An Lá Deireanach
Quelques heures plus tard, ils traversaient de
nouveau le pâturage, lavés par la rivière et séchés par le soleil,
fatigués, affamés et rafraîchis, quand Razi se crispa et
interrompit sa marche. Wynter leva les yeux et aperçut Christopher
qui venait à leur rencontre, cheveux au vent.
« Où étiez-vous ? appela-t-il. Je vous
cherchais ! »
Il était très soigné, vêtu de ses vêtements les
plus propres, les manches de son maillot remontées jusqu'aux
épaules. À la grande surprise de Wynter, le haut de ses bras
scintillait d'argent. Il s'arrêta devant eux, et elle regarda les
emblèmes d'Ours qui décoraient ces bracelets.
« Christopher… où… ?
commença-t-elle.
— On nous a invités à dîner, la coupa-t-il. Ce
n'est pas formel, mettez simplement des vêtements propres.
— Mais Chris », répéta-t-elle, tendant la
main vers les bracelets.
Il retira son bras pour échapper à son contact.
« C'est Sól et Ash qui me les ont offerts. » Wynter
croisa son regard. Les bracelets merrons étaient bien plus qu'un
simple cadeau. C'était un pacte. Une promesse. Ils témoignaient
d'une appartenance. Christopher détourna les yeux. « Le dîner
aura lieu dans la tente d'Ashkr. Ne tardez pas trop. » Il
repartit.
« Chris… » commença Razi.
Christopher s'arrêta.
« Ne sois pas fâché. »
Christopher voûta les
épaules, mais ne se retourna pas. « Allez vous changer. Nous
nous verrons au dîner. » Puis il traversa à grandes enjambées
le camp enfumé vers la tente d'Ashkr.
Razi alla pour le suivre. Wynter le rattrapa par
le bras. « Razi. L'artisan t'appelle. » Il vit que
l'homme lui faisait signe depuis la porte de sa tente.
« Vas-y, Razi, le poussa Wynter avec douceur. Termine tes
affaires. Je vais me changer. Retrouve-moi à la tente quand tu
auras fini. Vas-y, mon frère. Chris a juste besoin d'un peu de
temps. »
« Tu veux boire plus,
Iseult ? »
Embla se pencha pour remplir le gobelet de Wynter.
La jeune femme fut une fois de plus frappée par la richesse de ses
vêtements. Rien de formel, mon
œil ! songea-t-elle en tirant sur sa chemise usée par
le voyage et en remontant ses braies. Sois
maudit, Christopher Garron. Si j'avais su que les seigneurs se
pareraient comme des sultans, j'aurais au moins ciré mes
bottes.
Razi rit doucement à une parole d'Ashkr, et Wynter
sourit. Il se reposait contre un coussin, le bras passé avec
désinvolture autour de la taille d'Embla, ses longues jambes
dangereusement proches des reliefs du repas. Wynter devait
reconnaître que ce dîner avait été une excellente idée. L'ambiance
était tout d'abord au malaise, la conversation avait été hésitante,
mais il n'avait pas fallu longtemps pour que la bonne humeur
contagieuse des Merrons, la diplomatie adroite de Razi et la
distribution généreuse de vin détendent l'atmosphère.
« Tu comprends, avait dit Razi quand ils
étaient entrés sous la tente, que je n'ai aucune intention de
m'interposer entre ton devoir et toi, Embla ? Je n'ai pas
l'audace d'entrer dans ta vie et de te dire comment tu devrais la
mener. Quoi que tu doives faire, je le respecterai, comme je te
respecte toi, entièrement et sans te poser de question. »
Embla l'avait embrassé, Ashkr lui avait versé un verre, et, après
cela, tout s'était bien passé.
Une seule nuit, pensa
Wynter, c'est tout ce qu'il nous faut
supporter. Encore une nuit de leurs étranges formalités, puis nous
serons en route, plus protégés que jamais. Et dans la semaine, nous
arriverons au camp d'Albéron.
Une semaine. Difficile de croire qu'ils étaient si
près du but.
Un nouvel éclat de rire de Razi attira l'attention
de la jeune femme sur l'histoire d'Ashkr.
