Promesse tenue
Wynter se laissa retomber à genoux à côté de Razi, les yeux sur la porte. Dehors, on entendait le bruit caractéristique d'une foule se déplaçant doucement. Wynter tendit l'oreille pour essayer de distinguer des voix. Rien. Elle jeta un coup d'œil à Sólmundr, adossé à l'un des piquets de la tente, les yeux ouverts mais dans le vague. On aurait dit un homme creux, une coquille vide.
« Sól, murmura Wynter. Que vont-ils devenir ? »
Il ne répondit pas.
Soudain, Razi hoqueta et ramena les genoux contre sa poitrine, ce qui la fit sursauter. Il se recroquevilla désespérément et grogna. Wynter était sûre qu'il allait vomir, mais, aussi rapidement qu'il était arrivé, son malaise se dissipa et Razi se rendormit, de nouveau détendu. Elle rapprocha les coussins autour de lui et lui prit la main. À l'extérieur, un homme parla, une ombre passa rapidement sur le mur. Les torches s'agitèrent un moment, puis la lumière faiblit quand elles s'éloignèrent.
Non ! Wynter s'avança sans se relever. Christopher ! Elle regarda par l'interstice, et ce qu'elle y vit accrut encore sa panique. La foule partait dans l'obscurité. Déjà, les torches étaient presque hors de vue. Bientôt, les Merrons disparaîtraient dans la forêt, et c'en serait fini. Elle devrait rester là, dans l'ignorance.
Wynter posa la main sur la porte. Elle jeta un œil vers Sólmundr. Le guerrier regardait toujours droit devant lui, indifférent à ce qu'elle faisait. Derrière eux, Razi gémit, de nouveau souffrant. Il remonta les genoux, serra les poings, puis se détendit. Wynter attendit, écouta le souffle de son frère qui s'apaisait. Elle ne pouvait pas le laisser. Christopher l'avait suppliée de ne pas le laisser. Christopher. Les dents serrées, Wynter passa sous le rabat et courut dans l'obscurité croissante.
Les chiens de guerre se levèrent, et Wynter les sentit s'élancer quand elle passa devant eux. Il y eut un brusque claquement métallique quand ils arrivèrent au bout de leur chaîne. Elle les regarda par-dessus son épaule. Ils s'étaient arrêtés, alignés, la tête penchée de curiosité. Comme par miracle, ils restèrent silencieux. Gentils chiens, se dit-elle. Pas faire de bruit. Puis elle contourna une tente, et ils disparurent à sa vue.
Wynter s'arrêta en dérapant à moitié et s'accroupit dans l'ombre en bordure du camp. Les Merrons étaient déjà arrivés à la lisière de la forêt, simple ligne de torches orange. Avant que Wynter ait pu reprendre son souffle, la forêt avala la lumière, et la procession disparut.
Elle s'attarda un moment, figée par la peur d'être découverte. Enfin, elle se leva lourdement et traversa le terrain découvert, le cœur battant. Et si on l'observait ? Et s'il y avait des gardes ? Les mots « aigle de sang » hurlèrent dans sa tête. Mais elle fut bientôt au milieu des arbres, avalée par la nuit noire comme de l'encre, courant aveuglément droit devant elle, sans savoir où aller.
Au bout de plusieurs minutes, elle s'arrêta net, l'oreille tendue dans l'obscurité. Il régnait dans la forêt autour d'elle un silence de tombeau, et rien ne lui indiquait qu'elle était sur la bonne piste. Elle repartit, aussi silencieuse qu'elle le pouvait dans le sous-bois touffu.
Les arbres devant elle se découpèrent bientôt contre un flamboiement de lumière, et Wynter s'accroupit. L'une après l'autre, des torches s'allumèrent tout le long du périmètre d'une immense clairière. Bientôt, la forêt fut baignée de lumière, un cœur flamboyant au centre des ténèbres. Et, dans cet éclat aveuglant, un grand tambour commença à battre, d'un rythme lent et mesuré.
Les arbres au-dessus de Wynter prirent vie quand des créatures qu'elle ne voyait pas commencèrent à pousser leurs cris depuis les branches. Wynter écarquilla les yeux. Une grosse bête se lança dans l'air au-dessus d'elle. Un chœur de croassements suivit quand les occupants des arbres se bagarrèrent. Des corbeaux ! Les arbres étaient pleins de corbeaux, réveillés et énervés par la lumière inattendue. Wynter baissa la tête avec un juron étouffé tandis qu'une pluie de débris s'abattait sur elle. Elle cligna des paupières pour chasser la poussière et s'approcha en rampant tandis que les énormes oiseaux se chamaillaient au-dessus d'elle.
