit signe de s'en aller, et ils le laissèrent à contrecœur aux soins de ses deux amis coimhthíoch énervés.
« Qu'est-ce. Que. Tu. As. Pris ? demanda de nouveau Razi.
— Ça va, Razi. » Christopher se lécha les lèvres et regarda autour de lui d'un air vague. « Je ne vole pas, ne t'inquiète pas. Je sais qui je suis. » Il se passa une main tremblante sur le front. « On leur a juste tenu la main pendant qu'ils volaient. Wari et moi, on les tenait… » Il ferma les yeux. « Oh… très fatigué. »
Soudain, Razi saisit Christopher et le fit pivoter vers la tente, ce qui le fit trébucher. « Youhou ! dit Christopher en agitant les mains et en clignant rapidement des paupières. Mauvaise idée ! prévint-il.
— Razi ! » Wynter lui fit lâcher leur ami. « Doucement ! »
Razi l'ignora, les attrapa par un bras et les ramena rapidement à la tente. Il les fit entrer devant lui, ferma le rabat avec un claquement. Wynter songea que, s'il s'était agi d'une porte en bois, il y aurait sans doute donné un coup de pied, tant il était enragé.
« Que s'est-il passé, Christopher ? » demanda Wynter en le poussant doucement sur le lit et en gardant un œil sur Razi. Christopher commençait à trembler, la sueur lui ourlait la lèvre supérieure et les paupières, et ses bras étaient glissants. Se rappelant ce que Sól avait fait pour Ashkr, Wynter rejeta les couvertures de leur lit. « Allez, allonge-toi, dit-elle en lui retirant ses bottes. Sous les couvertures. »
Christopher monta sur le lit et se recroquevilla. Wynter rabattit les couvertures sur son corps tremblant. « J'ai découvert… dit Christopher. Les Merrons… apportent des papiers… pour ton frère. »
Razi alla rapidement s'accroupir à côté du lit, le visage interrogateur.
Christopher lui sourit. « Oh, on est à nouveau copains, alors ? ricana-t-il entre ses dents tremblantes.
— Oh, tais-toi donc ! marmonna Razi. Tu mets ma patience à rude épreuve.
— Comment sais-tu que ces papiers sont destinés à Albi, mon amour ? » demanda doucement Wynter.
Christopher ferma les yeux. « Oh… Oooh… ils, euh, ils l'ont inclus dans leur béééé… bénédiction. Et elle, aussi… » Sa voix traîna et s'interrompit.
Wynter lui prit la main au travers des couvertures. « Chris ! s'alarma-t-elle.
— Ce sera bientôt fini, murmura-t-il. Je dois dormir.
— De qui proviennent ces papiers ? » demanda Razi.
Christopher rouvrit ses yeux trop noirs et les regarda sans vraiment les voir. Il dormait presque. « Oh… Marguerite… » Wynter serra les mains sur la sienne. « Marguerite… » répéta-t-il avec urgence, comme s'il craignait qu'on ne l'ait pas entendu la première fois.
« Shirken, Christopher ? Marguerite Shirken ? »
Christopher hocha la tête. « Oui. Marguerite Shirken. Cette sale… cette sale… putain de chasseuse de sorcières. » Emporté par un sommeil artificiel, il s'endormit lèvres ouvertes, yeux révulsés.
Razi appuya les doigts contre son cou. Puis il remonta les fourrures sous le menton du jeune homme et s'assit sur ses talons, sous le choc.
Wynter secoua la tête. C'était donc vrai. Ces papiers étaient bien destinés à Albéron. Elle n'avait plus aucun doute. Marguerite Shirken, fille et seule héritière du roi Shirken – la femme que son père appelait « cette sale vipère » –, communiquait en secret avec l'héritier du Sudland.
« Oh, Razi… Que fait-il ? Nos pères ont passé ces cinq dernières années à empêcher ces gens de se mêler des affaires du Sudland. Papa a laissé sa santé à protéger Jonathon. À eux deux, ils ont tant sacrifié pour repousser ces maudits sanguinaires de… » Elle s'étrangla sur ces mots. Tout ce qu'elle avait vu dans le Nord, toutes les horreurs, lui revint en un violent déluge d'odeurs et de bruits, et elle ferma les yeux pour oublier.