Sólmundr, en tendant un bras vers Ashkr, secoua la
tête. « Tu te rappelles toujours de travers, Ash !
C'était Úlfnaor, et pas Wari, que les hommes
de permis jettent dans rivière. Mais c'était Wari qui était très
malade, après. Tu rappelles ? Ça est quoi lui ouvre les yeux
sur Soma ? Avant, il est dangereux en chaleur pour sa
villageoise folle qui veut lui tue son père.
— Oh, Frith an
Domhain ! s'exclama Embla en s'asseyant après avoir
resservi Wynter. J'ai oublié cette femme ! Elle folle de
tête ! Quoi que Wari voyait en elle ? »
Avec un sourire retors, Ashkr tendit une main
devant lui pour symboliser de gros seins. Razi s'étrangla et cracha
sa boisson. « Ashkr ! » gronda-t-il.
Sólmundr eut un claquement de langue réprobateur.
« Tu as pas cœur, Ash. Embla raison, tu penses toujours avec
pantalon. »
Embla eut un hoquet mitigé. « Il est raison
pour cette femme, alors. Je te dis, pas cœur de Wari elle capture.
— Arrête ! cria Sólmundr, hilare malgré lui.
Il aime elle !
— Il aime quelque
chose, corrigea Ashkr. Mais je crois ça était caché sous la
jupe. »
Wynter vira au rouge vif et rit comme un cheval.
Elle tourna la tête contre l'épaule de Christopher et le regarda.
Il était très silencieux. C'était le seul à ne pas s'être déridé.
« Tu vas bien ? » demanda-t-elle tout bas. Il eut un
sourire crispé et hocha la tête.
Les rires des Merrons retombèrent, se réduisirent
à des gloussements. Sólmundr s'avança, raide, pour remplir son
gobelet et celui d'Ashkr puis se rassit contre son coussin avec un
soupir de contentement. Il passa la main dans le dos de son ami,
ses yeux parcourant le mur de la tente. Peu à peu, la joie quitta
son visage. « Il est tard », souffla-t-il.
Un silence lourd s'installa, tandis que les nobles
merrons regardaient les ombres de plus en plus denses derrière les
murs de la tente. Sólmundr recula, le visage grave, et Ashkr passa
le bras autour de ses épaules noueuses.
« Coinín, dit Embla en se penchant pour le
voir. Tu allumes les bassins à feu, maintenant.
— Il ne fait pas si sombre », murmura
Christopher.
Razi regarda son ami, contrarié par sa voix
boudeuse.
« Tu allumes les bassins à feu maintenant », ordonna Sólmundr avec un regard
appuyé.
Christopher se leva en silence et alluma une
bougie avec la boîte à silex d'Ashkr. Il fit le tour de la tente
avec cette bougie, pour allumer les quatre bassins à feu préparés
par les seigneurs. Le puballmór fut
aussitôt empli d'une lumière chaleureuse et dansante. Quand il eut
allumé le dernier bassin, Christopher souffla
la bougie et resta un instant debout, son ombre projetée sur le
mur. Wynter le regardait, mais il ne bougeait pas, captivé par la
pile d'armes près de la porte.
Derrière elle, Ashkr défia Razi pour une nouvelle
partie d'échecs, l'air moqueur. Sólmundr objecta, affirmant qu'il
devrait avoir droit à la première partie, à présent que son
corps était libéré de l'opium. Le médecin proposa sèchement de
les affronter tous les deux en même temps, en jouant sur deux
échiquiers, et les seigneurs merrons approuvèrent en chœur.
« Mon homme a des couilles ! fanfaronna
Embla.
— Encore ? s'étonna Ashkr. Je suis surpris tu
les as pas usées. Surpris il peut encore marcher !
— Oh Dieu ! hoqueta Razi mortifié.
Ashkr ! »
Wynter éclata de rire. Christopher restait tourné
vers les armes, la tête ailleurs. « Chris, appela-t-elle
doucement. Tu vas bien ? »
Il la regarda rapidement, rangea la bougie dans la
boîte à silex d'Ashkr et revint auprès d'eux. Mais à l'étonnement
de Wynter, il ne s'assit pas à côté d'elle. Au lieu de cela, il lui
passa la main dans ses cheveux au passage, et contourna les restes
pour s'asseoir entre Razi et Sólmundr. « J'aimerais suivre
cette partie », dit-il à son ami.