Il était difficile de regarder vers la lumière, et pendant un instant, les Merrons ne furent que des silhouettes noires contre un décor de feu. Puis les yeux de Wynter s'adaptèrent, et elle les vit distinctement. Ashkr et Embla se tenaient à l'écart, dos à Wynter. Christopher se trouvait à la droite d'Ashkr, et Wari à la gauche d'Embla. Tous les quatre observaient la cérémonie, raides. Wynter regarda derrière eux, pour essayer de tout saisir.
Au centre de la clairière se dressait une énorme structure en forme de fer à cheval, composée de bûches et de bottes de foin. Cette grande silhouette sombre était intimidante à la lumière des torches. Ses bras entouraient une masse d'ombre solide, sur laquelle les Caoirigh se détachaient comme des icônes.
C'est un bûcher, comprit soudain Wynter. Ils ont construit un bûcher. Elle recula, les poings serrés contre la terre, son esprit essayant de fuir avec elle. Ils ont construit un bûcher. Mais pour qui ?
Lorsque d'autres torches prirent vie, elles révélèrent une deuxième structure, massive, derrière la silhouette basse du bûcher. Wynter crut tout d'abord qu'il s'agissait d'un pilier de marbre, puis elle comprit qu'il s'agissait du tronc d'un arbre énorme, tranché et soutenu par des cales et des cordes. Il avait été élagué et dépouillé de son écorce. La résine pleurait sur le bois pâle, suintant en longues rivières brillantes de toute sa hauteur.
À mi-hauteur des quinze mètres de ce pilier, une niche profonde avait été creusée dans le bois. Souligné par les ombres comme le cœur du bûcher, cet espace était tout juste assez grand pour qu'une personne s'y tienne. Wynter observa cette tache de ténèbres à taille humaine, et le nœud de terreur dans sa gorge se serra tant qu'il lui coupa le souffle.
Les Merrons commencèrent à psalmodier, et des silhouettes sombres s'avancèrent vers les jumeaux. À leur approche, Ashkr et Embla levèrent les bras et les tendirent dans un même geste d'acceptation. Les mains d'Ashkr tremblaient.
Hallvor arriva de derrière le bûcher et se tint à côté, tête penchée. Ses bras nus étaient couverts de corde tressée en écorce de saule. Elle paraissait entièrement entourée de fins serpents noirs. Lentement, Hallvor leva les bras à hauteur de ses épaules, et Wynter vit que ces cordes étaient décorées de nombreux fétiches et plumes de corbeaux. Les fétiches oscillaient comme de petites tumeurs malignes et noires.
Úlfnaor sortit des ombres. Ses cheveux noirs étaient détachés comme à son habitude et cascadaient sur ses épaules, mais il les avait décorés de plumes de corbeaux qui tournaient et voletaient tandis qu'il dépassait Hallvor pour venir se camper devant les Caoirigh. Solennel, l'Aoire embrassa les jumeaux sur la joue, et, à chaque baiser, la foule qui les entourait psalmodia doucement.
Christopher et Wari s'accroupirent pour ramasser quelque chose sur le sol. La lumière des torches se refléta vivement sur le cuivre quand chacun leva un bol de métal peu profond et se tourna face aux Caoirigh. Le visage de Christopher fut brièvement souligné par le feu. Wynter le vit regarder Ashkr, puis il inclina la tête, et son expression se perdit dans l'ombre.
Les tambours et les chants des Merrons s'interrompirent. Dans les crépitements des torches, Úlfnaor tira son couteau et entailla lentement l'avant-bras tendu d'Ashkr. Celui-ci sursauta, serra les poings, mais ce fut tout. À l'épouvante de Wynter, Christopher leva calmement le bol pour recueillir le flot de sang qui coulait de la blessure. Úlfnaor répéta le même rituel avec Embla. La dame pâle sourcilla lorsque le poignard lui ouvrit les chairs, mais, comme son frère, elle resta parfaitement immobile quand son sang coula dans le bol de Wari. Le bruit du liquide gouttant sur le cuivre était horriblement fort.
Ce n'est pas réel, se dit Wynter, ça ne peut pas être réel. Elle essayait de voir le visage de Christopher, mais il était détourné.
Le sang continuait de couler, Embla et Ashkr attendaient patiemment tandis qu'il s'écoulait dans les bols tendus. Úlfnaor, le visage dans l'ombre, attendait bras ballants, tête baissée. Seuls l'éclaboussure du sang dans le métal, le crépitement des torches, et au-dessus le bruissement des ailes se faisaient entendre. La scène parut durer une éternité. Puis le flot éclatant ralentit, se réduisit en une procession aléatoire de lourdes gouttes. Et enfin, s'arrêta.
Suivit un nouveau roulement de tambour.
