Les ombres surpeuplées
Wynter s'inclina un peu plus vers le cou d'Ozkar,
et pencha la tête afin que la bordure sombre de son chapeau
dissimule ses yeux. Nerveux, le cheval fit un pas de côté, comme
pour sortir de leur cachette. La peur de sa cavalière le gagnait
peu à peu. Wynter lui caressa l'épaule en murmurant quelques
paroles rassurantes. Mais l'animal piaffa lourdement.
Les hommes qu'elle surveillait entre les arbres se
rapprochaient. Wynter les suivait aux bruits que faisaient leurs
chevaux, et elle se renfonça un peu plus profondément dans l'ombre.
Elle avait peine à croire que ces deux hommes avaient pu échapper
aussi facilement à son attention. Il faisait si sombre, dans cette
épaisse forêt, que Wynter ne les aurait jamais remarqués si l'un
d'eux n'avait pas été assez bête pour allumer sa pipe. Alertée par
la riche odeur, elle avait tremblé d'angoisse rétrospective :
selon toute probabilité, cela faisait des jours qu'ils voyageaient
en parallèle d'elle, sans le savoir. Les bruits de leurs chevaux
avaient couvert ceux d'Ozkar, et inversement.
Wynter releva tout juste la tête pour regarder au
travers des branches, espérant les apercevoir au passage, quand un
signal sifflé discrètement depuis la route lui fit baisser le nez,
le cœur battant. Les hommes firent silence un moment, puis
répondirent par un sifflement modulé. À l'horreur de Wynter,
ils traversèrent le sous-bois dans sa direction.
Ils passèrent tout près d'elle, et la peur emplit
Wynter d'une envie presque irrésistible de jeter un œil. Mais il
aurait suffi d'un mouvement trop brusque pour
qu'ils la repèrent, et elle garda les yeux fermés, la tête baissée.
Ils la dépassèrent au pas.
Ils disparurent à sa vue quand leurs chevaux
descendirent le talus qui menait à la route. Wynter fit faire
quelques pas de côté à Ozkar afin de les observer.
Elle aperçut le sommet de leur crâne au moment où
ils quittaient l'ombre pour la lumière impitoyable du soleil. Ils
s'arrêtèrent au milieu de la chaussée, le regard braqué sur les
arbres du talus opposé. Wynter suivit leur regard, et se tassa
encore un peu à la vue de quatre cavaliers qui venaient à leur
rencontre. Les deux hommes déjà sur la route rejetèrent leur
chapeau et se démasquèrent. C'étaient des Tisserands. Leurs cheveux
et leur barbe couverts de rosée scintillaient au soleil. Alors
qu'ils observaient les arrivants d'un air méfiant, les yeux
étrécis, l'un d'eux les interpella en sudlandais, la langue du
Royaume de Jonathon :
« Si loin ? »
L'un des nouveaux venus répondit :
« Et toujours pas rendus. »
La tension parut quitter les hommes, et Wynter
mémorisa ces mots de passe, ainsi que les sifflements qui avaient
précédé.
Tandis que le groupe s'arrêtait, l'un des
Tisserands, plus petits, demanda :
« J'imagine que nous suivons la même
direction ?
— Tout est possible », répondit l'un des
hommes d'un ton vague.
Ils relevèrent leur coiffe, et Wynter sentit la
peur se raviver. Des Haunards ! Des guerriers, à en croire
l'abondance de leurs armes étincelantes. Elle se pencha sur sa
selle pour mieux les voir. Elle n'avait jamais rencontré de
Haunard, mais leur sauvagerie et leur ruse étaient notoires. Leurs
yeux en amande, noirs comme la nuit, considéraient les Tisserands
avec mépris, et leur visage plat couleur de miel dissimulait bien
mal un rire narquois.
« Nous aimerions vous signaler humblement que
vous n'êtes pas très doués pour vous cacher, railla le plus jeune.
Il faut être idiot pour ne pas pouvoir se passer de sa pipe à ce
point… »
Les Tisserands échangèrent un regard. Le plus
grand mordit fermement la tige de sa pipe et commença à retourner
vers les arbres.