Razi sourit, ravi de la soudaine chaleur de
Christopher. Il se redressa, attendant qu'on lui propose un
échiquier. Embla dit : « Tabiyb, murmura-t-elle. Je
veux…
— Nous allons jouer maintenant ! » lança
Ashkr. Embla le regarda vivement. « Oui ? Nous boivons à
battre ton homme aux échecs.
— Oui, murmura Embla. Oui, Ash, buvons à
cela.
— Coinín, dit Sólmundr. Va chercher
boire. »
Wynter croisa les yeux de Christopher quand il se
leva. Il était désespérément malheureux. Elle essaya de
l'interroger du regard, mais il se détourna, frotta les mains sur
son pantalon, et fouilla du regard les ombres du fond de la
tente.
« Tu bois, a
chroí ? murmura Embla en caressant le visage de Razi.
Bois à la victoire ? »
Razi hocha la tête, indécis.
« Viens m'aider, Embla, demanda Christopher.
Je ne sais pas où ça se trouve. »
Tandis qu'Embla allait aider Christopher, Razi
scruta Wynter. Ses yeux sombres étaient troublés. Comme elle, il
sentait cet étrange changement chez les Merrons. Dehors, les chiens
s'agitèrent, leurs chaînes cliquetèrent dans le silence du camp.
Wynter écouta ce calme. La voix douce d'Ashkr
attira de nouveau son attention vers le dîner.
« Dis-moi quoi tu fais ce hiver, Sól.
— Je veux pas dire maintenant », répondit
l'intéressé en écartant sa tête de la caresse d'Ashkr. Son ami le
ramena contre lui, et murmura : « S'il te plaît. »
Sólmundr ferma les yeux. « Je veux pas, Ash »,
susurra-t-il.
Embla et Christopher revinrent avec six petits
gobelets en argent et une cruche sur un plateau. Embla regarda
Sólmundr en passant entre les paillasses. « Raconte,
maintenant, Sól, dit-elle. Fais plaisir à Ashkr. » Elle
s'agenouilla d'un côté de Razi, Christopher de l'autre. Ils
commencèrent à disposer les gobelets.
Sólmundr posa la tête contre l'épaule d'Ashkr et
la leva vers le plafond où la fumée s'accumulait. Ashkr lui déposa
un baiser dans le cou. « Dis-moi quoi tu fais ce hiver, Sól,
murmura-t-il. Dis-moi où tu vas.
— Je vais avec la tribu au terrain de chasse de
l'hiver », commença Sólmundr d'une voix douce.
Ashkr sourit et se radossa au coussin, les yeux
fermés. « Oui. » Il attira Sól contre lui. « Et
après ?
— Après, je laisse ma tribu dans la vallée,
continua Sólmundr, et je vais dans notre loge dans la
montagne.
— Oui », acquiesça Ashkr.
Christopher déboucha la cruche et commença à
remplir les gobelets d'un liquide ambré et épais. Embla les plaça,
un par un, devant chaque convive.
Les yeux de Sólmundr étaient très brillants, à
présent, fixés au plafond. Sa voix rauque était aussi ténue que le
discret grésillement des bassins à feu. « Je chasse le petit
cerf rouge, poursuivit-il. Je chasse bien, et prends beaucoup
nourriture pour l'hiver. Beaucoup peau. Peut-être je chasse aussi
l'ours, pour faire un manteau avec la fourrure noire. » Ashkr
hocha la tête. « Et pas d'hommes à permis, pas cavalerie
aussi, pour harceler nous, priver nous de repos de hiver.
— Ash », souffla Embla en se penchant pour
proposer sa boisson à son frère. Sólmundr et Ashkr se redressèrent,
prirent leur gobelet, les tinrent d'un air solennel, patients.
Embla leva le sien. Wynter et Razi regardèrent Christopher du coin
de l'œil. Quand il attrapa le sien et, sans lever les yeux, le tint
devant lui, ils l'imitèrent. Wynter regarda son gobelet. Ses
vapeurs étaient fortes, et sentaient le miel de sapin.