Embla oscillait légèrement sur ses pieds, et le dos d'Ashkr avait perdu une partie de sa rigidité, mais hormis cela, ils restaient nobles et distants. Christopher et Wari se retournèrent et tendirent les bols de sang. Wynter aperçut le visage de Christopher : vierge, aussi inexpressif qu'un masque mortuaire.
Pas réel, se répéta-t-elle. Pas réel. Elle observa le demi-cercle de visages sombres et attentifs, remarqua leur extrême solennité, et porta ses mains couvertes de terre à sa bouche. Pas réel.
Úlfnaor trempa la main dans le bol de Christopher, se tourna, et, de ses doigts dégouttant d'écarlate, traça une ligne de sang au centre du front de Hallvor. Elle sourit et ferma les yeux. Úlfnaor murmura une question. Hallvor hocha la tête en signe d'assentiment, et l'Aoire lui peignit la bouche.
Avec une prière murmurée, Hallvor lécha la couleur luisant sur ses lèvres.
Úlfnaor trempa de nouveau les doigts dans un bol, et cette fois il marqua le front de Christopher, traçant une ligne rouge brillante des cheveux aux sourcils. L'Aoire marqua une pause, le doigt au-dessus des lèvres de Christopher. Une fois de plus, il murmura une question. Après une infime hésitation, une fugace crispation de la bouche, Christopher hocha la tête, et Wynter gémit de dégoût quand Úlfnaor peignit les lèvres de Christopher avec le sang d'Ashkr.
Úlfnaor se retourna pour accomplir le même rituel sur Wari, et Wynter regarda Christopher. Ses lèvres tremblaient, sa bouche luisait de rouge à la lumière des torches. Une grosse goutte de sang se forma sur sa lèvre inférieure, frissonna et tomba.
Les Merrons s'alignèrent pour attendre leur tour, et l'ombre d'Úlfnaor occulta une fois de plus le visage pâle de Christopher tandis que l'Aoire trempait les doigts dans le bol de cuivre. Juste avant de se détourner, Úlfnaor leva ses yeux sombres. Wynter vit la surprise sur son visage lorsqu'il remarqua la bouche encore trempée de Christopher. Celui-ci croisa son regard. Úlfnaor ne s'arrêta qu'une fraction de seconde. Puis, son corps dissimulant Christopher aux autres, le grand homme leva la main et, du bout du pouce, essuya discrètement la bouche du jeune homme.
Les yeux de Christopher se fermèrent de soulagement, et Wynter dut poser un instant son front contre le sol pour calmer sa nausée.
L'un après l'autre, les Merrons s'avancèrent, et chacun reçut le sang des Caoirigh sur le front et sur la langue. Ashkr, Embla, Wari et Christopher attendirent immobiles, la lumière des torches rampant sur leur visage. Hallvor se tenait à l'écart, la corde sombre enroulée en promesse silencieuse autour de ses bras.
Quand tous les Merrons furent oints, la guérisseuse prit le bol vide des mains de Christopher et le porta jusqu'aux profondeurs obscures du bûcher. Úlfnaor emporta le bol rempli du sang d'Embla et fit le tour de la clairière, suivi par les autres. Il y trempa la main en marchant, lançant de sombres gouttelettes devant lui pour oindre le sol du sang de leur très précieuse, de leur adorée Caora Beo.
Aussitôt, Christopher et Wari reportèrent leur attention vers les jumeaux. Wari tira un chiffon de sa ceinture, le pressa contre le bras d'Embla. Il murmura à son oreille et elle hocha la tête. Quand elle se tourna, Wynter aperçut un peu de sa pommette parfaite et de sa bouche. Christopher plia un foulard similaire sur le bras d'Ashkr. Il regarda l'homme en face, mais ils ne parlèrent pas.
La procession acheva son tour. Úlfnaor continuait de jeter des gouttelettes de droite et de gauche. Les tambours battaient un rythme lent et mesuré. Solennellement, les Merrons s'alignèrent tout autour du bûcher et Úlfnaor, le bol entre les mains, disparut dans l'ombre.
Dans le silence qui suivit, Ashkr parla très, très doucement. Christopher leva les yeux vers lui, le regard plein de larmes contenues, et Embla se pencha pour prendre la main de son frère. Soudain, les tambours se turent, et les Merrons se tournèrent face aux Caoirigh, les yeux cachés dans l'ombre. L'impression d'imminence était écrasante. Fiévreuse, Wynter tâtonna sur le sol jusqu'à trouver une branche. Elle la tira contre sa cuisse et regarda Christopher, attendant qu'il fasse un geste.
Les Merrons parlèrent, d'une voix aussi monocorde et sonore que celle des fidèles à la messe des Midlandais. De l'ombre du bûcher arriva Hallvor, bras tendus, ses cordes s'agitant lourdement dans le vent léger. Les tambours se remirent à battre, très fort.
