La volonté du Monde
Ashkr partit à un rythme éprouvant, avançant de
manière implacable, le visage fermé, tout le corps tendu. Wynter
sentait qu'il essayait de modérer son allure par égard pour leur
piteux état, mais si quelqu'un traînait trop, l'homme désespéré
finissait tôt ou tard par décrire un cercle serré avec sa monture
et par encourager le traînard en criant : « Vite,
vite ! Plaît à vous, je prie, plus vite ? »
Une heure plus tard, quand ils franchirent enfin
la crête d'une colline et découvrirent le campement merron, Wynter
faillit tomber de son cheval, partagée entre la douleur et le
soulagement. À côté d'elle, Wari gémit ce qui ressemblait à
une prière de gratitude, et Christopher desserra ses mains
blanchies du pommeau de sa selle. Razi, qui n'avait pas prononcé un
mot durant le trajet, contempla raide et méfiant l'installation en
contrebas.
Ashkr piqua des deux pour descendre la colline et
passa entre les tentes en direction de l'arrière du camp. Ses
chiens l'accompagnèrent avec des aboiements et des jappements, et
les autres chiens accoururent depuis les ombres pour les
accueillir. Il était très tard dans la soirée, le crépuscule
rosissait la brume au-dessus des arbres, et les feux de cuisine
parfumaient l'air du soir. Dans tout le camp, des hommes et des
femmes sortaient de leur tente ou se levaient pour regarder le
petit groupe de voyageurs que ramenait leur seigneur.
« Wari ! s'écria une femme avec une
panique évidente dans la voix. Wari ! » Elle commença à
courir vers eux et Wari, entendant sa voix,
se redressa. Il leva son bras valide en un salut crispé, en sortant
au trot d'entre les arbres, et plusieurs hommes et femmes
s'approchèrent avec inquiétude. On poussa quelques cris et hoquets
surpris devant sa blessure. Razi fendit la foule de Merrons, et
Wynter et Christopher l'imitèrent.
Ashkr fit arrêter son cheval, sauta de la selle et
parcourut en courant les derniers mètres pour rejoindre Embla,
alors qu'elle sortait de la tente. Angoissé, Ashkr saisit sa sœur
par les épaules et l'interrogea. Elle posa la main sur sa poitrine
et sa réponse fit pousser à Ashkr un cri de désespoir. Il la
contourna, le rabat de la tente retomba derrière lui avec un
claquement. Embla le suivit un moment des yeux, puis se tourna vers
Razi, Wynter et Christopher. Son beau visage n'exprimait aucune
chaleur, rien que de la tension et un chagrin inquiet qui menaçait
de se muer en larmes.
Wynter regarda autour d'eux. Le camp était composé
de huit ou neuf des célèbres tentes coniques des Merrons, la
plupart éclairées de l'intérieur, la plupart avec un petit feu de
cuisine devant l'entrée. Wynter plissa les yeux pour voir au-delà
de ces lumières. On distinguait au moins une dizaine de chevaux,
alignés flanc contre flanc et paissant sur le coteau herbeux qui
descendait vers la rivière. Derrière les tentes, le linge sur les
cordes claquait au vent, et, çà et là, étaient disposées de grands
tas de bûches. Ce n'était pas un camp érigé à la hâte le temps de
soigner un malade : c'était une installation semi-permanente,
bien établie et bien choisie. Peut-être une base d'où les Merrons
comptaient opérer.
Wynter commença à soupçonner que les hommes et
femmes qui avaient attendu dans la forêt près de la taverne Wherry
étaient un groupe de reconnaissance, envoyé pour préparer l'arrivée
de leurs seigneurs. Elle vit Razi étudier les alentours, tirant
sans doute les mêmes conclusions. Christopher, courbé sur sa selle,
guidait d'une main sa monture au travers de la foule méfiante. Il
n'avait d'yeux que pour Embla, et scrutait son visage pour jauger
son intention.
Embla accorda un vague coup d'œil à Wynter et à
Christopher, puis porta toute son attention vers Razi. Il arrêta
son cheval et resta froidement en selle.
« Sól ne te laissera pas le soigner, souffla
Embla. C'est peu importe ce que dit Ash. »
Razi grogna et se laissa glisser de sa selle sans
répondre. Wynter le vit dissimuler un faux pas quand il toucha le
sol, etpour la première fois elle se demanda à quel point il était
épuisé. « Wyn… Il s'éclaircit la voix.
Iseult, corrigea-t-il en levant les bras. Viens avec moi. » Il
la prit par la taille, et Embla fronça les sourcils, voyant la
grimace que Wynter ne parvint pas à cacher. Ses yeux bleu marine
allèrent de Wynter à Christopher, et elle parut réellement choquée
de leur apparence.