« Croi an
Domhain, dit Ashkr en guise d'envoi. Ar
fad do Chroí an Domhain ! »
Les Merrons et Christopher
burent, vidant les gobelets d'une seule gorgée. Razi et Wynter
hésitèrent. Lorsque Christopher hocha la tête, ils vidèrent leur
verre.
Wynter hoqueta quand le feu du miel la brûla
jusqu'à l'estomac. Jésu, se dit-elle,
ce que c'est sucré !
« Gah ! s'étouffa Razi. C'est très
amer ! » Wynter le dévisagea sans comprendre. Il essaya
vaillamment de masquer son dégoût, mais échoua, un œil fermé et
tout le visage plissé. « Bah ! Il éclata de rire. Femme,
tu essaies de me tuer ? »
Embla eut un rire tremblant. Christopher prit le
gobelet des doigts de Razi, et le posa soigneusement à côté de lui
par terre.
Ashkr ramena Sólmundr contre lui. « Finis ton
histoire, a chroí, murmura-t-il en
prenant son ami dans ses bras. Quoi tu fais, dans notre loge, tout
le long hiver, quand le feu peint les murs et la neige empile tout
contre porte ? »
Razi hoqueta, tourna sa langue dans sa bouche pour
en chasser l'amertume. « Oh, Embla ! Je… je crois qu'il
me faut de l'eau ! »
Christopher s'agenouilla et posa la main sur
l'épaule de son ami.
Ashkr le regarda, puis chuchota de nouveau à
l'oreille de Sólmundr : « Dis-moi quoi tu fais, Sól, cet
hiver dans loge. »
Sólmundr ferma les yeux. Deux larmes claires
tracèrent un chemin inattendu sur ses joues. « Je… Je…
— Tu es heureux, insista Ashkr en le serrant
légèrement. Dis-le, tu es heureux.
— Je… je heureux.
— Et tu as bel homme blond pour tenir chaud ton
lit. »
Sólmundr sanglota, secouant la tête.
« Oui, insista Ashkr. Oui. Bel homme. Autant
que tu veux.
— Non, murmura Sólmundr. Non, Ash. Non.
— Mais qui chauffe ton cœur, a chroí ? Pendant que ce homme chauffe ton
lit ? » Ashkr se blottit contre Sólmundr et enfouit son
visage dans son cou. « Dis-moi, gémit-il. Dis-moi qui chauffe
ton cœur ?
— Toi, sanglota Sólmundr. Toi. Toujours toi.
Jamais autre personne. »
Wynter regarda les deux hommes, choquée par leur
soudain chagrin.
« Embla ! » L'inquiétude dans la
voix de Razi ramena Wynter à elle. En le voyant, elle se mit à
genoux, les yeux écarquillés. Plié en deux, il se tenait la
poitrine. « Christopher, hoqueta-t-il. Chris…
Que… ?
— Chut », le consola
Christopher en lui frottant le dos. Il regarda Wynter et elle voûta
les épaules avec méfiance, serrant les poings.
« Christopher ? gronda-t-elle.
— Chut, répéta-t-il. Ça va aller. »
Razi regarda autour de lui avec une peur diffuse.
Il voulut se lever, mais Christopher et Embla bondirent pour le
rattraper, soutinrent sa tête et ses épaules quand il tomba en
arrière. Razi cria, les bras tendus pour se défendre.
« Ça va aller ! assura Christopher d'une
voix qui devenait sanglot. Ça va, Razi… s'il te plaît…
— Tu l'as empoisonné !
— Non ! Non, Iseult, fais-moi
confiance ! »
Mais Wynter se jetait déjà en arrière, roulait sur
les fourrures, vers la pile d'armes près de la porte. Elle tâta le
sol, aveuglée par la panique, avant de se rendre compte que les
armes avaient disparu. Elle s'arrêta, sentant le courant d'air là
où quelqu'un avait soulevé le mur de cuir pour tirer leurs armes à
l'extérieur.
Derrière elle, Razi rua et envoya valser le
plateau. Christopher essayait de le calmer, lui répétait que ça
allait, que tout allait bien. Razi le frappa de rage et de peur.