« Restez de votre côté de la route, et ma
fumée ne vous dérangera pas », lança-t-il d'un ton
définitif.
Les Haunards échangèrent un
rictus amusé et firent reculer leur monture. Wynter en conclut que,
comme elle, ces hommes voyageaient en secret, renonçant au confort
relatif de la route pour profiter de la couverture de la forêt. Les
Haunards paraissaient n'avoir hélé les deux hommes que pour se
moquer de leur maladresse. Sans ralentir, le plus jeune rit et
ajouta :
« Nous prions pour que vous n'ayez pas que
votre discrétion à offrir au Prince Rebelle ! »
Le Prince
Rebelle ? s'étonna Wynter. Albéron ? Ainsi, tu réunis des alliés à ta table.
Doux Jésu, Albéron ! D'abord des Tisserands, et maintenant des
Haunards ? As-tu perdu la tête ?
Sur la route, le jeune Haunard continuait
d'asticoter les Tisserands, sa voix moqueuse portée par l'air
chaud.
« Nous vous suggérons modestement de danser
au milieu de la route en chantant à tue-tête, ce ne serait guère
moins efficace que la façon dont vous vous cachez.
— Eh bien, gronda le Tisserand le plus petit,
votre sens de la diplomatie sera un atout de choix pour le futur
roi. Dormez bien ces douze prochaines nuits, Haun, et ne vous
inquiétez pas, nous nous reverrons au camp. »
Les Tisserands remontaient le talus tout en
parlant, et Wynter fit reculer Ozkar dans l'ombre sans perdre une
miette de leurs adieux hargneux. Les Tisserands disparurent parmi
les arbres dans un sillage de fumée et de marmonnements. Les
Haunards s'étaient fondus dans la forêt, sans doute de l'autre
côté.
Wynter resta sur place, plongée dans ses pensées,
et Ozkar se remit à somnoler sous elle.
À présent, elle se demandait si le roi avait
eu raison. Albéron comptait-il vraiment renverser la
couronne ? L'idée que le prince s'allie avec les Haunards ou
les Tisserands lui glaçait le sang. S'opposait-il vraiment à son
père, à présent, entouré de fanatiques et de conquérants
avides ? Que deviendrait le royaume, dans ce cas ? Et
quel accueil Wynter pouvait-elle espérer de la part de son ancien
ami, s'il s'était vraiment retourné contre le roi ?
Elle regarda les arbres autour d'elle, pensa aux
Haun et aux Tisserands, et à ce qu'ils représentaient. S'il fallait
en arriver là, si elle devait faire la part des choses entre eux
d'un côté et le roi Jonathon de l'autre – Albéron ou pas
Albéron –, Wynter savait très bien qui elle choisirait. Elle
secoua la tête, perplexe. Elle ne voulait pas envisager les choix
auxquels cela pourrait la contraindre. Au bord du désespoir, Wynter
se redressa et ravala son inquiétude.
Ça
suffit, se dit-elle fermement. Inutile
que je m'inquiète avant même de rejoindre Albéron et de découvrir
la vérité. Une fois que j'aurai des certitudes, il sera facile de
me décider. Résolue, elle serra les dents. Elle ne comptait
pas échouer dans cette quête pour laquelle elle avait sacrifié son
père et risquait sa propre vie.
La forêt était à présent tranquille, apparemment
déserte. Wynter abandonna son observation et se laissa glisser de
sa selle. Elle s'appuya un moment contre le cou de l'animal pour
détendre sa nuque. Ils s'étaient mis en route juste avant l'aube,
et il était grand temps qu'ils fassent une halte. Il aurait été
plus sage de se reposer à proximité du sommet de la colline, mais
Wynter devait d'abord faire le plein d'eau. Elle décida de se
risquer près du cours d'eau en bord de route. Dieu seul savait
quand viendrait la prochaine occasion de se ravitailler.