Hallvor rejoignit Embla. Avec un sourire doux, elle parla.
Embla recula involontairement, et la main d'Ashkr se serra sur celle de sa sœur pour la retenir. Il lui sourit, et murmura. Les yeux d'Embla débordèrent de larmes quand elle regarda le visage aimant de son frère, et Ashkr appuya son front contre le sien. Il murmura de nouveau quelques paroles fraternelles pour la rassurer. Puis Hallvor tendit la main pour saisir celle d'Embla. Avec douceur, elle détourna la jeune femme de son frère. Les jumeaux restèrent un instant front contre front, puis Embla fut forcée de faire face à la foule.
La dame n'hésita qu'un instant, puis elle se redressa et tendit les bras.
« Ar fad do Chroí an Domhain », dit-elle d'une voix brisée. Puis, plus fort, avec force et conviction, elle cria : « Ar fad do Chroí an Domhain ! » La congrégation rugit sa joie.
Toujours souriante, Hallvor saisit les bras tendus d'Embla et joignit les paumes de la dame en prière. Adroitement, elle lia les mains d'Embla avec une corde noire. Les roulements de tambour se firent plus forts, et les Merrons commencèrent à fredonner. Certains oscillaient sur place, les yeux fermés ou mi-clos.
Hallvor enroula rapidement sa corde autour du corps d'Embla, attachant les bras de la dame pâle contre sa poitrine. Elle passa une boucle à son cou et à ses poignets, puis serra la corde. Enfin, tenant le bout de la corde comme une laisse, la guérisseuse tourna Embla vers son peuple, les bras tendus en triomphe.
« Féach ! cria-t-elle. Féach ! Caora an Domhain ! »
Les Merrons poussèrent des cris de joie, et levèrent les bras pour taper dans leurs mains, une fois, tous ensemble.
Soudain, toutes les femmes du groupe s'avancèrent, mains tendues, et se massèrent autour d'Embla, la caressèrent, l'embrassèrent sur les joues. Avec tendresse, elles lui donnèrent quelques tapes amicales dans le dos, lui touchèrent les cheveux, la soutinrent en la tenant par le bras, par la taille. Hallvor les emmena derrière le bûcher. Embla marchait calmement, son visage caché à Wynter. Wari marchait discrètement dans son sillage.
Wynter regarda, stupéfaite, les femmes disparaître, puis elle tourna son attention vers Christopher. Assurément, il ne tarderait pas à agir. Il n'allait tout de même pas laisser les Merrons séparer les jumeaux !
Le sang sur le front de Christopher avait coulé de chaque côté du nez, et dessiné des filets écarlates sous ses yeux. Sa bouche était barbouillée de rouge. Tandis que Wynter était tapie dans l'ombre, serrant sa branche pathétique en espérant de tout son être qu'il passerait bientôt à l'action, il resta figé à côté d'Ashkr, le visage inexpressif, le corps immobile.
Les femmes menèrent Embla à l'arrière de la clairière. Les hommes restèrent en retrait, les yeux posés sur Ashkr, qui avait le souffle court et rapide. Depuis les ombres du bûcher, la tache sombre d'Úlfnaor se déplaça doucement, et les torches se reflétèrent dans ses yeux. L'assistance attendait, immobile.
Soudain, Ashkr recula d'un pas, et Christopher se raidit de surprise. Pour la première fois, Wynter vit son masque vierge vaciller, sa détermination d'acier refaisant surface. Il pencha la tête, et regarda Ashkr d'un air interrogateur.
Wynter leva sa branche, prête à s'élancer. Elle n'avait aucun plan en tête. Comme elle, Christopher n'avait aucune arme, pas même de bouclier. C'est sans espoir, se dit-elle en serrant la main sur sa branche. Nous n'avons aucune chance.
Ashkr leva ses belles mains, comme s'il essayait de former des mots avec ses doigts. Il parla doucement, des larmes dans les yeux. À ses paroles, toute urgence quitta la posture de Christopher ; la résignation et le chagrin engourdirent une fois de plus son visage. Il ne parla pas, se contenta de hocher la tête, serra le bras et l'épaule du grand homme pour le rassurer.
De l'autre côté de la clairière, les femmes s'étaient réunies au pied du grand pilier. Elles aidaient Embla à monter sur une sorte de plateforme. Wari, le visage déformé par la douleur dans son épaule blessée, commença à tirer sur une corde, pas à pas, et Embla quitta le sol. Elle fut hissée le long du pilier, jusqu'à atteindre la tache d'obscurité à taille humaine creusée dans le tronc. Wari cessa de tirer et assura l'extrémité de la corde, laissant la plateforme suspendue à une bonne demi-dizaine de mètres du sol.
