La blessure qui soigne
« Níl sé réidh. »
Christopher ? s'étonna Wynter en sortant de son sommeil noir.
La voix d'Ashkr lui parvint dans les ténèbres, en un merron insistant et désespéré. « Tá sé beagnach ina mhaidin ! »
Christopher répondit par quelques syllabes sifflantes, la voix brusque et cassante. Wynter cligna des yeux pour chasser l'endormissement et roula sur le côté. Derrière le rabat de la tente, les silhouettes des deux hommes se découpaient contre les flammes d'un grand feu. Celle de Christopher était masquée par l'épaisse fourrure dans laquelle il s'était emmitouflé. Il s'approcha d'Ashkr et montra les dents au grand homme, l'air belliqueux.
Quoi qu'il ait dit, Ashkr avança d'un pas vers lui, le poing serré, et Christopher releva le menton dans un geste de défi. Ashkr grogna, se détourna et repartit dans l'obscurité à grands pas, ses cheveux clairs dansant derrière lui.
Wynter poussa un soupir de soulagement et se rallongea sur le dos. Elle se sentait encore vidée. « Jésu », murmura-t-elle en appuyant sur ses paupières. Avec un nouveau soupir, elle s'étira et savoura la douceur de la fourrure contre son corps nu. Son lit était fait de branches de pin odorantes couvertes de peaux tannées, des fourrures en guise de couvertures. Wynter n'avait jamais dormi dans un nid si doux, ou à l'odeur si agréable.
En se couchant, elle avait ôté sans y penser ses vêtements sales pour s'allonger sous les couvertures, avant de se rappeler que Christopher partagerait son lit. Elle se rappela avoir gardé les yeux ouverts sur la nuit, consciente de sa nudité, à la fois terrifiée et excitée. Elle se rappelait avoir pensé : Je n'imagine pas meilleure couche nuptiale. Le cœur battant dans la poitrine, elle avait attendu et attendu, avant de s'endormir. Le matin était arrivé et, avec une pointe de regret, Wynter se rendit compte que Christopher ne l'avait pas rejointe.
De l'autre côté de la tente, Razi se redressa d'un coup, avec un hoquet de surprise. Il resta silencieux un moment, silhouette indistincte dans l'obscurité, puis soupira et repoussa les couvertures, la tête entre les mains. Wynter se tourna vers lui. La veille, il s'était déshabillé comme elle, s'était glissé sans un mot sous les fourrures du lit d'Embla. Finalement, le pauvre homme n'avait pas eu besoin de philtre pour s'endormir. Il avait perdu connaissance bien avant d'enlever sa tunique. Wynter ne pensait pas qu'un si court repos suffise pour la tâche qui l'attendait.
« Wynter ? murmura-t-il la gorge nouée.
— Je suis réveillée, dit-elle en regardant son ombre s'étirer et se pencher pour ramasser ses habits.
— Prépare-toi, c'est l'heure. »
Avec un soupir, elle ramassa son linge et commença à s'habiller sous les couvertures.
« Où est Christopher ? murmura Razi en enfilant son pantalon.
— Ici, répondit le jeune homme en passant la tête dans la tente. Il est très tôt, tu es sûr que tu es prêt ? »
Razi le regarda, le feu illuminant un instant son profil avant que le rabat plonge de nouveau la tente dans la pénombre.
« Comment va Sólmundr ?
— Hallvor lui a donné de la teinture d'opium toute la nuit, comme tu le lui as demandé. Il est beaucoup plus calme. »
Razi soupira et secoua la tête en laçant ses bottes. « Ça ne suffira pas pour occulter la douleur de ce qui va suivre. J'aimerais pouvoir utiliser ces herbes dont elle a parlé, pour qu'il dorme pendant tout ça.
— Oui, mais Hallvor a raison, Razi. Ça le tuerait, le pauvre. Ces herbes sont trop fortes pour quelqu'un de si faible. »
Wynter observa le profil de Christopher, se découpant contre le côté illuminé de la tente, et lut une profonde fatigue dans sa posture. « Tu ne t'es pas couché », dit-elle doucement en essayant de distinguer son visage.
