Feu
« Ohé ? » Wynter entra dans
l'obscurité odorante de la cuisine et fronça les sourcils. Tout
était très silencieux. La grande table au centre de la pièce était
chargée de pichets et de carafes plus ou moins propres, et les
étagères à côté de la bassine de vaisselle étaient pleines de plats
en train de sécher. Aucun signe du patron, de ses filles ou de son
cuisinier.
Un chat gris anthracite se faufila dans les ombres
près du feu moribond, alors que Wynter déposait les pichets sur la
table. « Tout mon respect, fléau des souris, murmura-t-elle,
craignant toujours qu'on la surprenne à parler à un chat. Où sont
les humains qui vivent ici ? »
Le chat cligna des paupières avec dédain, puis
leva les yeux au ciel et tourna la tête vers la porte de derrière,
partiellement ouverte. Wynter tendit le cou pour regarder par
l'interstice. La porte menait presque directement dans les bois. Le
propriétaire n'avait tout de même pas emmené ses filles
dehors ? Elle se retourna vers le chat, mais il avait déjà
filé.
Je pourrais toujours me
servir, pensa Wynter en léchant ses lèvres sèches et en
regardant les tonnelets de cidre et de cordial. Elle en avait très
envie, mais frémit de s'imaginer surprise par le propriétaire en
train de piller ses réserves. Elle déglutit pour repousser la soif
et avança dans la pénombre silencieuse.
« Ohé ? » répéta-t-elle, posant par
automatisme la main sur la garde de son poignard. Elle contourna un
placard verrouillé et découvrit une autre porte. Une lumière dorée
éclairait un sol de terre battue, et elle
sentit l'odeur de la paille et des chevaux. La porte devait donner
sur les écuries.
En arrivant devant le rectangle de lumière, Wynter
entendit des voix, basses et pressantes, qui parlaient en merron.
Elle recula dans l'obscurité pour mieux voir.
Dans la grange, Sólmundr et Wari se tenaient dans
un cercle de lumière tremblante. Wari tenait fermement Sólmundr par
le poignet et parlait d'un ton urgent et insistant, penché pour
regarder l'autre dans les yeux. Sólmundr fronça les sourcils et
secoua la tête. Wynter saisit le nom Tabiyb, et se figea, l'oreille
tendue. Wari eut des gestes désespérés vers le ventre de Sólmundr
et mentionna une fois de plus Tabiyb. Sólmundr hocha la tête et
dégagea son poignet. Avec un sursaut, les deux hommes se turent et
se retournèrent, l'air méfiant.
« Cé hé
sin ? » gronda Wari vers les profondeurs de la
grange.
Un bruit diffus de l'autre côté de la porte de
derrière attira l'attention de Wynter, et elle recula pour jeter un
œil dans la nuit. Quand elle se tourna de nouveau vers l'écurie,
Sólmundr et Wari n'étaient plus là. Le bruit se répéta à
l'extérieur, plus distinct à présent, et Wynter sentit ses poils se
hérisser sur sa nuque quand elle reconnut un gémissement humain.
Elle tira son poignard et, toujours dans l'ombre, poussa la porte
de derrière afin qu'elle s'ouvre tout à fait.
À l'orée des arbres, à moins de dix mètres de
Wynter, se tenait la fille cadette du propriétaire. Livide et
sonnée, elle regardait fixement la cuisine, les yeux voilés par le
choc. Son corset déchiré à l'épaule pendait devant elle et
dévoilait sa chemise. Sa calotte avait disparu, et aussi une de ses
chaussures.
Comment s'appelle cette
fille ? se demanda Wynter le cœur battant. J'ai entendu son père l'appeler. Elle s'approcha de
la porte, fouilla du regard les arbres derrière la jeune fille.
Laura ? Linnet ? Lorraine ?
Elaine ? C'est ça, Elaine !
« Elaine ! » murmura-t-elle en
avançant à petits pas vers le carré de clair de lune projeté par la
porte ouverte, sans quitter les arbres du regard. La petite fille
ne réagit pas, et Wynter insista. « Elaine !
souffla-t-elle en tendant la main. Viens ici, petite,
rentre. »
Les yeux de la fillette glissèrent vers la gauche
et s'emplirent de larmes. Ses mains menues se mirent à trembler.
Wynter approcha de la porte, fouillant du regard les ombres
derrière l'enfant. Puis elle passa la tête de l'autre côté du
chambranle. Rien d'autre que le mur de l'écurie éclairé par la
lune, et un chemin qui menait vers la cour.