Wynter regardait la dame pâle – hors de portée à présent, impossible à secourir – et ses larmes débordèrent. Elle comprit qu'il n'y avait pas de plan. Pas de sauvetage. Sonnée, elle baissa sa branche et se laissa tomber sur les feuilles.
Debout sur la plateforme, Embla regardait Ashkr d'un air solennel. Les plumes de corbeaux sur la corde autour de son cou se levaient et s'abaissaient sur sa peau blanche, un fétiche posé contre son sein comme un crapaud noir. Ashkr prit une profonde inspiration, se redressa puis s'inclina. Sa sœur pencha la tête avec tendresse, et sans hésiter recula dans l'ombre de la niche.
Ashkr, incertain, regardait son poignet, resserrant lentement les doigts sur la bande tressée d'argent et de cuivre. Soudain, il se retourna, prit le visage de Christopher à deux mains, et l'attira pour l'embrasser sur la bouche. Wynter sursauta. Les mains de Christopher se fermèrent, son dos se raidit, mais il ne se dégagea pas. Le baiser dura, doux, sincère, désespéré, puis Ashkr recula, et, sans un regard en arrière, avança d'un pas décidé vers le bûcher.
Tandis qu'Ashkr approchait, une torche s'enflamma dans l'obscurité. L'intérieur révélé emplit Wynter de désespoir. Úlfnaor attendait, torche en main. Derrière lui, un pieu de près de trois mètres de haut projetait des ombres incertaines contre les murs de bûches. De chaque côté, les cadavres des magnifiques étalons des jumeaux étaient agenouillés, comme en prière. Leur grande tête était penchée, leur chanfrein posé au sol entre leurs genoux pliés. On aurait dit qu'ils mimaient l'obéissance envers le colosse blond qui passait à présent devant son peuple pour pénétrer au cœur du bûcher.
À son passage, les hommes lui touchèrent les cheveux, les épaules ou les bracelets avec révérence. Il l'accepta sans réaction. Trois des chiens de guerre gisaient morts à l'entrée du bûcher. Ashkr enjamba leurs cadavres et passa entre les chevaux prosternés, puis devant Úlfnaor. Il s'arrêta devant le pieu. La main posée contre son bois lisse, il regarda les étoiles. Pendant un instant, il contempla le ciel. Puis il se retourna, s'adossa au pieu et ferma les yeux.
Les femmes près du pilier commencèrent à chanter, d'une voix douce et aiguë.
Hallvor contourna rapidement le bûcher. Wynter n'y voyait presque plus derrière ses larmes, mais elle observa Hallvor attacher Ashkr au poteau, et Úlfnaor empiler du petit bois à ses pieds jusqu'à sa poitrine. Les hommes allèrent chercher d'autres fagots derrière le bûcher pour les déposer autour des cadavres des chevaux et des chiens de guerre, jusqu'à ce que l'intérieur de la structure soit rempli de bois sec. Hallvor prit un grand pichet et versa lentement de l'huile sur les branches aux pieds d'Ashkr, tout en chantant. Puis, avec un sourire, elle l'embrassa et partit.
Seul à présent, Úlfnaor regarda l'homme qu'il protégeait depuis si longtemps. Ashkr, la tête appuyée contre le bois, contemplait les étoiles. Les yeux d'Úlfnaor débordèrent soudain. Il secoua la tête, et parla. Ashkr, voyant le visage strié de larmes de l'Aoire, eut un sourire rassurant. Ce n'est rien, disait ce sourire. Tout va bien. D'un mouvement du menton, il indiqua qu'Úlfnaor devrait partir. Celui-ci hésita un bref instant, puis il pencha la tête et s'éloigna d'un pas raide entre les piles de bois sec, jusqu'à se retrouver hors du bûcher. Ashkr reporta son attention vers le ciel.
Loin au-dessus de lui, dans son petit autel d'ombres, Embla aussi regardait les étoiles. Wynter voyait sa poitrine se soulever et retomber rapidement, le fétiche se balançant entre ses poings liés. La chanson des femmes lui parvint, aussi claire et pure que les étoiles elles-mêmes. Derrière le pilier, Wari attendait, l'épée posée légèrement sur une corde tendue qui se perdait dans l'obscurité.
Au bûcher, Úlfnaor ordonna aux hommes de s'écarter, et ils s'alignèrent de part et d'autre de lui, les yeux levés vers Ashkr. L'Aoire brandit la torche allumée, comme pour la montrer à son peuple, et tourna lentement sur lui-même. Durant ce mouvement, Wynter vit Úlfnaor observer la lisière des arbres. Il aperçut Christopher, et soutint son regard jusqu'à ce que Christopher, la bouche tordue par le désespoir, hoche la tête. Alors, l'Aoire acheva son tour sur lui-même pour faire de nouveau face au bûcher.