Tandis qu'elle dénouait les liens, Ozkar lui donna
un coup du bout du nez et renifla sa tunique à la recherche d'une
friandise. Wynter repoussa sa tête avec une irritation fatiguée. Il
était rationné, une meule de pain-à-cheval matin et soir, et cela
suffisait largement, même à ce pas vif. D'ailleurs, si ça n'avait
tenu qu'à Wynter, elle lui aurait tout laissé, tout. Après cinq jours de route, elle en avait plus
qu'assez, du pain-à-cheval, du fromage et de la saucisse. Même
trempé, ce pain de son grossier était un calvaire pour les dents,
et une torture pour le ventre.
Que ne donnerais-je pas pour
une assiette de foie aux oignons, songea-t-elle en passant
les outres à son cou et en se mettant à quatre pattes. Ou, oh, mon Dieu, un cordial à la framboise… de la tarte
aux pommes avec de la crème. Elle descendit pas à pas, les
yeux et les oreilles aux aguets pendant que son cœur et son estomac
rêvaient de nourriture.
Elle atteignit l'orée du sous-bois et regarda le
petit torrent qui bouillonnait au bas du fossé. Wynter savait que,
le visage caché, elle n'était qu'une tache noire dans les ombres
mouvantes. Avec le moins de mouvements possibles, elle tendit le
bras vers le ruisseau et y plongea son outre. Une joue par terre,
Wynter surveillait la route en attendant qu'elle se
remplisse.
Elle allait plonger la deuxième dans le torrent
quand elle entendit des sabots battre le sol. Elle retira sa main
en hâte et se serra dans l'ombre au moment où un cheval la
dépassait au galop.
C'était un marchand, moyennement prospère à voir
sa tenue, qui tirait derrière lui une mule de bât bien chargée. Il
voyageait beaucoup trop vite pour l'animal, et lançait des regards
paniqués derrière lui. Wynter le considéra le cœur lourd, et se
demanda à quoi il s'était attendu, en
empruntant cette route seul. Il n'avait même pas eu la présence
d'esprit de cacher la qualité de sa sellerie ou de ses
vêtements.
Deux poursuivants approchaient ventre à terre,
courbés sur leur monture. Ils rattrapèrent vite leur proie, de part
et d'autre de la mule comme une meute de loups. Au moment de
dépasser le marchand, le bandit à sa gauche brandit un bâton et fit
tomber l'homme d'un grand coup à la tête.
Son chapeau de couleur vive roula dans le fossé
devant Wynter. L'homme tomba entre les chevaux et fut abandonné
dans la poussière. Les bandits s'élancèrent à toute vitesse
derrière sa monture pour récupérer ses biens.
Wynter restait fascinée par le marchand étendu sur
le dos au milieu de la route. Il était sonné, le visage couvert de
poussière, et une flaque de sang s'élargissait peu à peu sous sa
tête. Elle entendit les bandits capturer et arrêter le cheval et la
mule, et sut avec certitude ce qu'il allait advenir de cet homme.
Elle rentra le menton et serra les dents quand les bandits
revinrent au petit trot.
Celui qui avait frappé se laissa tomber de sa
selle avec légèreté et alla jusqu'au marchand. En le voyant
approcher, ce dernier leva une main gantée vers le ciel, le regard
perdu. Il ne paraissait pas comprendre la situation. Le vaurien
brandit son bâton, et Wynter ferma les yeux avant qu'il l'abatte
sur le visage du marchand.
Il y eut peu de coups. Cachée derrière ses mains,
Wynter attendit immobile que les bandits aient déshabillé le
cadavre. Ils bavardaient tranquillement en faisant leur affaire,
apparemment familiers, et guère dérangés par leur tâche. Ils
parlèrent beaucoup de l'auberge, et de Jenny, et de celui des deux
qu'elle préférait. Ils spéculèrent sur ce que leur prise leur
rapporterait, et conclurent que ce serait un beau pactole.
Peut-être assez pour que Jenny les aime tous les deux en même
temps, s'ils se débrouillaient bien. Il y eut quelques gloussements
bon enfant, et Wynter se mordit les lèvres.