Razi posa la main sur son épaule. Wynter serra les poings contre les fourrures du lit et secoua de nouveau la tête. Un terrible sentiment de trahison étreignait sa poitrine. Pour la première fois, la toute première fois, Wynter se surprit à réellement enrager contre Albéron. « Je le tuerai, Razi, dit-elle. Je le tuerai. Tout irait parfaitement bien sans lui. Jonathon n'aurait pas été forcé de devenir un tyran. Tu serais en sécurité. Papa… »
Razi se leva d'un coup et alla au fond de la tente. « Je vais préparer nos affaires. » Elle le regarda tandis qu'il s'accroupissait au milieu de leurs harnais et selles pour y mettre de l'ordre.
Elle allait l'aider quand des ombres se déplacèrent sur le mur. Quelqu'un faisait le tour de la tente. Et s'arrêta à la porte.
Razi se releva d'un bond, la main sur son poignard. « Qui va là ? siffla-t-il.
— S'il vous plaît, puis-je entrer ? » Découvrir la voix familière d'Ashkr fut à la fois un soulagement et un choc, et ils échangèrent un regard stupéfait. Pourquoi était-il debout ? La dernière fois qu'ils l'avaient vu, il était à peine conscient.
Avec un froncement de sourcils, Razi sortit de la tente. Il laissa le rabat retomber derrière lui, et sa longue ombre barra la porte d'un air protecteur. « Que… » Puis il se tut, et Wynter entendit le ton de sa voix changer du tout au tout quand il vit le seigneur merron d'un peu plus près. « Dieu du ciel ! Que faites-vous debout ? Hallvor ? Pourquoi l'avez-vous laissé sortir comme ça ? »
Ashkr l'interrompit, la voix tendue : « S'il te plaît, Tabiyb, j'aime entrer. J'ai pas beaucoup de temps avant que Sól, il se réveille et voit moi parti. »
Razi écarta le rabat de la tente, et Hallvor aida Ashkr à franchir le seuil. Une fois à l'intérieur, le grand blond hocha la tête à l'attention de la guérisseuse et la poussa doucement vers la porte. Elle le regarda avec une immense inquiétude, mais alla s'accroupir à l'extérieur pour attendre.
« Je dois… je besoin parler à Coinín », haleta Ashkr en s'approchant de la paillasse à pas hésitants. Il se retint de justesse de tomber tête la première sur leur ami endormi, et Wynter et Razi l'aidèrent à s'asseoir sur le lit.
« Coinín dort, Ashkr, dit Wynter. Ça fait trois nuits qu'il ne dort pas bien. »
Ashkr observa le visage agité de Christopher. « Il ne dort pas bien maintenant, luch bhocht. Oh… » Il ferma soudain les yeux et, penché en avant, leva une paume tremblante à son front.
Razi posa une main sur son bras moite. « Tu es glacé », murmura-t-il. Il jeta une des couvertures d'Embla sur les épaules d'Ashkr, et la resserra sous son menton.
Ashkr se blottit sous la couverture comme si l'on était au cœur de l'hiver. « Je ne reste pas longtemps, murmura-t-il. J'ai encore malade de voir… Je besoin… » Il cligna des yeux, comme pour se repérer. « Coinín. » Il se pencha sur le visage de Christopher. « Coinín, appela doucement Ashkr, la main sur son épaule. Tout va bien. Fini, maintenant. »
Christopher gémit, les yeux agités sous ses paupières, et son corps sursauta sous les couvertures comme si on l'avait frappé.
Razi leva la main pour arrêter Ashkr. « Attention, murmura-t-il.
— Coinín », répéta Ashkr. Christopher poussa un long grognement, terriblement animal. Ashkr laissa retomber la main sur son épaule et la serra.
« Réveille-toi ! » dit-il d'une voix grave et puissante. Christopher s'éveilla d'un coup, les yeux écarquillés, la respiration coincée dans la gorge. « Bien, dit Ashkr d'une voix apaisante en le lâchant aussitôt. Bien. Reviens, maintenant. Tu libre. »
Les yeux de Christopher parcoururent le visage d'Ashkr sans comprendre. Puis il aperçut Wynter. « Iseult, coassa-t-il. J'en ai peur.