Razi interrompit son habillage et fixa leur ami.
« Tu as dormi un peu, Christopher ?
— Je me suis reposé.
— J'ai besoin que tu aies l'esprit clair, Chris. Tu le sais.
— Il l'est bien assez », assura-t-il. Il déposa la fourrure dans laquelle il s'était emmitouflé, et Wynter constata que c'était l'une des couvertures qu'ils auraient partagées. Il avait dû la prendre sur le lit pendant qu'elle dormait. « Tout ce que tu as demandé a été fait. Tu es prêt ? »
Razi resta un moment assis, les yeux posés sur la silhouette indistincte de Christopher. Puis il se pencha pour enfiler sa deuxième botte. « Le jour est levé ?
— Presque. Le temps que tu te prépares, tu auras largement assez de lumière. Ils ont déplacé Sólmundr sur une paillasse étroite, comme tu le voulais, et ouvert le sommet de la tente pour laisser entrer l'air et la lumière.
— Très bien », dit Razi. Il se leva, prit une grande inspiration, se passa les mains sur le visage et écarta ses lourdes boucles de ses yeux. « Allons-y. » Puis il sortit de la tente.
Comme Razi le souhaitait, Wynter et Christopher s'attachèrent les cheveux serrés contre le crâne, et ne portèrent pas de haut. Wynter se sentait mal à l'aise de déambuler au milieu des Merrons avec rien d'autre que son pantalon et son linge de gorge, mais quand elle vit Hallvor, dans la même tenue, qui attendait près de la table à laver, elle respira profondément et se concentra sur la tâche colossale qui les attendait.
Razi commença immédiatement à se nettoyer, savonnant et rinçant ses bras et sa poitrine plusieurs fois avant de s'estimer satisfait, apportant un grand soin à ses mains et à ses ongles. Wynter et Christopher en firent autant, et Hallvor les imita, perplexe. Les Merrons se tenaient juste en lisière du cercle de vive lumière, observant chaque geste comme s'il s'agissait d'un tour de magie. Au-dessus des formes noires des arbres, le ciel commença à rosir.
Wynter leva les yeux quand Christopher pencha la tête pour se laver la nuque. Elle continua à se laver les ongles, mais le regarda tandis qu'il se savonnait les épaules et les bras. Il était couvert de bleus et d'égratignures, chacun de ses gestes était raide. Wynter savait qu'elle ne devait guère être en meilleur état. Son corps protestait toujours contre ses moindres mouvements. Christopher se savonnait la poitrine et les aisselles. Ce faisant, il leva ses yeux rougis par le manque de sommeil et croisa par hasard ceux de Wynter. Elle baissa le nez, et se concentra sur ses mains. Les brins libres de son bracelet de laine s'échappèrent de la tresse et ondulèrent comme des algues dans l'eau savonneuse.
Quand elle finit par relever la tête, Christopher s'était détourné et observait les arbres, les bras ballants. Les griffures sur son dos et ses épaules marquaient un violent contraste avec sa peau pâle. Wynter le rejoignit, en secouant les bras pour les sécher. Pendant un instant, ils restèrent tous les deux silencieux. Puis l'aube éclata en une splendeur soudaine sur la cime des arbres et déversa un or liquide sur leurs corps humides. Un déferlement de lumière presque mythique sembla voiler la lueur du feu. Christopher et Wynter prirent une profonde inspiration et fermèrent les yeux, tournant instinctivement le visage vers le soleil.
« Nous sommes prêts ? » demanda Razi. Tout le monde hocha la tête, et il tendit le menton vers les deux hommes près du feu. À ce signal, ils soulevèrent le chaudron d'eau bouillante qui contenait ses instruments et le portèrent à sa suite dans la tente où Sólmundr les attendait.