Enfin, leurs voix repartirent vers les chevaux, et
Wynter prit le risque de tourner la tête pour jeter un œil au
marchand.
Les bandits l'avaient traîné sur le côté de la
route et installé au pied d'un arbre, comme si la politesse les
faisait hésiter à barrer la route. Il était blotti sur le côté, dos
vers elle, et, une fois qu'elle l'eut regardé, Wynter ne parvint
plus à s'en détourner. C'était le père ou le fils de quelqu'un. Peu
de temps auparavant, il était encore vivant, il respirait,
nourrissait des pensées et des projets. Et
maintenant, ce n'était plus que de la viande au rebut, une charogne
abandonnée aux castors et aux renards, et sa famille ne saurait
peut-être jamais ce qui lui était arrivé.
Ça pourrait être moi,
se dit Wynter, soufflée et
éteinte.
Soudain, le bandit armé de son bâton réapparut.
Agenouillé devant Wynter, il se pencha pour ramasser quelque chose
dans les ronces du fossé. Il se recula avec un sourire, et montra
le chapeau du marchand à son compagnon.
Wynter aurait dû se recroqueviller, mais elle
ressentait une telle haine pour lui qu'elle ne put détourner les
yeux du bandit, accroupi là à battre le chapeau sur son genou pour
le dépoussiérer.
Il allait se redresser quand il leva le nez et la
repéra dans les fourrés. Wynter le vit cligner des yeux, froncer
les sourcils, et elle sentit son cœur se figer quand l'homme se mit
lentement sur ses pieds, fouillant les ombres d'un regard plein de
doute.
« Qu'est-ce qu'il y a ? » demanda
son compagnon déjà remonté en selle et prêt à partir.
L'autre ne répondit pas. Au lieu de cela, il
traversa la route et s'accroupit devant la cachette de Wynter, pour
la regarder dans les yeux par-dessus le cours d'eau chantant.
Tout ce qu'on avait appris à Wynter, tout ce
qu'elle savait devoir faire dans ce genre de situation, déserta
aussitôt son esprit. À son horreur absolue, elle resta là,
figée et impuissante, tandis que l'homme l'observait de pied en
cap.
Il la détailla à loisir, et elle vit qu'il
remarquait ses courbes résolument féminines. Quand il croisa de
nouveau son regard, ses yeux étaient calculateurs et chauds. Il
montra les dents, et Wynter ressentit une peur horrible et
paralysante au creux du ventre en découvrant la faim qui dévorait
les reins de l'homme.
« Eh, Tosh ! insista son compagnon.
Qu'est-ce qu'il y a ? »
Il avait retourné son cheval, et Wynter l'entendit
approcher au pas.
Le bandit se releva et lui fit signe de
reculer.
« Rien, dit-il en retournant vers les
chevaux. Rien, juste un terrier de blaireau ! J'ai cru que
c'était quelqu'un allongé ! Le soleil a dû me taper sur le
crâne ! »
Une vague de soulagement retourna l'estomac de
Wynter. Elle plaqua une main sur sa bouche, certaine qu'elle allait
vomir. Quand le bandit remonta en selle, elle l'entendit
dire :
« Eh, Peter. Quand on aura fixé notre prix
avec Murk le Muet, va t'occuper de Jenny tout seul. J'ai un truc à
faire.
— Bah, rien de folichon. J'ai juste envie de
chasser un peu.
— D'chasser ? répéta l'autre, perdu. Au lieu
d'aller voir Jenny ? Tosh, c'est pas que je me plains, Dieu
m'en est témoin ! Mais, t'es pas marteau ? »
Le bandit gloussa. Ils commencèrent à s'éloigner,
mais, avant qu'ils ne soient trop loin, Wynter l'entendit répondre
d'un air bonhomme :
« Non, je suis pas fou. Mais d'un coup, là,
j'ai envie de viande fraîche. C'est tout. »
Et il rit de nouveau, un rire chaleureux qui fit
trembler Wynter et lui serra la gorge de terreur.