Christopher recula pour s'enfoncer entre les arbres.
En silence, Úlfnaor leva la torche au-dessus de sa tête. Ses sujets rugirent. Úlfnaor n'hésita qu'un instant, puis Wynter vit son épaule céder, son bras s'abattre, et il lança la torche. Elle fendit l'air laissant un sillage d'étincelles, et atterrit sur les brindilles aux pieds d'Ashkr. Le bois imprégné d'huile s'embrasa immédiatement avec un grondement, et Wynter se releva sans la moindre précaution, la branche abandonnée au sol. Elle cria, mais sa voix fut noyée par le rugissement des Merrons tandis que le feu avançait vers le corps d'Ashkr.
Le seigneur blond glapit de peur, rejeta sa tête en arrière quand les flammes montèrent autour de lui. À ses cris, Embla tourna la tête. Elle vit la fumée monter et hurla, se renfonça dans les ombres et se détourna. Christopher se figea dans l'obscurité du sous-bois, les yeux fixés sur le cœur du bûcher, à présent crépitant.
Ashkr hurlait – un son aigu, incontrôlable. Sa voix parut briser un sort, et Christopher se lança en criant entre les arbres. Wynter courut pour le suivre, pensant qu'il tentait de fuir. Mais au lieu de cela, Christopher tomba à genoux en griffant le pied d'un arbre. Il faillit basculer à la renverse en se remettant sur ses pieds. Il tenait quelque chose, et se débattait avec. Wynter vit qu'il s'agissait de son arbalète. Soudain, tout s'éclaircit pour elle.
Oh, fais vite, songea-t-elle en traversant les fourrés vers lui. Christopher, fais vite !
Les tambours marquaient toujours leur rythme violent, mais les cris d'Ashkr paraissaient avoir tétanisé les hommes, et ils restaient immobiles, les yeux rivés au bûcher. Par-dessus les tambours, l'agonie d'Ashkr et le ronflement des flammes, on entendait Embla pleurer la douleur de son frère.
Christopher, caché dans les arbres, arma son arbalète. Il tremblait tellement qu'il faillit la lâcher mais, tandis que Wynter approchait, il finit par engager un carreau. Il épaula l'arbalète, visa. Mais ses yeux s'emplirent de larmes, et il dut rabaisser son arme pour les essuyer.
Soudain, les cris d'Ashkr se firent encore plus aigus, et Wynter dut se plaquer les mains sur les oreilles. Dans le bûcher, les flammes étaient parvenues jusqu'à son corps. Sa tunique et ses beaux cheveux avaient pris feu. Avec un cri de révulsion, Christopher épaula son arbalète et tira.
Wynter comprenait à présent pourquoi Úlfnaor avait fait reculer son peuple de part et d'autre du bûcher. Il avait dégagé un espace pour que Christopher puisse tirer droit au cœur des flammes. Wynter vit l'ombre du carreau filer entre les rangs des hommes. Avec un bruit sourd, les cris d'Ashkr s'interrompirent. Les tambours et le feu se pressèrent de remplir ce vide.
Une immobilité stupéfaite s'abattit sur les Merrons. Wynter s'accroupit, terrifiée, s'attendant à ce qu'ils aperçoivent le carreau saillant de la poitrine de leur Caora, à ce qu'ils se tournent comme un seul homme vers Christopher. Tu sais ce que font. Tu sais ce que font si attrapent. Mais Ashkr disparut derrière un mur de feu lorsque le petit bois à l'avant du bûcher s'embrasa à son tour, et les Merrons écoutèrent sans un mot les flammes filer vers le ciel.
Christopher recula en chancelant, l'arbalète pendant au bout de son bras. Au-dessus d'eux, Embla continuait de crier son désespoir aux étoiles, pleurant son frère et tout ce qu'elle perdait. Mais alors même que Wynter se mettait à ramper vers Christopher au travers des fourrés, les Merrons commencèrent à chanter, et le chagrin de la dame fut masqué par leurs voix et leurs tambours. Comme sonné, presque inconscient, Christopher rechargea l'arbalète, visa et tira. Le désespoir aigu d'Embla s'interrompit en plein cri.
Avant que Wynter ait pu le rejoindre, Christopher s'éloigna dans l'obscurité, avec des marmonnements et des sanglots. Tout son calme distancié, tout son contrôle paraissaient l'avoir quitté, et son avancée dans les fourrés était maladroite, bruyante.