 

Razi s'agenouilla à côté de Sólmundr, lui sourit et parla doucement en hadrish. « Bonjour, Sól. » Hagard, le pauvre homme ouvrit les yeux et le regarda. « Je vais te préparer, maintenant, si tu le permets. »
Ashkr lâcha la main de Sólmundr et écarta doucement les couvertures, le laissant nu et exposé. Sól était étendu sur une paillasse étroite de branches de pin recouvertes de cuir, recroquevillé sur son poing, comme la veille. Il transpirait et tremblait, mais l'opium paraissait avoir atténué la douleur.
Razi lui parla de nouveau, les yeux plongés dans les siens. « Tu comprends, Sól, ce que nous sommes sur le point de faire ? Tu te rappelles ce dont nous avons parlé hier soir ? » Christopher traduisit tout cela en merron, tandis que Razi, Wynter et Hallvor prenaient leurs places autour de la paillasse.
Sólmundr hocha la tête, les yeux pleins de peur et de douleur. Les hommes posèrent le chaudron d'instruments près de Razi, et Sólmundr, le souffle court, l'observa. « Ne regarde pas par là, Sólmundr, conseilla Razi en tournant doucement la tête de son patient. Regarde Ashkr. C'est ça. Continue de le regarder. » Razi parlait de sa voix apaisante, et on plaça un autre bol devant lui, rempli d'eau chaude et de savon. Christopher traduisait toujours, d'une voix tout aussi calme et tranquillisante que celle de Razi. « Nous allons t'étendre sur le dos, Sól. Laisse-toi faire, n'essaye pas… C'est ça… très bien… Parfait. »
Razi hocha la tête en direction d'Embla et d'Úlfnaor, qui s'avancèrent rapidement pour rejoindre les autres à genoux autour du lit. Doucement, ils appuyèrent tous les six sur les épaules, les genoux et les chevilles de Sólmundr. Celui-ci cria et son corps tenta de se rétracter, ses muscles tremblant sous l'effort. À sa voix, les chiens de guerre, enchaînés de l'autre côté du camp, commencèrent à aboyer et à hurler.
Wynter lutta pour garder sa prise sur la cheville trempée de sueur de ce pauvre homme.
« Sól, murmura Razi. N'hésite pas à crier. Personne ne se retiendrait s'il subissait un tel tourment. Crie si tu le désires. » Il hocha la tête pour les hommes et femmes qui attendaient à la porte. Ils s'approchèrent prestement avec les épaisses sangles de cuir qui allaient retenir Sólmundr. « Continue de regarder Ashkr, Sól. Continue de le regarder », cajola-t-il.
Sólmundr serrait la main d'Ashkr avec une force phénoménale. Wynter était certaine que les doigts d'Ashkr devaient être près de se briser, mais le blond continuait de sourire à son ami, et de lui passer la main dans les cheveux. « Beidh chuile rud go maith, a chroí », murmura-t-il.
On serra les sangles de cuir sur la poitrine de Sólmundr, sur ses cuisses et ses chevilles, et on les assura à de longues sardines en bois plantées dans le sol. Enfin, Ashkr dut se libérer de la main de Sólmundr, afin qu'on lui entrave les poignets de la même façon. Sólmundr était clairement terrifié, sa bouche déjà crispée en une ligne tremblante, son souffle transformé en longs halètements. Ashkr se pencha sur lui, et lui sourit. Il caressait les cheveux du pauvre homme, sans cesser de murmurer.
« Et maintenant, Sól, dit Razi, en tirant un chiffon du bol d'eau chaude et en le frottant contre le savon, je vais demander à Úlfnaor et à Embla de partir. » Il commença à nettoyer le torse de Sólmundr, pour en retirer la sueur et la saleté. Il continuait de le bercer de paroles quand Sólmundr voulut se recroqueviller contre la douleur. « Je sais, je sais. Je suis désolé. Vous voulez faire quelque chose avant qu'Úlfnaor s'en aille ? Une prière ou ce genre de chose avant que je commence ? Sólmundr ? Veux-tu que ton Berger t'aide avant de partir ? »
Sólmundr, les yeux toujours rivés à ceux d'Ashkr, secoua la tête avec crispation.