Repliée sur elle-même près de la porte, Wynter regardait avec
horreur par l'interstice sous le mur. La tente était encerclée de
Merrons silencieux. Elle sentit son estomac se serrer jusqu'à
ressembler à une noisette quand elle comprit que c'était pour cette
raison que Christopher était resté là un moment, projetant son
ombre contre le mur. Il avait montré aux autres où se trouvaient
les armes, et leur avait indiqué quelle partie de la tente
soulever.
Elle se retourna vers lui, aboya derrière ses
larmes de rage : « Dieu te maudisse de nous avoir trahis,
Christopher Garron ! Dieu te maudisse ! Que vont-ils
faire de lui ?
— Non, gémit-il en secouant la tête. Non, ma
jolie. S'il te plaît. C'est pour le protéger. C'est tout. Je te le
promets, c'est le seul moyen. »
Razi souleva faiblement un bras, puis le laissa
retomber. Sa tête et ses épaules reposaient sur les genoux de
Christopher, et il essayait en vain de repousser le jeune homme.
Ses yeux se révulsèrent sous ses paupières lourdes, se fermèrent
brièvement, se rouvrirent. Avec un hoquet, il fit une dernière
tentative pour saisir la chemise de Christopher. Il ne parvint qu'à
le frapper à la poitrine, puis son bras retomba en un mouvement
reptilien et reposa, inerte, comme le reste de son corps. Wynter
poussa un cri de désespoir.
Ashkr lança un ordre, et une
lumière vive apparut de l'autre côté des murs de peau, en un cercle
de torches.
« Tu viens prendre soin Tabiyb,
Iseult », l'invita Embla. Elle aida Christopher à étendre Razi
sur les fourrures, le roula sur le côté, et le cala avec des
coussins dans le dos. « Ces herbes sont très fortes. Elles
pourraient le faire malade, et si pas attention, il pourrait
s'étouffer. »
Figée sur place, Wynter regardait Christopher
caresser les cheveux de Razi. « Viens, ma belle, souffla-t-il.
Viens t'occuper de notre ami. »
Derrière elle, Ashkr murmura à Sólmundr :
« Laisse-moi partir, maintenant, a
chroí. Tu sais je dois partir. » Il parlait encore
hadrish, et Wynter se demanda si c'était pour que les Merrons à
l'extérieur ne les comprennent pas.
« Iseult, insista Christopher. Viens. S'il te
plaît.
— On n'a pas temps, dit Embla. Viens
ici. »
Wynter approcha et repoussa Embla.
« Razi ! cria-t-elle en le secouant et en scrutant son
visage immobile. Réveille-toi ! »
Christopher la prit par le bras mais elle s'écarta
de lui avec un cri. Il la saisit de nouveau et l'attira nez à nez
avec lui.
« On n'a pas le temps ! »
cria-t-il. Wynter aboya, et il lui serra les bras. « Je veux
que tu veilles sur Razi, siffla-t-il avec urgence. Ne le laisse pas
seul. » Il l'attira encore plus près. « Et ne laisse pas
Sól tout seul. Je me méfie de ce qu'il a dit à Ash, je ne crois pas
qu'il compte vraiment partir. Ne le quitte pas des
yeux. »
Wynter cligna des yeux, complètement déboussolée.
Elle sentait la colère la quitter, pour faire place à la
peur.
Embla avait rejoint les autres, et, quand elle
parla, ce fut d'une voix douce et persuasive. « Ash. Laisse-le
partir. Ash, laisse Sól partir. Il plus
partie de ça. »
Elle aida son frère à se lever, mais Ashkr ne
lâcha pas la main de Sólmundr, tirant sur son bras. Les hommes ne
se regardaient pas, leur visage était étrangement vide, mais leurs
mains restèrent jointes comme si elles étaient soudées l'une à
l'autre.
« Allons-y, murmura Embla en séparant leurs
doigts. Laisse-le partir, a
chroí. »
Trop sonnée pour faire quoi que ce soit,Wynter
laissa Christopher rejoindre Sól pour lui dire :
« Laisse-le partir, Sól. Le temps est compté. »
Soudain, Sólmundr secoua la main pour lâcher
Ashkr. Celui-ci recula en trébuchant, au désespoir, puis il sembla
se reprendre et, avec une profonde inspiration, se redressa et se
tourna vers la porte d'un pas raide. Embla le rejoignit. À l'extérieur, on n'entendait rien d'autre que
le crépitement des torches et le cliquetis discret des chaînes des
chiens de guerre. Au bout d'un moment, Embla prit la main de son
frère.
