Ceap milleáin
Aussi tard dans la saison et aussi haut dans les montagnes, l'air se refroidissait rapidement, et la nuit tombait très vite. Tandis que Wynter revenait de la rivière d'un pas rapide, elle ne put s'empêcher de redouter les ombres qui s'allongeaient. Cela faisait deux jours que les Loups n'avaient pas hurlé. Razi affirmait qu'ils avaient fait marche arrière pour retrouver leurs hommes perdus. Il soutenait que les Loups étaient loin derrière eux. Mais Wynter n'en resserra pas moins sa capuche, et accéléra pour rester à hauteur des autres femmes.
Elles se déplaçaient prestement autour d'elle, d'un pas léger et sûr. Il serait difficile de les prendre par surprise, et Wynter se retrouva une fois de plus à les admirer malgré elle. Elle n'avait jamais rencontré de femmes comme elles, à part peut-être Marni, et elle se trouvait plus à l'aise au sein de leur groupe indépendant qu'elle ne voulait l'admettre.
Hallvor avançait entre les branches sombres de la piste, et Wynter trottait presque pour ne pas se faire distancer. La guérisseuse portait une dizaine de poissons accrochés à une baguette sur son épaule, et ils brillaient dans les taches de lumière de la lune récemment levée. Un sac plein de noisettes et de racines d'eau rebondissait contre son dos étroit, ses longs cheveux bruns emmêlés dans les lanières. Elle avait été très serviable avec Wynter, à la rivière. Malgré l'absence de langue commune, elle avait exprimé un instinct protecteur, chaleureux et maternel.
C'est une meurtrière, pensa Wynter. Une fanatique religieuse.
Hallvor regarda par-dessus son épaule et lui adressa un sourire d'encouragement.
Culland, l'un des chiens de guerre d'Úlfnaor, trottait en silence à côté d'elle, langue pendante, et Wynter trouvait sa présence massive rassurante. Quelque part sur sa gauche, Soma et l'autre guerrière, Frangok, discutaient à voix basse. Wynter suivait leur progression dans l'obscurité grâce à ce murmure discret. Wynter se sentait en sécurité de les savoir là aussi. Elles s'étaient montrées très douces.
Elles protégeaient aussi Embla, se rappela-t-elle. Elles étaient douces avec Ashkr.
Bientôt, l'odeur d'un feu de bois leur parvint, et la poitrine de Wynter se serra de nouveau. Elles approchaient du camp. Razi, se dit-elle en fouillant l'obscurité du regard, pourvu que tu n'aies rien fait que tu puisses regretter.
La lueur des feux de camp devint visible au travers des feuilles agitées par le vent. Les femmes s'arrêtèrent, guettant des bruits de conversation. Rien. Wynter tendit l'oreille. Silence.
Hallvor eut un geste pour le chien, qui fila vers le camp. Les femmes tirèrent l'épée et bondirent à sa suite. Une fois qu'elles furent entrées dans la lumière dansante du feu, leur visage se durcit à la découverte du camp vide.
Wynter regarda autour d'elle, perplexe. Elle était surprise de trouver les deux feux joyeusement embrasés, à côté de piles de bois bien ordonnées. Elle s'était attendue à ce que Razi néglige le feu des Merrons pour privilégier le leur, mais il s'était de toute évidence occupé des deux. Quoi qu'il en soit, Sólmundr avait disparu, sa cape roulée en boule au pied de son arbre, et Razi n'était nulle part.
Frangok cracha par terre et lança quelques paroles coléreuses à Hallvor. Wynter s'éloigna d'un pas prudent, la main sur son épée. Oh, Razi, se dit-elle au désespoir. Non ! Qu'allaient-ils faire, Christopher et elle ? Puis, pire encore, elle songea : Et si les Loups l'avaient capturé ?
Hallvor leva son épée pour indiquer l'entrave des animaux, de l'autre côté du camp.
« Féach », souffla-t-elle.
Wynter regarda dans cette direction, et faillit en sangloter de soulagement. La grosse jument de Razi était encore là, somnolant parmi les autres chevaux.
Hallvor eut un sifflement grave et appela d'une voix méfiante : « Sól ? An bhfuil tú ansin ? »
Quelque chose bougea dans l'ombre et les femmes se penchèrent, épée levée, mais elles se redressèrent presque aussitôt en reconnaissant Culland, accompagné de Boro. Culland rejoignit les femmes au petit trot, mais Boro resta en bordure des arbres, le feu brillant dans son regard. À un sifflement bas derrière lui, il se retourna et repartit dans l'obscurité.
« Sól ? » appela Hallvor, moins inquiète à présent.