Wynter, tout aussi imprudente, se lança à sa poursuite. « Attends ! sanglota-t-elle en avançant, les yeux encore aveuglés par la lumière des torches. Attends ! »
Elle le percuta brutalement, et tous deux faillirent tomber. Christopher se retourna et lança un coup de poing. Mais il la manqua, s'attendant à une cible plus grande. Son poing fendit l'air juste au-dessus de la tête de Wynter, qui se pencha. Dieu soit loué pour sa petite taille ! Les coups de Christopher étaient rapides, et très concentrés. Si Wynter avait été plus grande, elle aurait certainement eu l'arête du nez brisée et enfoncée dans le cerveau. L'élan de Christopher le fit basculer sur elle, et ils s'étalèrent au sol. Il leva la crosse de son arbalète, comptant la lui abattre sur le crâne.
« C'est moi ! cria-t-elle. C'est Wynter ! »
Il se détendit, puis ils restèrent un moment emmêlés, le cœur battant dans l'obscurité. Derrière eux, les Merrons crièrent à l'unisson, un long « HaaaaaaAH ! ». On entendit un craquement monstrueux, puis un grincement douloureux, comme une grande porte qui s'ouvre. Wynter se retourna, mais la clairière n'était plus qu'une tache de flammes dans l'obscurité. Avec un fort grognement suivi d'une détonation, le sol de la forêt trembla sous eux. Les corbeaux décollèrent des arbres avec des croassements d'alarme.
« Embla », gémit Christopher. Wynter se releva et rampa à l'écart pour regarder entre les arbres. Il se recroquevilla immédiatement et se mit à marmonner.
Ils lui auraient fait cela, se dit Wynter. Quelle horrible façon de mourir. Elle pensa à cette chute vertigineuse, à la pression écrasante ; des tonnes de bois qui vous enfoncent dans la boue, et elle remercia Dieu que Christopher ait été là, assez intrépide pour éviter à Embla une mort pareille.
Les Merrons firent silence, et, pendant un instant, on n'entendit que les cris rauques des corbeaux par-dessus le feu qui faisait rage. La fumée et le fumet de la viande rôtie flottèrent dans l'obscurité. Wynter savait que cette odeur deviendrait vite insupportable, comme tous les corps brûlés. La fumée deviendrait huileuse, et porterait une puanteur atroce qui ne quitterait pas ses narines avant plusieurs jours. C'était une puanteur qu'elle avait espéré ne plus jamais avoir à supporter. Ils empesteront, pensa-t-elle. Quand nous voyagerons avec eux, ils empesteront la mort d'Ashkr.
Christopher gémit de nouveau. Wynter l'entendit gratter doucement la terre tandis qu'il rampait dans les fourrés. Puis un autre bruit monta des flammes – les cris de joie des Merrons, qui sortaient de leur stupeur et reprenaient vie, pour fêter le dernier sacrifice de leurs Caoirigh an Domhain, le plus précieux.
Christopher se releva en chancelant, et Wynter se retourna. Le feu soulignait vaguement ses traits. Il était appuyé contre un arbre. « Les femmes vont à la terre, grinça-t-il. Les hommes au feu. » Ses yeux étincelèrent quand il croisèrent ceux de Wynter. « Malgré ce qu'ils disent, ce n'est pas ce que nous faisons. Je n'ai jamais vu ça, avant… seulement… » Il secoua la tête, le visage froissé de chagrin. Quand il reprit la parole, sa voix était trop sévère, trop forte, comme pour contrer ses larmes. « Seule la vieille religion prie encore ainsi, et seulement quand ses fidèles sont désespérés, quand ils ont peur. »
Il sanglota et se couvrit la bouche pour contenir sa détresse. La lumière s'estompa un peu, et Wynter s'accroupit dans l'obscurité. Seuls les contours des fossettes de Christopher, l'étincelle de ses yeux et les lignes lumineuses que traçaient ses larmes étaient visibles. « Elle les a choisis spécialement, n'est-ce pas ? Pour confirmer tout ce qu'elle dit sur mon peuple. Elle les a choisis eux, en sachant qu'on ne les comprendrait jamais. »
Derrière Wynter, des silhouettes se déplaçaient sur fond de flammes, et la musique s'élevait, sauvage et joyeuse. Ces gens, qui s'étaient montrés si bons et si généreux envers elle, dansaient et chantaient à présent pour célébrer ce meurtre. Wynter hocha la tête et frotta ses joues humides. Oui, Christopher avait tout à fait raison. Ces gens confirmaient toutes les horreurs que les Shirken avaient pu proclamer à propos des peuples différents. Difficile de s'opposer à leur cruelle campagne contre les païens merrons après cela ; et, avec eux, tous les autres – les juifs, les contestataires, les musulmans, les réformateurs –, tous brûleraient sur les mêmes bûchers.
« Razi ne comprendra jamais », chuchota-t-elle. Embla revint à son esprit, toute cette beauté et cette bonté volontairement écrasées, annihilées. Wynter porta la main à sa bouche, la lumière du feu tremblant et se répandant dans ses yeux larmoyants.