Razi opina du chef en regardant Úlfnaor et Embla. Ils se penchèrent, l'un après l'autre, et embrassèrent leur ami sur la bouche, avec une caresse sur sa joue. Embla murmura une sorte de bénédiction. Elle serra son frère dans ses bras. Puis ils sortirent. Ils n'étaient plus que six sous la tente.
Chacun prit la place qui lui avait été attribuée, Wynter et Christopher à la gauche de Sólmundr, avec entre eux un bol de cuivre plein de petits objets d'argent que Razi appelait « rétracteurs », et une ardoise avec un fusain à côté de Wynter. Razi et Hallvor se trouvaient à droite de Sólmundr, Hallvor tenant un panier en osier de carrés de tissu fraîchement lavés.
Razi déboucha une petite bouteille marron et se frotta les mains avec quelques gouttes de son contenu. La tente se remplit de l'odeur familière d'alcool et des citrons. Il badigeonna l'estomac de Sólmundr avec ce précieux liquide et rangea la bouteille, puis se rassit sur ses talons et prit une grande inspiration. Il jeta un œil vers le sommet ouvert de la tente. Le soleil naissant inondait le ciel pur de sa lumière. « Et donc », murmura Razi en clignant des yeux vers le bleu virginal.
Puis il commença, très calme.
Il piocha un petit couteau tranchant dans le chaudron et hocha la tête à l'attention de Christopher. Celui-ci étala la main gauche sur le ventre de Sólmundr. L'homme sursauta, et Razi se pencha sur lui, les yeux dans les yeux. « Sólmundr, continue de regarder Ashkr, continue de le regarder et tout sera fini le plus vite possible. »
Christopher avait le pouce contre la hanche de Sólmundr, le petit doigt juste au bord de son nombril. Ses doigts mutilés étaient écartés contre l'estomac du patient. Avec calme, Razi posa la pointe de son couteau au bout de l'index de Christopher, sur le côté droit de l'estomac de Sólmundr, vers le bas. C'était, avait-il expliqué plus tôt, le meilleur moyen de repérer le cancer qui rôdait sans doute dans le corps de Sólmundr. Christopher retira sa main. Razi se lécha les lèvres, poussa un grand soupir, et enfonça la lame dans la chair tremblante de Sólmundr.
Le sang monta immédiatement, et Hallvor l'épongea tandis que Razi pratiquait une longue et profonde incision. Son scalpel était particulièrement affûté, et, à la stupéfaction de Wynter, Sólmundr eut très peu de réaction à cette première coupure. Razi reposa l'instrument dans le chaudron avec un claquement métallique.
« Maintenant, Christopher, murmura-t-il, je vais écarter cette première couche. J'aimerais que tu insères les rétracteurs, comme nous en avons parlé, pour tenir la blessure ouverte. »
Christopher prit deux des angles droits de métal et les tint au-dessus de la plaie. Razi enfonça les doigts dans la blessure, pour en écarter doucement les bords, et Christopher y glissa les objets d'argent. Sólmundr se raidit immédiatement et commença à gémir, à voix basse et rauque, sans discontinuer. C'était un râle horrible, et Wynter ne put s'empêcher de regarder son visage. Il avait les yeux exorbités, et les lèvres retroussées jusqu'aux gencives.
« Wynter ! » La voix tranchante de Razi attira de nouveau son attention sur leur tâche. « Concentre-toi. »
Fixant les yeux sur l'atroce blessure béante, elle hocha la tête de manière compulsive, l'esprit vide. Christopher traduisait quelque chose pour Hallvor qui essuyait le sang dans l'incision, tandis que Razi faisait une rapide suture à un endroit. Sólmundr tremblait, le sang qui courait en filets clairs sur son ventre frissonnait avec son corps. Les mains de Razi étaient déjà rouges jusqu'au poignet. Wynter regardait la scène sans bouger.