La voix rauque de Sólmundr leur parvint depuis les arbres. « Fan noíméad… Bhí orm mo chac a dhéanarmh… »
Hallvor se détendit. Quoi qu'ait dit Sólmundr, les femmes merronnes avaient rengainé leur arme, et secouèrent la tête d'un air ironique. Leur soulagement était presque palpable.
Boro revint dans la clairière, Razi et Sólmundr sur les talons. Razi, les yeux baissés, soutenait Sólmundr, un bras autour de sa taille. Sólmundr avançait péniblement, la bouche arrondie en un sourire endolori, la main sur le ventre. Il adressa quelques mots aux femmes, qui firent rire Soma et Hallvor, puis il sourit à Wynter.
« J'avais pour besoin soulager, haleta-t-il. Tabiyb, il m'aide. » Le bras passé sur les épaules de Razi, il lui serra la nuque avec bonne humeur. « Il très bon pour moi, lui, dit-il avec une taquinerie amicale. Mais il parle trop. Pas vrai, Tabiyb ? Parle, parle, parle… jusque presque je lui dis… “Silence, Tabiyb, trop bruit pour ma cervelle.” »
Wynter sourit à moitié, déchirée entre le soulagement devant l'irrépressible bonté de Razi et l'appréhension devant son expression froide et ombrageuse.
« Tiens, dit Razi en poussant Sólmundr dans les bras de Hallvor. Prends-le. » Il se détourna aussitôt, retournant de son côté de la clairière.
Sólmundr passa le bras sur l'épaule de Hallvor et dit : « Merci, ami. J'ai gratitude. » Razi l'ignora, s'éloignant d'un pas raide.
« Tu homme bien ! » lança Sólmundr.
Mais, dès que Razi eut tourné le dos, l'amusement disparut du visage de Sólmundr. Avec une grimace de douleur, l'homme musclé tourna le visage dans le cou de sa guérisseuse et sa main se serra sur la tunique à son épaule.
« Ó, a mhuirnín », murmura Hallvor en tournant la joue contre les vagues blondes des cheveux de Sólmundr. Elle murmura à son oreille pour le rassurer, et Soma vint aider la guérisseuse à l'installer contre l'arbre.
Frangok commença à décharger les vivres récoltés. Wynter fut tentée de l'aider, mais après une hésitation, elle alla s'asseoir face à Razi, le regard perdu dans leur feu. Le silence s'éternisa, tendu, tandis que la conversation de Hallvor leur parvenait à travers le camp.
La guérisseuse défaisait les bandages de Sólmundr, pour examiner les sutures. Tandis qu'elle retirait les bandages les plus bas, il cria de douleur, sa voix aussitôt étouffée par sa main. Wynter et Razi se prirent par la main, et il lui enfonça les ongles dans la peau. En voyant la blessure, Hallvor laissa échapper une exclamation catastrophée, et Razi se leva d'un bond, tourné vers son patient.
Wynter tourna les yeux sur lui. Vas-y ! se dit-elle. Va le rejoindre. Mais le groupe des hommes choisit ce moment pour revenir, une biche suspendue entre deux chasseurs rayonnants de triomphe, et Razi se ferma de nouveau.
Christopher, deux lapins à la main, croisa le regard de Wynter en sortant de l'ombre. La jeune femme observa Razi, serra les lèvres et secoua la tête. Aucun changement. Christopher fit une grimace et alla s'accroupir devant le feu des Merrons. Sombre, il entreprit de dépecer ses prises. Wynter tira son couteau et alla les rejoindre. Elle tendit la main, et Christopher lui confia le corps encore chaud de l'autre animal.
Tout en travaillant, Wynter vit du coin de l'œil Úlfnaor déposer son arc près des bivouacs et partir examiner Sólmundr. Le guerrier leva le menton en guise de salut quand son vieil ami approcha, et Úlfnaor s'accroupit à son côté, la tendresse se lisant sur son visage. Il posa une question. Sól hocha la tête, et répondit les dents serrées, les mains crispées tandis que Hallvor traitait sa blessure. Úlfnaor jeta un coup d'œil dans la direction de Razi, et Wynter aperçut un plaisir grave traverser le visage de l'Aoire. C'était le genre de regard qu'un père pourrait adresser à son fils s'il répondait à ses attentes.
 

« Úlfnaor aimerait te parler. »
Razi grogna et jeta les vestiges de son repas dans le feu. « Nous avons déjà préparé le voyage de demain, répondit-il en sauçant son bol. Nous avons déjà parlé de tout.
— Úlfnaor a formellement demandé la permission de te parler, dit Christopher. Tu souhaites vraiment que j'annonce au chef des Merrons que tu le boudes ? »
Razi et Christopher se regardèrent. Après un moment de silence crispé, Razi se détourna et Wynter se détendit, certaine qu'il allait accepter. Elle reprit le nettoyage de son bol et ne leva plus les yeux, pas même quand Razi répondit : « Très bien. » Christopher s'éloigna.