— Chuuut », dit-elle doucement. Il avait les lèvres sèches. « Bois un peu. » Il but comme si cette outre était la dernière, redressé sur le lit, les deux mains autour du récipient avec un désespoir de forcené. Au bout du compte, Wynter dut la lui retirer des mains, de crainte qu'il se fasse du mal. « Assez ! » cria-t-elle.
À son grand étonnement, quand Christopher se recula, son regard était alerte, quoique toujours trop noir, et son visage attentif. Il ne paraissait pas du tout surpris de voir Ashkr assis à côté de lui sur le lit. « Ashkr, murmura-t-il. Cela ne s'est pas bien passé. »
Ashkr serra ses lèvres parcheminées et grimaça. « Non. Non. Non… c'est mal. Nous ne voyons que mal. Mal dans le Nord, mal ici. Embla, elle voit sang, elle voit hommes mourir si vite, un après l'autre, comme… » Il claqua des doigts rapidement, clac, clac, clac, puis resserra la couverture autour de lui avec un frisson. « Fauchés comme le maïs sous une pluie de feu et de métal. Úlfnaor dit, c'est parce que le Peuple nouveau ici. Il dit, les visions toutes mélangées. An Domhan pas nous connaît encore. Quand il nous connaît, tout bien. » Christopher et Ashkr en restèrent là, perdus dans leurs pensées.
« An Domhan vous connaîtra-t-il quand vous aurez déclaré Frith, Ashkr ? demanda Wynter. Est-ce l'objectif de cette cérémonie ? » Elle aurait voulu qu'Ashkr réponde par l'affirmative. Elle souhaitait que la cérémonie de Frith, que Christopher semblait tant aimer, soit la seule condition nécessaire. Mais elle savait, intérieurement, que ce n'était pas si simple.
Malgré la tendresse de son expression, le colosse blond ne répondit pas. Au lieu de cela, il lui caressa la joue de ses doigts froids et moites. Ses yeux glissèrent jusqu'à Razi, et Christopher parla rapidement, pour détourner son attention : « Ton peuple ne sera jamais accepté ici, Ashkr. Tout cela a été vain. »
Wynter échangea avec Razi un regard sombre. Il y avait tant de non-dits. C'était à en devenir fou.
« Rentrez chez vous, Ash, poursuivit Christopher. Dis à ton peuple de rentrer. Les anciennes coutumes n'ont pas leur place, ici, et quoi que vous donniez à An Domhan, cela n'y changera rien. » Il prit Ashkr par la main. « Ashkr, je t'en prie. Ramène Sólmundr et Embla chez eux. S'il te plaît !
— Mais plus de place là-bas non plus, Coinín, murmura Ashkr. Shirken, il nous pousse plus loin en plus. Il prend nos Aoirí, pour les tortures. Il détruit nos terrains de chasse. Que pouvoir faire ?