Razi regarda Wynter. « Tu es
prête ? » murmura-t-il. Elle hocha la tête, se mordit la
lèvre, et Razi mobilisa toute sa force pour la faire descendre de
son cheval. La douleur explosa et tout menaça de disparaître un
moment, mais Wynter retrouva ses esprits presque aussitôt, et
parvint à s'écarter de son étreinte, à se reprendre avant que sa
faiblesse ne soit trop évidente. Razi se tourna vers Christopher
avec un air interrogateur. Le jeune homme hésita, puis serra les
dents et descendit sans aide de sa selle. Razi plaça une main
discrète contre son dos pour le stabiliser, puis dit à Embla :
« Écarte-toi. J'aimerais entendre Sólmundr par
moi-même. »
Embla désigna Christopher et Wynter. « Ils
doivent rester dehors. »
Razi la figea d'un regard. « Certainement
pas. » Il la contourna pour entrer sous la tente. Wynter et
Christopher le suivirent, évitant Embla pour pénétrer dans la
pénombre éclairée par la lumière vacillante des torches.
L'atmosphère de la tente était chaude et
étouffante. Ça sentait la sueur et la bile, et l'intérieur pourtant
spacieux paraissait trop encombré. Sólmundr était blotti sur une
paillasse de fourrures, torse nu, les couvertures rejetées sur les
hanches. Wynter fut choquée de la multitude de marques anciennes de
fouet et de cicatrices qui couturaient son corps noueux. Accroupi à
ses côtés, Ashkr lui tenait la main. Il foudroyait Úlfnaor du
regard alors que l'homme lui parlait en merron, d'une voix basse et
coléreuse. Derrière la paillasse était accroupie une femme sèche
aux yeux sombres, d'une quarantaine d'années. Elle regardait les
deux hommes avec détachement, la main sur le dos tremblant de
Sólmundr.
C'est certainement Hallvor,
la guérisseuse, se dit Wynter en voyant le brasero en cuivre
et les bourses d'herbes et les flacons.
À leur entrée, Úlfnaor leur lança un regard
agacé et se détourna. Il alla au fond de la tente à grands pas, et
se campa dans l'ombre, bras croisés. Hallvor les examina de la tête
aux pieds sans émotion visible.
Christopher et Wynter restèrent en retrait, côté à
côté dans l'ombre. Depuis la porte, Razi regarda Sólmundr, l'air
impénétrable. Wynter avait du mal à croire le changement qu'avait
subi ce pauvre homme depuis leur rencontre.
Il était recroquevillé en une boule serrée, le poing crispé contre
l'estomac, et son visage aimable était transformé par la
souffrance. Il haletait, et paraissait incapable de retenir les
bruits de douleur qui lui échappaient à chaque souffle. Ashkr fit
signe à Razi.
« Viens ! Ici, Tabiyb, viens. Regarde
Sól. »
Embla entra dans la tente et avança pour
s'agenouiller près de Hallvor. Elle posa une question à voix basse,
et la femme brune secoua la tête, sans espoir.
« Tabiyb ! cria Ashkr.
Venez ! » Il tapa du poing par terre, près du lit de
Sólmundr, et son ami sursauta de surprise. Ashkr se tourna de
nouveau vers lui. « Gabh mo leithscéal, a
chroí ! Chhhhh ! » Il posa tendrement la main
sur le front de Sólmundr. Puis il aboya par-dessus son
épaule : « Frith an Domhain,
Tabiyb. Viens ici ! Soigne Sól, ou je mets épée dans
ton tête ! »
Christopher s'avança et Wynter vit sa main se
poser sur son katar, tout comme elle l'avait placée sur son
poignard. Elle sortit des ombres, l'air dur. Ashkr n'aurait pas dû
leur rendre leurs armes s'il comptait les menacer.
Ashkr les vit s'avancer et leva une main en signe
de paix. « Je parle par peur, assura-t-il la gorge nouée. Peur
me rend idiot. Je blesserai pas votre ami. » Il essaya de
ravaler son alarme, et toucha les fourrures. « Tabiyb, tu
viens aider, oui ? Viens aider, tu es bon. »
Razi tendit la main et, sans même les regarder,
repoussa Christopher et Wynter dans l'ombre. Il considéra Hallvor,
puis alla s'agenouiller à côté de Sólmundr. « Sólmundr, Embla
me dit que tu ne veux pas mon aide. » L'intéressé ouvrit les
yeux avec un hoquet, et se concentra sur le visage de Razi. Puis
vers Ashkr. « Tá m'uain tagtha, a Ash. Tá
An Domhan do m'iarraidh… tá… ohh… » Il ferma les
paupières, de nouveau au supplice.