Elle rangeait les accessoires de cuisine quand Christopher revint, deux gobelets de thé chaud à la main. « Merci », dit-elle en acceptant le sien. Christopher hocha la tête et s'assit.
Úlfnaor était venu rejoindre les hommes. Debout de l'autre côté du feu, il observait Razi. Leur ami resta assis, et considéra le chef des Merrons avec froideur.
« Que veut-il, Chris ? » demanda Wynter à mi-voix.
Christopher secoua la tête. Il ne savait pas.
Úlfnaor indiqua le sol. Puis-je m'asseoir ? Razi ne donna aucune indication d'assentiment, mais au bout d'un moment, l'homme en face de lui s'installa. Posant cérémonieusement son épée sur le sol derrière lui, il se tourna vers Razi. « Je te remercie pour ta bonté avec Sólmundr, commença-t-il. Tu es un homme bon, je reconnaissant. »
Razi ne réagit pas aux paroles d'Úlfnaor. Celui-ci continua : « Mon peuple pensait que peut-être tu ferais du mal à Sól… par besoin de te venger de ce que tu penses on a commis. Mais je sais que tu ne ferais pas ça… pas encore. » Razi fronça les sourcils et Úlfnaor sourit d'un air entendu. « Les Merrons comprennent l'importance de vengeance pour personne honorable, Tabiyb. On respecte cela. Pour survivre, un homme bon doit tuer ses ennemis, ou lui meurt. Les forts écrasent les faibles. C'est ainsi. Nous savons que la vraie justice ne vient que lorsque tu sens le sang de tes ennemis sur tes mains, neach ea ? » Il tendit les mains, paumes en l'air, comme pour y montrer le sang. « Nous comprend, répéta-t-il doucement. C'est ainsi dans le monde. »
Razi quitta des yeux les mains tendues d'Úlfnaor pour le regarder en face. Le silence se fit de plomb.
« Je comprends tu aimais Embla, murmura Úlfnaor. Tu avais espoir pour elle. » Razi plissa les yeux et se redressa lentement. Ce n'était pas un sujet dont il voulait parler. « Mais je dois expliquer, tu vois pas Embla comme nous la voit, comme elle voit. Ash et elle, guerriers pour mort honorable, guerriers sacrés. Eux pont entre le Peuple et An Domhan pour notre vie ici, pour assurer d'autres meurent pas, pour…
— Un homme a le devoir de protéger ceux qu'il aime, l'interrompit Razi à voix basse. Pas de verser leur sang dans l'espoir que leur mort facilitera sa vie. »
Úlfnaor tressaillit. Il regarda Razi un instant comme s'il découvrait un abysse inattendu, puis son visage se durcit et il continua : « Belles paroles, Tabiyb. Paroles dignes d'un monde parfait. Mais je crois peut-être un homme comme toi, un homme de devoir… je crois peut-être tu comprends ce que c'est sacrifier un ami pour choses plus grandes. » Ses yeux se posèrent sur Christopher, ses mains mutilées.
« Quoi ? cria Christopher atterré. Je n'ai jamais… ! Razi, je n'ai jamais dit… »
Razi se leva lentement.
« Votre temps de parole est épuisé, Úlfnaor. Nous n'avons plus rien à nous dire. »
Úlfnaor leva des yeux vexés vers lui, mais Wynter avait vu un éclair dans les yeux du grand guerrier : le commentaire à propos de Christopher avait été un coup au hasard, et l'Aoire était surpris de son impact. Elle posa la main sur le bras de Christopher et il se tourna vers elle, les yeux écarquillés.
« Iseult ! Je n'ai jamais… Je ne…
— Chut, dit-elle en lui serrant le bras. Chut, je sais.
— Je suis sérieux, Úlfnaor, aboya Razi. Vous ne justifierez pas votre nature meurtrière et lâche par mes propres échecs. Laissez-moi, avant que je fasse quelque chose que je regretterais.
— J'essaie de justifier rien pour toi, dit Úlfnaor. Je explique que je comprends que tu ressens. Comme cela doit brûler de venger mort de celle que un jour pourrait être ta croí-eile. »
Razi resta immobile, la lumière du feu rampant sur son visage où la colère était vivace. « Je me fiche comme d'une guigne de ta compréhension, siffla-t-il. Je me fiche comme d'une guigne de toi, Úlfnaor. Tu es un assassin. Un lâche, un meurtrier, et, si je n'avais pas besoin de toi, je t'arracherais le cœur pour le piétiner. Je te conseille de me laisser tranquille maintenant, car je suis très près de cesser de me retenir. »
Úlfnaor parut hésiter, ses yeux noirs reflétaient le brasier, Puis il rejeta d'un geste sa cape derrière l'épaule et porta la main à ses reins. En un clin d'œil, Wynter tira son couteau, la dague noire de Christopher fut dans sa main, et tous deux étaient debout. Mais au lieu d'une arme, Úlfnaor prit un objet familier à sa ceinture et le tendit à Razi. Wynter se laissa retomber au sol.