« Deux rétracteurs », dit Christopher. Sa voix paraissait faible et lointaine. « Deux rétracteurs, répéta-t-il. Trois compresses. »
Razi reprit son scalpel dans le chaudron et incisa de nouveau le corps de Sólmundr. Il trancha dans le même sens, ouvrant plus profondément la chair, comme si une autre couche se trouvait sous la première. Mon Dieu, se dit Wynter, nous ne sommes que des livres. Razi le pèle une couche après l'autre, comme s'il coupait les pages d'un volume. À des kilomètres de là, Christopher glissait d'autres rétracteurs d'argent en place. « Deux rétracteurs de plus. Quatre compresses. »
Hallvor essuyait de nouveau le sang, essayant de dégager suffisamment la plaie pour que Razi voie ce qu'il faisait. Razi fit frénétiquement d'autres points de suture, et Wynter se rendit compte, vaguement, qu'il suturait les zones qui saignaient le plus abondamment dans la blessure.
« Iseult ! » appela soudain Christopher. Elle sursauta et le regarda, les yeux hagards. « Réveille-toi. » Il la fixait avec colère, ses mains rougies posées devant lui, ses yeux gris crachant le feu. Soudain, la tente reprit le devant de la scène dans sa conscience.
Elle entendait Sólmundr haleter quelque part, ah-ah-ah-ah-ah. Ashkr lui murmurait des paroles apaisantes en merron. La voix basse et profonde de Razi murmurait explications et excuses. Wynter s'aperçut qu'elle était restée plantée là, comme une statue, inutile.
« Fais ton travail, nom de nom, ou sors d'ici ! » lâcha Christopher.
Elle cligna des paupières, puis prit l'ardoise et le fusain. « Deux… deux rétracteurs ! dit-elle en faisant deux marques sous le R de l'ardoise. Trois, euh, trois…
— On en est à quatre rétracteurs. Quatre rétracteurs, sept compresses. » La voix de Christopher était plus douce à présent. Il se pencha vers elle. « D'accord ? Quatre rétracteurs… sept compresses. »
Elle leva les yeux vers Razi et Hallvor en prenant note. Ils attendaient, toute leur attention dirigée sur elle. Elle se força à éviter le visage tourmenté de Sólmundr.
« Tu es avec nous, maintenant, sœurette ? Tu peux compter, à partir de maintenant ? »
Razi, calme et pragmatique, attendait une réponse honnête pour continuer. Elle hocha la tête. Il reprit son ouvrage.
Razi coupa les successives couches de muscle de Sólmundr, Christopher insérant chaque fois les rétracteurs d'argent. Hallvor dégageait le sang. Wynter comptait chaque carré de tissu utilisé puis jeté, tous les rétracteurs placés dans la blessure de plus en plus profonde, et les marquait sur son ardoise.
Les gémissements frénétiques de Sólmundr gagnèrent en puissance et emplirent la tente, un bruit continu souligné par la voix incessante d'Ashkr. Le soleil se déplaça au-dessus d'eux, descendant lentement les murs de la tente, pour venir brunir les boucles de Razi. Wynter cligna des yeux pour en chasser la sueur – la journée allait être chaude.
Soudain, Razi s'arrêta et retira son scalpel de l'incision. « J'y suis ! » Son exclamation fut particulièrement forte. Au même moment, Ashkr murmura quelque chose, si bas que personne ne releva.
Razi se lécha les lèvres et regarda autour de lui en battant des paupières, comme surpris d'être parvenu aussi loin. « Je… je me demande s'il ne me faudrait pas davantage de lumière », dit-il. Wynter, Christopher et Hallvor regardèrent dans la blessure, pour essayer de comprendre ce qu'il voyait.
Ashkr tendit une main tremblante derrière lui, sans quitter Sólmundr du regard. « Tabiyb », appela-t-il. Et, soudain, Wynter prit conscience du volume de leurs voix, du silence qu'elles masquaient. Wynter se retourna pour regarder la scène, et son cœur rata un battement. Ashkr les regardait, le visage couvert de larmes brillantes au soleil. « Tabiyb, supplia-t-il. Sólmundr, il… Sól… » Il regarda le visage pâle et immobile de Sólmundr, et eut un hoquet impuissant. « Sól ! »
Les quatre autres restèrent immobiles un instant, abasourdis. Wynter regarda la main de Sólmundr, coincée par terre par son genou gauche. Il avait cessé de gratter convulsivement le sol, et ses longs doigts pâles étaient immobiles, les ongles sales. « Oh », souffla-t-elle.