Razi se tourna vers Christopher. « Qu'est-ce
qu'il a dit ? Christopher, viens ici ! Traduis-moi ce
qu'il dit. »
Christopher le rejoignit en boitant et
s'agenouilla, raide, au pied du lit de Sólmundr. « Il dit que
son heure est venue. Qu'An Domhan, le
Monde, notre… la vision de Dieu qu'a mon peuple, veut son
retour. » Christopher soupira et passa une main tremblante sur
son visage. « Il veut mourir, Razi. Tu ne peux rien faire
contre ça. Sólmundr a le droit de choisir. »
Razi et Wynter se tournèrent vers Christopher,
bouche bée. Il haussa les épaules, résigné. « Ils croient
qu'il a le droit de choisir », expliqua-t-il doucement.
Sólmundr chuchota quelque
chose en merron. Il tira le poing serré d'Ashkr contre sa poitrine
et, pour la première fois, Wynter remarqua la marque d'esclave sur
son bras. « Je besoin pas aide, Tabiyb, grinça-t-il en
plissant les yeux vers Razi. Je prêt. C'est bien que An Domhan appelle. Maintenant… ça est
bien. »
Ashkr s'accroupit près de Sólmundr, et sa main se
porta amoureusement dans les cheveux trempés de sueur du pauvre
homme. Il murmura avec une intensité convaincante et se pencha pour
regarder Sólmundr dans les yeux. Celui-ci lui rendit son regard, le
corps secoué de frissons de douleur, et Ashkr posa le front contre
la tempe de son ami, lui murmurant des suppliques que l'on devinait
désespérées.
Wynter observait les mains jointes des deux
hommes. Elle perçut la profondeur du désespoir d'Ashkr. Elle
examina les bracelets assortis de cuivre et d'argent tressés que
ces deux hommes portaient au poignet, et avec un éclair de
compréhension toucha le bracelet de laine que Christopher lui avait
confectionné. La nature de l'amour que partageaient ces deux hommes
se fit évidente. Elle eut un froncement de sourcils incertain, tout
à fait désarçonnée par le genre d'hommes qu'étaient Ashkr et
Sólmundr. Mais, tandis qu'Ashkr continuait de murmurer à l'oreille
de son ami, Wynter compatissait, et regrettait de ne pouvoir saisir
la main de Christopher.
« Chris ? demanda-t-elle doucement. Que
dit Ashkr ? »
Christopher traduisit en un murmure :
« Tu m'avais promis, tu te rappelles ? Tu m'as fait une
promesse. Tu ne veux pas la tenir ? Comment peux-tu me laisser
ici, maintenant, terminer tout cela sans toi ? »
Soudain, les yeux de Sólmundr s'écarquillèrent et
il cria, arqué comme s'il avait voulu se mettre à genoux ;
Ashkr se tourna vers Razi, et le supplia en silence
d'intervenir.
Razi se pencha en avant. « Sólmundr !
Voulez-vous me permettre de vous examiner ? Je vous jure que
je ne ferai rien sans votre permission, mais s'il vous plaît,
laissez-moi au moins vous examiner !
— Sólmundr ! » Christopher saisit le
pied de l'homme au travers des fourrures. « Si la volonté
d'An Domhan était que tu meures,
pourquoi envoyer Tabiyb ? Pourquoi aurait-Il envoyé un homme
capable de faire ceci ? » Il releva sa manche gauche et
avança le bras, pour dévoiler sa longue cicatrice. « Ça n'a
aucun sens, Sól ! Aucun ! Réfléchis un instant, et tu le
comprendras. »
Hallvor étudia le bras de
Christopher puis Razi. Elle se pencha en avant et murmura à
l'oreille de Sólmundr, tout en lui caressant le dos par de longs
gestes apaisants. Sólmundr cacha son visage dans le creux du bras
d'Ashkr. Wynter était certaine qu'il allait refuser l'aide de Razi,
mais il grogna quelque chose en merron et hocha la tête. Hallvor,
Ashkr et Christopher se tournèrent vers Razi, le visage plein
d'espoir.
Aussitôt, Razi écarta les fourrures du corps de
Sólmundr. « Ashkr, passe derrière lui, relève-le légèrement et
appuie-le contre toi. Hallvor ! » Il regarda la femme en
face, toucha le poing que Sólmundr avait serré contre son estomac
et fit un geste pour indiquer qu'il fallait l'écarter. Elle le fit.