Wynter tendit le bras vers la fillette.
« Elaine ! Viens ici ! »
La petite fille porta la main à sa bouche, les
yeux rivés aux ombres au pied du mur de la porte, et, à l'horreur
de Wynter, elle recula d'un pas vers les arbres.
« Non ! Viens ici ! » Elaine
leva les yeux pour croiser ceux de Wynter, et soudain une ombre se
détacha de la forêt et l'engloutit.
Wynter cria de surprise et de peur, puis se traita
d'imbécile en distinguant un homme qui courait dans l'obscurité, la
pauvre fille dans les bras. Elle aperçut brièvement les yeux de
l'enfant, écarquillés et terrifiés, par-dessus la main plaquée
contre sa bouche. Wynter perdit tout son bon sens dans ce dernier
élan d'indignation. Elle se tourna brièvement et cria en hadrish,
dans l'espoir que les hommes l'entendraient depuis l'écurie. Comme
une idiote, elle partit ensuite en courant dans l'obscurité de la
forêt.
Elle voyait l'homme devant elle, dans les ombres.
Il avait jeté l'enfant sur une de ses épaules et courait sans
peine. La petite fille, muette de terreur, observait Wynter, son
visage pâle oscillant dans l'obscurité. L'homme jeta un coup d'œil
par-dessus son épaule. Wynter le vit sourire, et comprit avec
horreur qu'elle s'était laissé attirer seule dans la forêt.
Oh mon Dieu ! Elle regarda
derrière elle. Elle ne voyait déjà plus que des arbres. Quand elle
se retourna, il ne restait plus aucune trace de l'homme ou de sa
captive.
Wynter s'arrêta net et tendit l'oreille. Tout
autour d'elle, la forêt soupirait, les animaux criaient, s'appelant
les uns les autres. Elle s'accroupit, le poignard tourné vers le
haut, et la nuit se coula autour d'elle comme un être vivant.
Bouge ! se
dit-elle. Elle s'apprêtait à reprendre sa course.
Le premier choc vint de nulle part, un coup de
poing puissant qui la toucha à la joue. Sa tête bringuebala, son
corps pivota. Elle remonta son poignard en un coup aveugle, et
sentit un éclair de satisfaction quand quelque chose couina. Puis
un deuxième coup la cueillit aux reins, et la douleur la paralysa.
Un impact entre les omoplates la poussa en avant, et sa tête
percuta un tronc avec une brutalité stupéfiante. Ses yeux se
remplirent d'étoiles, ses oreilles se mirent à bourdonner. Le monde
la bouscula tandis que des feuilles lui bouchaient les yeux, le
nez, la bouche.
Quelque chose la saisit par
le dos de sa tunique et le col l'étrangla, lui rentrant dans la
gorge. Des bras à la force herculéenne se refermèrent sur elle, et
quelqu'un gloussa quand elle se retrouva serrée contre un corps.
Elle sentit une respiration dans son oreille, comme un soufflet de
forge, et des dents pointues et des poils contre sa joue. Puis une
silhouette passa devant eux, longue, haute et rapide. Tout bascula
en arrière et la chute lui coupa une fois de plus le souffle. Des
étincelles jaillirent sous son crâne et les ténèbres se refermèrent
sur elle.
Pendant un moment, il n'y eut que du son, des
grognements, des piétinements. Un choc sourd et douloureux, quand
quelque chose roula sur elle. Puis des pas lourds qui
s'enfuirent.
« Allez, fillette ! Allez ! »
Cette voix. C'était lui. Cet accent dansant du Nordland qui
sifflait à son oreille. Les arbres oscillèrent autour d'elle quand
on la ramena des ténèbres. Elle sentit ses bras forts se refermer
sur sa taille quand il voulut la relever. « Oh Dieu !
murmura-t-il. Allez, fillette ! Debout ! Ils sont tout
autour de nous ! »
Elle ne contrôlait plus ses jambes. Elles avaient
dû partir de leur côté, et Wynter ne pouvait plus se lever. Chaque
fois qu'il la remettait d'aplomb, le vide s'ouvrait sous elle, et
elle était aspirée dans les feuilles. Où étaient ses os ? Elle
se sentit couler entre ses bras, retomber dès qu'il essayait de la
faire avancer. Je suis vraiment
désolée, pensa-t-elle. On dirait que je
ne fonctionne plus.
« Oh mon Dieu, oh mon Dieu ! »
gémit-il, des larmes dans la voix.