Razi appuya ses doigts sanglants contre l'aine de Sólmundr. Il pencha la tête, les lèvres entrouvertes, comme s'il écoutait un bruit lointain. Il resta ainsi un moment, le soleil se déversant sur lui. Puis ses yeux reprirent vie.
« Il a perdu connaissance, dit-il. Rien de plus. Sól va bien, Ashkr. Pose la main sur sa poitrine. Tu sens sa respiration ? » Ashkr hocha la tête, de grosses larmes tremblant dans ses yeux, toute son attention concentrée sur Razi comme si ses paroles, et elles seules, retenaient Sólmundr en vie. « Garde la main sur sa poitrine, Ashkr. Tu vas le sentir respirer, tu vas sentir son cœur battre, et cela te permettra de savoir qu'il est toujours avec nous. » Le regard d'Ashkr se posa sur la blessure béante au flanc de Sólmundr. « Ashkr ! » Les yeux bleu marine se relevèrent aussitôt vers Razi. « Regarde le visage de Sólmundr. Regarde son visage, c'est ça. Il reviendra bientôt à lui, et c'est tes yeux que je veux qu'il voie, pas ton oreille. » Il eut un sourire doux pour l'homme atterré, et Ashkr hocha la tête, puis se tourna face à son amant.
Razi reprit son travail. « Profitons-en pendant que cela dure », murmura-t-il. Sans perdre une minute, il glissa prudemment la main dans la blessure de Sólmundr. Christopher le regarda fouiller avec une concentration calme et froide dans la cavité abdominale. Wynter se détourna, alarmée d'être aussi près de la nausée. « Si tu sens que tu vas vomir, dit Razi d'une voix égale, merci de sortir. » Wynter renifla et serra les dents. Elle s'apprêtait à lui dire qu'elle allait très bien, mais elle se rendit compte qu'il parlait à Christopher. Le jeune homme avait pris la plus délicate des teintes vertes. Crispé, les yeux exorbités, il luttait contre une nausée soudaine. Wynter ne put s'empêcher de sourire. Christopher la regarda. Puis il gonfla les joues de panique et se détourna de la scène, inspirant profondément pour se calmer.
Hallvor croisa le regard de Wynter et elles échangèrent un sourire.
« Chris, dit Razi. Rétracteur. » Christopher revint vers eux, la gorge toujours prise de mouvements convulsifs, et mit deux autres rétracteurs en place. Wynter les nota sur son ardoise. Le visage de Razi se plissa de concentration. « Merde, je ne… » Il gronda de frustration. Il tâtonnait à l'aveugle. « Où es-tu ? Où es-tu, fils de pute de pisse de buffle vérolé de bâtard de fausse couche de…
Jésu ! Mon frère ! » sursauta Wynter.
Même Christopher eut une réaction de recul devant le langage atroce de Razi.
Le médecin leva vers eux des yeux furieux et siffla d'impatience en palpant les organes de Sólmundr. Son visage se fit de plus en plus désespéré. « Maudit… Bon, très bien, je vais essayer l'autre côté de… Oh !… Ah ! » Son visage s'illumina d'un pur ravissement enfantin. « Te voilà, putréfaction de chiure… » Sólmundr sursauta soudain et Razi se figea, concentré sur le visage de son patient. Sólmundr eut un bruit gorge et essaya de s'arc-bouter malgré ses entraves. « Merde », cracha Razi. Ashkr croisa brièvement son regard, puis se pencha pour se placer devant le visage atrocement alerte de son ami.
« Hallvor, dit Razi en se penchant une fois de plus devant son ouvrage. Hallvor ! Je n'y vois rien, nom de Dieu ! Ah, tenez bon, nous y sommes presque. D'autres rétracteurs, Chris. »
Les mains de Sólmundr s'ouvrirent contre les sangles de cuir et tout son corps fut pris d'un spasme. Il hurla soudain, en hadrish : « Non ! Oh non ! » Puis il commença à balbutier en merron. Wynter n'avait pas besoin de comprendre ses paroles pour savoir qu'il les suppliait d'arrêter.