Christopher resta accroupi près de Sólmundr.
« Tu pas obligé de tenir promesse, murmura
Sólmundr en serrant son poing vide contre sa poitrine. Je sais trop
à demander.
— Tu as ma parole, Sólmundr. »
Le visage de Sólmundr se radoucit, montrant une
gratitude désespérée. « Les fais pas voir toi, Coinín. Tu sais
ce que font. Tu sais ce que font si attrapent. Úlfnaor, il pourra
pas sauver. »
Christopher hocha la tête.
Wynter s'agenouilla. « Chris… »
murmura-t-elle, soudain très effrayée pour lui. Elle comprenait à
présent que Christopher comptait rejoindre les Caoirigh. Il
comptait partir avec eux, et se remettre à cette foule qui
attendait en silence.
Il y eut un murmure à l'extérieur. Embla se
retourna. « Nous devons partir, Coinín.
— Christopher ! » cria Wynter en se
jetant sur lui.
Le jeune homme se releva d'un seul mouvement et
traversa la tente en hâte pour la rejoindre. Il l'attrapa et la
serra contre lui. « Ne pars pas ! »
Il chuchota dans ses cheveux, rien que pour
elle : « Reste dans la tente, fillette. Tu ne risques
rien, dans la tente. » Il se recula, et la regarda dans les
yeux. « Écoute, quoi qu'il arrive… quoi… oui, quoi qu'il
arrive, ces gens veilleront sur toi, dorénavant. Je te le promets.
Je veux que tu me promettes d'accepter leur protection. Promets-moi
que tu forceras Razi à l'accepter aussi.
— Oh, mon Dieu, Christopher ! Que vont-ils te
faire ? »
Il secoua la tête, les larmes aux yeux.
« Promets-moi, Iseult ! S'il te
plaît ! Dis-moi que tu accepteras leur protection, quoi
qu'il arrive. Même si… Iseult, promets-moi que tu ne seras pas la
proie des Loups ! »
Wynter saisit Christopher par les bras, l'argent
de ses bracelets d'un froid glacial sous sa peau.
« Reste ! siffla-t-elle. Que pourraient-ils te faire si
tu restais ? »
Il secoua la tête.
« Reste ! S'il te plaît, ils ne peuvent
pas te forcer à partir ! »
Christopher se dégagea doucement. Il embrassa ses
doigts. « Ils ne me forcent à rien du tout, ma jolie. C'est
mon choix. Une fois que nous avons décidé de rester, j'étais forcé
d'intervenir et… je ne peux pas le laisser, ma jolie. Si tu savais,
tu ne le laisserais pas non plus. » Il regarda Razi. « Tu
lui diras que je suis désolé, d'accord ?
Dis-lui que c'est tout ce que je pouvais faire pour la
protéger.
— Dis-le-lui toi-même ! cria Wynter. Où
vas-tu donc pour ne pas pouvoir le lui dire toi-même ?
— Coinín. » Le murmure d'Ashkr les fit se
retourner tous les deux. Une ombre barrait la porte. Embla jeta un
dernier regard vers Razi et Wynter. Ashkr ne bougea pas. Sólmundr
regardait sans les voir les flammes des bassins à feu, la main
toujours serrée sur son cœur.
Ashkr lâcha la main d'Embla. La dame pâle se
pencha, souleva la porte et sortit. Dès qu'Embla et Ashkr furent
entrés dans la lumière, Christopher les suivit.
Wynter n'essaya pas de le retenir, ne tendit pas
la main vers lui, ni ne parla. Elle était trop étourdie par la
confusion et la peur. Wynter regarda donc Christopher partir en
silence. Il prit place à côté des jumeaux. Pendant un instant, sa
silhouette se découpa sur les torches des Merrons. Puis quelqu'un
arriva par le côté, le rabat de la tente retomba, et il
disparut.