Ça va aller, se
dit-elle, ne t'inquiète pas, mon amour, Razi
va me réparer.
Il laissa échapper un bruit de gorge désespéré et
la serra contre lui, accroupi. Wynter essaya de lever un bras pour
le rassurer, mais il émit de nouveau ce bruit désespéré et lui
plaqua la main sur la bouche.
Ils paraissaient blottis contre un arbre. Wynter
posa la tête contre le tissu pâle de sa tunique, observant la
courbe nette de sa mâchoire. Il scrutait l'obscurité, les cheveux
devant les yeux.
Baissant la tête vers elle, il lui souffla :
« Chhhut. »
Un hurlement animal, quelque part entre les
arbres, le fit sursauter puis gémir. L'obscurité recouvrit Wynter
comme un nuage bourdonnant, et le monde bascula de nouveau. Son
estomac se souleva, et elle serra les dents contre un soudain
renvoi. Elle était allongée sur le côté et lui, à genoux devant
elle, la dévisageait avec angoisse.
« … bientôt venir te chercher »,
murmura-t-il. Elle se souleva hors du bourdonnement et sentit qu'il
lui glissait quelque chose dans la main. Il remuait les lèvres. Son
si beau visage pâle, qui scintillait. « … alors ne fais
vraiment pas de bruit, ma chérie. »
Elle fronça les sourcils. Quoi ?
Il lui caressa le visage. « Ne t'inquiète
pas, je cours comme un lapin », lui assura-t-il. Elle regarda
sa main, et constata qu'elle tenait le couteau noir de Christopher.
Quoi ? Quelque chose glapit et
fila entre les arbres, tout près. Puis encore les ténèbres. Comme
une respiration retenue longtemps.
Elle hoqueta et ouvrit les yeux. Les bottes de
Christopher s'éloignaient d'elle à grands pas. Sa chemise pâle.
Trop pâle, trop visible.
Les ténèbres, encore.
Un sifflement. Ses yeux s'ouvrirent. Il se tenait
à quelque distance d'elle. Debout, en évidence à la lumière de la
lune. Il attendait.
Puis des pas, rapides, filèrent vers lui. Il
attendait toujours. Enfin, il se détourna et détala entre les
arbres, loin d'elle, son maillot pâle scintillant dans les ombres
comme un fanal, ses cheveux bruns au vent. L'obscurité explosa dans
un buisson et courut à sa suite – une, deux, trois ombres
basses, qui couraient en glapissant. Puis disparurent.
Wynter enfonça son bras inutile sous les feuilles,
pour essayer de se retourner, mais l'obscurité la priva une fois de
plus de ses yeux. Elle l'entraîna dans les étincelles, le bruit, et
la priva du poignard de Christopher.
Un claquement, un sifflement et des scintillements
lui emplirent la tête quand on la tira hors des feuilles. Elle
ouvrit les yeux, et le monde grogna et se tordit, pris de vertige.
Des bras se refermèrent sur elle, et elle hoqueta quand on la
souleva. Je vais vomir.
Elle battit des bras, impuissante et faible comme
une poupée. Sa tête ballait contre un cou chaud. Puis elle sentit
une barbe douce contre son visage et découvrit les mèches bouclées
de Razi, qui était tourné vers les arbres. Il la serrait contre lui
avec une force insupportable, et elle ouvrit la bouche pour dire
Christopher a disparu.
Razi la regarda, les yeux énormes.
« Chhhhut ! » siffla-t-il.
Mais
Christopher, Razi ! Christopher a disparu ! Elle
essaya de saisir le poignard de Christopher, pour le montrer à
Razi. Mais son estomac se retourna et elle tendit le bras quand sa
bouche s'emplit de bile.
Il la lâcha juste à temps, et son dîner lui
échappa en un long jet brûlant sur le sol de la forêt. Elle griffa
les feuilles quand des éclairs lui brouillèrent la vue. Les arbres
tournoyèrent autour d'elle, et la forêt se retrouva un instant sur
la tête. Le sol dansa sous elle de manière alarmante, la faisant
sauter comme si elle gisait dans un chariot sur une route pleine
d'ornières. Que se passe-t-il ? se
demanda-t-elle avec panique. Que se
passe-t-il ? Mais c'était seulement Razi, qui
l'emportait en courant au travers des arbres, et respirait par
petits gémissements paniqués. La lueur de la lune se reflétait
comme un feu d'artifice sur son visage désespéré.