Vous adapter, dit Christopher en écarquillant ses yeux gris. C'est la seule façon ! Ce monde ne restera pas toujours inchangé pour votre bon plaisir. Vous devez vous adapter ! »
Ashkr eut un gloussement triste, comme si Christopher avait fait une plaisanterie. « Comme la tribu du Serpent ? Comme Faucon ? Cela fonctionne pas en vrai pour eux, n'est-ce pas ? Et puis, je pas la bonne personne à qui demander, lucha. Toute ma vie a amené ici, et pas dans mon pouvoir de changer ce que veut An Domhan. »
Christopher grogna et se détourna, mais Wynter remarqua qu'il ne lâchait pas Ashkr pour autant. Puis ce dernier plissa les yeux et secoua la tête, comme pour s'éclaircir les idées. « Oh oui, murmura-t-il. Sól. » Il prit la main de Christopher. « Coinín, Sól… »
Christopher retira sa main. Ashkr eut un sourire sans humour. « Tu crois toujours je cruel. Tu pas d'accord pour que je laisse m'aimer. »
Christopher ne répondit pas, et Ashkr eut un rire amer. Il resserra encore la fourrure autour de lui et ferma les yeux. « Tu connais pas amour, alors. Si tu crois qu'il faut refuser par peur qu'il finit. »
Ashkr se voûta autour d'un grand frisson, et Razi lui posa la main sur l'épaule. « Tu devrais te coucher, Ashkr. »
Le grand blond lui lança un regard injecté de sang. « Oui, dans instant. » Il se tourna de nouveau vers Christopher et le poussa du bout des doigts. « Coinín, tes amis disent à Sól que tu prends sa place pour lui. Il croit tu restes. »
Christopher écarquilla les yeux et se redressa tant bien que mal sur les coudes. « Quoi ? Vous avez perdu la tête ? Le pauvre homme ! Nom de Frith ! Razi ! Comment peux-tu être aussi cruel ? »
Wynter et Razi reculèrent, perplexes. Razi baissa les épaules. « Je…
— C'est bien, dit Ashkr. Je veux que vous dit pas la vérité. Sól, il boit, il mange un peu, et maintenant il dort. Est bien. Je veux pas il arrête de faire ça. Je veux pas tu lui dis tu pars. »
Christopher se couvrit les yeux et se rallongea. « Tu es cruel. » Il secoua la tête. « Tu es si cruel…
— Aujourd'hui, dit Ashkr en posant ses doigts tremblants contre la poitrine de Christopher, Sól te demandera beaucoup de choses. Il te dira tout ce qu'il veut tu fais quand… » Il regarda Razi et Wynter. « Quand tu…
— Je sais de quoi tu parles, interrompit Christopher, la main sur les yeux.
— Tu es d'accord, Coinín. » Ashkr appuya un peu plus fermement sur la poitrine de Christopher. Celui-ci se découvrit le visage et le regarda avec rancœur. Mais Ashkr était au bord des larmes, et l'expression de Christopher se radoucit en voyant son désespoir. « Tu es d'accord de tout ce que Sól demande ? S'il te plaît ? Tu fais croire tout va ? Même si juste aujourd'hui ? S'il te plaît, Coinín, je prie. Donne-lui cadeau, juste aujourd'hui ? »
Wynter était émue malgré elle. Elle ne savait pas à quel sujet ils comptaient tromper Sólmundr, mais elle espérait que Christopher accepte. Sans un mot, le jeune homme hocha la tête et Ashkr prit une profonde inspiration tremblante avant de porter la main à ses yeux, soulagé. « Bien, souffla-t-il. Bien. » Il parut soudain épuisé, toute son énergie avait disparu, et il s'avachit.
« Ashkr, murmura Razi, veux-tu que je t'aide à retourner à ta tente ? »
Ashkr secoua la tête. « Hally, elle m'aide. » L'intérieur s'illumina quand Razi souleva le rabat de la porte, puis fut traversé d'une ombre quand Hallvor entra et s'accroupit à côté d'Ashkr.
Avant qu'on l'aide à se lever, le seigneur merron reposa la main sur la poitrine de Christopher. Christopher sursauta et sa bouche se serra en signe de protestation, mais il ne dit rien. Ashkr haletait de nouveau, ses yeux étaient presque fermés. « Merci, lucha. » Puis il appuya sur sa poitrine, et sa voix redevint forte un instant, profondément autoritaire : « Dors. »
À la surprise de Wynter, Christopher retomba mollement. Ses yeux se fermèrent, ses mains se détendirent et il plongea dans un sommeil profond et merveilleusement paisible. « Bien, murmura Ashkr en caressant le visage de Christopher du bout du doigt. Bien. »
Hallvor et Razi aidèrent Ashkr à se lever. À la porte, Ashkr se retourna, le visage estompé par le contre-jour, ses longs cheveux tremblant autour de lui comme un or d'été. Hallvor le soutenait, fine silhouette sombre à son côté. Il était impossible de distinguer leurs visages.
« Je vous vois au dîner, murmura Ashkr. Oubliez pas… »
Puis Hallvor l'emmena, et Razi referma la porte d'un air sinistre.