« Elle a épargné Razi, murmura Christopher. Lui aussi était destiné au bûcher. Tout ce qu'ils aiment… tout ce qu'ils aiment doit les suivre à An Domhan. Sólmundr et Boro, et Razi aussi, auraient dû brûler. » Il ferma les yeux. « Les Caoirigh n'avaient qu'à demander, mais ils ne l'ont pas fait. Ils les ont épargnés. Razi ne comprendra jamais, Iseult ! Il… » Christopher fit brusquement demi-tour, et traversa les sombres fourrés pour disparaître dans l'obscurité. Wynter se retourna un instant vers le feu et les chants. Puis elle le suivit, guidée par le bruit de ses pas pesants jusqu'à ce qu'elle le rattrape. Elle lui passa un bras autour de la taille, et, bouleversés, ils avancèrent tous les deux dans la nuit pour rentrer à la tente.
 

Les chiens hurlaient. Wynter les entendait gratter et courir. Leurs aboiements se taisaient quand ils arrivaient au bout de leur chaîne. Christopher s'accroupit dans l'ombre à l'orée de la forêt, et Wynter se tapit à son côté, fouillant en silence le campement vide. Aucune trace d'intrus. Après une prudente surveillance, ils traversèrent en courant l'espace éclairé par la lune qui séparait la forêt de la tente, puis cherchèrent dans l'ombre un endroit d'où ils pourraient observer sans être vus.
Fous d'inquiétude, les chiens de guerre concentraient toute leur attention sur la tente d'Ashkr. Sous les yeux de Wynter, Boro se jetait au bout de sa chaîne et grattait désespérément le sol pour tenter en vain d'atteindre la porte. Christopher se leva, l'oreille tendue. De l'intérieur de la tente, à peine audible par-dessus le bruit des chiens, provenaient des bruits de lutte étouffés. Un objet métallique tomba, et on entendit un faible cri, presque aussitôt étranglé. Boro hurla et se jeta une fois de plus vers la tente.
Wynter et Christopher coururent droit vers la porte. Ils s'arrêtèrent en glissant, puis entrèrent. Christopher plongea sur la gauche, Wynter vers la droite, et tous deux se figèrent dans une attitude similaire de surprise et de désespoir.
« Non ! » cria Wynter, tombant à quatre pattes avant de se lancer en avant.
Avec un cri étranglé, Christopher abandonna son arbalète et s'avança pour rejoindre la jeune femme. « Salaud ! cria-t-il. Espèce… » Ses paroles se perdirent lorsqu'il passa les bras sous les épaules de Sólmundr pour soutenir le poids du guerrier. Wynter passa derrière le poteau et tâcha de dégager la ceinture à laquelle Sólmundr essayait de se pendre. Ce ne fut pas difficile, puisque le poteau n'était haut que de un mètre vingt environ, et, une fois que Christopher eut soulevé Sólmundr pour le caler contre le bois, Wynter n'eut guère de mal à faire jouer la boucle de la ceinture pour la dégager tout à fait.
Elle recula, et Christopher et Sólmundr retombèrent en un entrelacs de membres au pied du pilier. Christopher s'affaira autour du cou de l'homme, glissant ses doigts sous le cuir serré et la boucle pour que Sólmundr puisse respirer. Le guerrier s'étrangla et avala une grande goulée d'air avec un hurlement de désespoir.
Jetant la ceinture sur le côté, Christopher se retourna, le visage rouge de colère. « Salaud ! cria-t-il de nouveau. Comment oses-tu ? » Le guerrier glissa sur les coussins épars, se prit la tête à deux mains et sanglota. Christopher se jeta sur lui et le serra aussitôt dans ses bras. Il s'agrippa au riche tissu de la tunique de Sólmundr, et passa les mains dans les vagues emmêlées de ses cheveux blonds. « Et ta dette ! sanglota-t-il. Tu me le dois ! »
Wynter sentit ses jambes se dérober sous elle, et elle glissa le long du poteau jusqu'à se retrouver à genoux sur les coussins, le front contre le bois lisse. Elle ferma les yeux et écouta les hommes pleurer. Puis elle se retourna et rampa sur les paillasses et les fourrures jusqu'à Razi.
Toujours inconscient, et libéré à présent de ses malaises, Razi dormait comme un bienheureux. Wynter posa le front contre sa tempe, essayant de ne pas penser au lendemain, et à ce qu'ils lui diraient quand il s'éveillerait. Au bout d'un moment, elle écarta les coussins et s'allongea contre lui, la tête entre ses omoplates, la main sur son cou. Elle sentait son pouls, régulier et fort sous ses doigts. Elle ferma les yeux, et resta là, toute la nuit, à l'écouter respirer.