Et soudain, il fit clair. De la lumière orange
partout, floue, et trop chaude. Une odeur de fumée, des hommes qui
criaient et couraient. Ils passèrent dans une obscure fraîcheur,
puis revinrent dans la chaude lumière orangée. Le monde roula sur
le côté. La joue sur la paille, Wynter regarda au travers d'un
verre déformant la silhouette de Razi rejoindre d'autres
silhouettes noires dans la lumière orangée. Des chevaux
hennissaient et piaffaient. La fumée lui brûlait la gorge. Elle
sentit son estomac se soulever de nouveau, et ferma les yeux pour
lutter contre la rage de l'incendie.
Quelque chose de frais se pressa contre sa bouche,
et du cordial à la framboise coula entre ses lèvres. Oh, soyez béni, pensa-t-elle. Soyez béni, qui que vous soyez. Elle avala et
ouvrit les yeux. Razi, noir de suie et l'air sinistre, pressait un
godet contre ses lèvres, les mains tremblantes. Il sentait la sueur
et la cendre mouillée.
Une lumière lancinante s'enfonçait dans le cerveau
de Wynter comme une aiguille rouillée, et elle plissa les yeux de
douleur. Elle grogna et leva une main pesante jusqu'à son
front.
« Ça va », murmura Razi. Il la regarda
avec inquiétude et souleva une de ses paupières, ce qui la fit
grimacer. « Ça va », répéta-t-il. Ses mains tremblaient
tant que Wynter voyait ses bras tressauter. Des gens allaient et
venaient derrière lui. Elle regarda par-dessus l'épaule de Razi
– ce n'étaient que des silhouettes dans la lumière
douloureuse.
Razi se leva et se dirigea
vers le bruit. Wynter tenta de se forcer à faire le point. La
grange était une masse puante et moite d'obscurité enfumée. Au
centre, une grappe serrée de Merrons se tenaient à la lumière d'une
lanterne, épée tirée, visages fermés. Le patron, le cuisinier, le
maître d'écurie et ses deux garçons leur faisaient face avec
fourche et gourdin.
« Où sont-elles ? cria le patron. Où
sont-elles, salauds ? Rendez-les-moi ! » Les Merrons
le considéraient en silence, leur regard passant d'homme en
homme.
Dehors, les chiens de guerre aboyaient. Wynter
tourna pesamment la tête vers ce bruit et fut choquée de voir un
éclat gris dans le ciel derrière la porte des écuries. Les chevaux
allaient et venaient dans la cour. Il semblait y avoir beaucoup de
monde à l'extérieur, tous plus ou moins désœuvrés. Quelqu'un cria
en merron, et la petite grappe de guerriers au centre de l'écurie
contourna le propriétaire et ses hommes avec méfiance.
« Non ! cria le propriétaire en
s'avançant. Non ! Revenez ici ! » Il leva son
gourdin vers les Merrons, qui eux dressèrent leur épée, le visage
menaçant. Le propriétaire hurla sa rage impuissante et abattit son
gourdin sur le bouclier d'un des hommes. La grappe de Merrons
s'élança, et les employés mal armés de la taverne reculèrent, le
visage inquiet.
Razi courut derrière le petit groupe et saisit la
tunique d'un des Merrons. « S'il vous plaît, dit-il en
hadrish, mon ami a disparu. S'il vous plaît, aidez-nous à le
retrouver. »
L'homme se retourna, l'épée levée, et Wynter vit
qu'il s'agissait de Wari, décoiffé et noir de fumée. Il regarda
Razi sans vraiment le voir.
« S'il vous plaît ! cria de nouveau
Razi. C'est un de vos compatriotes ! Aidez-moi à le
retrouver ! » Wari reculait, les yeux écarquillés.
Wynter se poussa en avant malgré ses bras
tremblants et glissa jusqu'au sol. Ses jambes cédèrent et elle se
retint contre les sacs à fourrage. Razi laissa retomber sa
main.
Arme levée, les Merrons reculèrent vers la porte.
Le patron les suivit jusqu'au bout, les suppliant de lui rendre ses
filles. Razi, impuissant, regarda les nomades sortir dans la cour.
Wynter avança de quelques pas et lui prit le bras.
Un mouvement brusque et violent se fit entendre à
l'extérieur. Puis un grand groupe de chevaux se mit en branle, les
sabots sonnant dans le matin calme. Les bruits s'éloignèrent
rapidement et le silence descendit sur la grange enfumée.