Sólmundr poussa un gémissement aigu et essaya de relever les genoux
contre son estomac. Razi appella Wynter :
« Sœurette ! » Elle s'avança pour s'accroupir à côté
de Christopher. « Aide Christopher. Tire doucement pour tendre
ses jambes. Embla, appuie sur ses genoux. Doucement… oh,
doucement ! Ça ira ! »
Il ne fallut que quelques instants à Razi pour
achever son auscultation. Puis il hocha la tête pour que tous
lâchent les bras et jambes de ce pauvre homme, et Sólmundr se
recroquevilla de nouveau sur le côté. Hallvor remonta les fourrures
sur sa taille, et Ashkr s'assit pour caresser ses cheveux mouillés,
regardant Razi comme si celui-ci tenait le monde entier entre ses
mains.
Razi s'assit sur ses talons. Wynter sut à son
expression que la nouvelle n'était pas bonne. Elle parlait très peu
l'arabe, mais elle comprit parfaitement quand Razi s'adressa à
Christopher : « Je ne peux pas sauver cet
homme. »
Christopher détourna le regard des souffrances de
Sólmundr.
« C'est ce qui a tué mon père,
Razi. »
Wynter posa la main sur son bras. « Oh,
Chris », murmura-t-elle.
Razi hocha la tête, malheureux. « Oui, je
pense que c'est la même chose.
— Tu m'as dit savoir ce qui en était la cause,
rappela Christopher. Tu affirmais avoir ouvert le corps humain et
vu le cancer qui entraîne cela. »
Les yeux de Razi s'écarquillèrent d'horreur.
« Oui, Chris, mais sur des cadavres ! Pas sur…
— Tu m'as dit que tu avais aidé St James à
soigner un homme qui avait la même chose. Tu as dit qu'il lui avait
ouvert le ventre et retiré le cancer.
— Chris ! Je t'ai aussi dit que cet homme
était mort. Victor n'a pas réussi à le sauver, le choc a été trop
fort, l'infection… »
Christopher se pencha et
saisit Razi par le poignet. « Tu peux essayer !
insista-t-il. Au moins, tu peux essayer. »
Razi couvrit la main de son ami, et la serra.
« Christopher, je refuse que ces gens se vengent de nous pour
une mort qui aura lieu de toute façon. Si cet homme rend l'âme
pendant que je l'opère…
— Nom de Frith ! Nous ne sommes pas des
animaux ! Ils ne vont pas te tuer pour un échec
honnête ! » Christopher retira sa main et désigna
Sólmundr. « Ne le laisse pas comme ça, Razi. Ne le laisse pas
partir comme… ne le laisse pas partir comme ça. »
Wynter lui caressa le bras, avec un regard
compatissant vers Razi. Incapables de comprendre le sudlandais, les
Merrons gardaient le silence, les yeux passant de l'un à l'autre
pour tenter d'interpréter le ton de leur conversation.
« Chris, souffla Razi. Regarde-moi. » Il
leva les mains. Ses doigts tremblaient, ses mains étaient tout sauf
assurées. « Je vais le tuer, Chris. Je vais le tuer, aussi
sûrement que si je plongeais mon épée dans sa gorge. »
Christopher considéra les mains tremblantes de
Razi, puis son visage noirci de suie. « Je vais le leur dire.
Je vais leur dire que tu as besoin de dormir. Prends un philtre, va
te coucher, oublie tout jusqu'à demain. Si An
Domhan épargne Sólmundr jusque-là, tu pourras le sauver à
ton réveil. »
Mon Dieu, songea
Wynter en regardant Razi. Quel
fardeau.
Razi cligna des yeux. « Tu leur expliqueras
ce dont j'ai besoin ? Tu dois tout traduire précisément. Je ne
peux pas me permettre le moindre malentendu. »
Toute la tension quitta le corps de Christopher,
et il serra l'épaule de Razi. Puis il commença à traduire aux
Merrons les instructions de Razi pour le lendemain.
Quelques heures plus tard, quand tout fut réglé,
Wynter sortit et inspira profondément pour nettoyer ses poumons de
l'odeur de cette tente. Avec un frisson, elle resserra sa cape
autour de ses épaules et regarda les étoiles. Elle fut surprise de
sentir dans l'air de la nuit la vive promesse de l'automne. Mais
elle se demanda où l'hiver les trouverait.
Razi sortit de la tente d'un pas chancelant, et la
bouscula en suivant Embla vers leurs quartiers. Il arrivait à peine
à mettre un pied devant l'autre, et ne parut pas remarquer
Wynter.
Christopher arriva derrière elle et lui passa une
main dans le dos.