« Deux autres compresses, fillette », annonça Christopher. Wynter les nota. Elle força ses yeux à revenir à l'opération. Les doigts de Razi travaillaient aussi vite qu'un dentellier, avec une nouvelle urgence dans ses gestes. Il appuya les ciseaux contre une membrane élastique sous sa main et coupa. Sólmundr rua, les muscles de ses bras et de ses jambes tendus à se rompre, et il poussa un cri animal. « Allez, mon ami, murmura Razi en jetant quelque chose dans un bol à côté de lui. Allez, nous avons presque fini. Presque fini. »
Wynter leva les yeux. Ashkr était penché sur la poitrine de Sólmundr pour lui cacher l'opération. Il avait pris le visage de son ami entre ses mains et le forçait à le regarder en face, sans cesser de sourire et de parler. Mais Sólmundr avait atteint ses limites, et son visage n'était plus qu'un masque de terreur rigide. Il avait beau ne pas quitter le visage d'Ashkr du regard, Wynter doutait qu'il ait conscience de quoi que ce soit d'autre que de la douleur, et de son désir de la voir disparaître.
« Je remets tes organes en place, mon ami, dit Razi de sa voix apaisante. Je dois m'assurer qu'ils ne sont pas tordus ou… » Il cessa de parler, entièrement concentré sur sa tâche, et glissa une fois de plus la main dans la blessure. Sólmundr serra le poing près du genou de Wynter. Ses yeux se révulsèrent, et il poussa un cri si atroce que ce n'était qu'un long sifflement d'air. Razi ne changea pas d'attitude. Il continua à parler du même ton bas et de tâtonner dans l'estomac de l'homme. Puis il retira la main et regarda Hallvor. « Eau propre », dit-il. Tandis qu'il se lavait les mains, il regarda Christopher. « Aiguille et boyau, Christopher. » Christopher se pencha pour enchâsser le boyau. Razi regarda Wynter. « Compte les compresses. Puis fais bien attention, et soustrais chaque rétracteur à mesure que nous le retirons. » Dès que ses mains furent propres, Razi prit l'aiguille et, sans attendre, commença le laborieux processus de suture des différentes couches de muscle de Sólmundr.
Quelque temps plus tard, Razi trancha le fil sur le dernier point et s'assit sur ses talons, les yeux écarquillés. « Nous… nous avons fini. » Il se passa la main dans les cheveux et laissa échapper un rire tremblant. « Nous avons fini ! » Wynter se surprit à sourire de toutes ses dents. Razi lança à Christopher un sourire lumineux. « Nous avons fini, Chris ! »
Christopher hocha la tête avec un sourire doux.
Razi se pencha vers le visage blafard de Sólmundr. « Nous avons fini, Sólmundr. C'est fini. » Le patient leva des yeux enflés et injectés de sang vers lui. « Nous avons fini, mon ami. Tu as tenu jusqu'au bout. » Razi posa une main ensanglantée sur l'épaule frissonnante de son patient. « Quel courage. Je suis admiratif. Je n'ai jamais rien vu de tel. » Sólmundr déglutit et ferma les yeux.
Hallvor se releva péniblement, grognant et se frottant les mollets. Elle avait commencé à parler avant même d'être tout à fait sortie de la tente, et sa déclaration fut saluée par des cris de joie et des aboiements frénétiques. Christopher pencha la tête, épuisé, pour écouter ces réjouissances à l'extérieur. Wynter lui prit la main et mêla ses doigts ensanglantés à ceux du jeune homme.
« Pouvons-nous libérer Sól, à présent, Tabiyb ? demanda Ashkr. Pouvons-nous le détacher et le remettre au lit ? »
Razi écouta la respiration de Sólmundr s'égaliser et le vit sombrer dans un profond sommeil. « Oui. » Il posa la main sur la poitrine de Sólmundr, sentit son souffle régulier, et sourit en percevant les forts battements de son cœur sous sa paume. « Oui, je pense que ce serait parfait. »