C'était l'enveloppe diplomatique.
Razi fit un geste vers Christopher. « Assieds-toi », souffla-t-il.
En voyant les armes de Wynter et de Christopher, les Merrons avaient tiré leur épée, mais Hallvor agita la main et leur murmura de reculer. Les guerriers obéirent, cependant sur leurs gardes. Les chiens d'Úlfnaor restaient à côté de leur guérisseuse, aussi obéissants envers elle qu'envers leur maître. Sólmundr ne fit aucune tentative pour bouger, il regardait Úlfnaor depuis sa place contre le tronc, sans montrer une quelconque surprise.
Úlfnaor posa l'enveloppe sur les pierres autour du feu. « Quand mon peuple est venu et a dit que la princesse Shirken m'avait demandé de porter ses messages, j'ai pensé : Pourquoi ? Pourquoi cette femme, cette… » Il marqua une pause, regarda l'enveloppe, le dégoût montant sur son visage. Wynter ne doutait pas qu'il songeait à plusieurs mots aptes à décrire Marguerite Shirken : folle, par exemple, fanatique, meurtrière sanguinaire. Tyran.
Úlfnaor regarda Razi. « Celle qui a décoré les arbres de nos terres avec la tête du Peuple, pourquoi elle me demande de faire cette chose très importante ? Et pas seulement demander que Merrons portent son message… elle demande des Merrons Ours, Tabiyb. Elle demande moi. » Il fronça les sourcils, cherchant sur le visage de Razi un signe de compréhension.
Razi examina Úlfnaor de la tête aux pieds, leva les yeux vers le cercle d'hommes et de femmes attentifs, puis se rassit, attentif et froid.
« Marguerite Shirken est bien des choses, dit Úlfnaor. Bien des mauvaises choses. Mais c'est excellent bon soldat, et elle toujours connaît son ennemi. Elle connaît les Merrons, et elle veut nous partir. Nous insulte à elle, juste en rester en vie. » Les yeux du grand homme s'écarquillèrent soudain à un souvenir, et il hocha la tête pour lui-même. « Alors elle demande moi. Et je sais tout de suite je suis instrument de chute de mon peuple. Je dis autres Aoirí… Faucon, Serpent, même Panthère. » Il eut un mouvement descendant de la main, comme s'il s'adressait de nouveau aux autres chefs merrons. « Envoyez autre quelque.
— Quelle différence cela aurait-il fait ? demanda Wynter. D'envoyer quelqu'un d'autre à ta place ? Pourquoi ne voulait-elle que toi ? »
Úlfnaor s'essuya l'œil du talon de la main et secoua la tête en silence.
« Parce que tu es de la vieille religion », dit Christopher.
Úlfnaor hocha la tête, les yeux encore brillants, et le visage de Christopher se crispa, amer. « Shirken savait que vous seriez forcés de faire le Pont, dit-il. Ton peuple n'aurait jamais accepté d'entrer dans une nouvelle terre sans prévenir An Domhan de sa présence. Shirken le savait, et elle t'a forcé la main. J'ai raison ? Elle a forcé les autres Aoirí à t'envoyer, sachant que tu serais contraint de sacrifier tes Caoirigh, comme le fait toujours l'ancien Peuple quand il arrive à un nouvel endroit.
— Aussi, je pense… Je pense que, secret dans leur cœur, les autres Aoirí veulent ça arrive. Dans leur cœur… » Il regarda Christopher dans les yeux, très troublé.
« Ils espéraient que ce sacrifice de sang arrangerait la situation », murmura le jeune homme.
Le visage d'Úlfnaor se froissa et il hocha la tête.
« Alors tu vas me dire que tu n'avais pas le choix ? C'est ça ? » La voix de Razi était basse et sifflante, à peine plus forte que le ronflement du feu. « Pas d'autre choix que de tuer deux des tiens ? » Il eut un rictus amer et secoua la tête, puis cracha dans le feu, geste compulsif et empli de mépris.
Úlfnaor attendit un instant, puis prit une grande inspiration et se redressa. « Je ne sais pas comment elle fera, dit-il d'un ton égal. Mais je crois Shirken fera savoir à prince royal Albéron quoi je dois faire quand nous venons ici. Elle utilisera ceci comme excuse pour finir sa guerre contre le Peuple, et alors… paf ! » Il claqua des mains. « Nous serons piège. Shirken d'un côté, les armées de prince royal Albéron de l'autre, et au milieu… » Il frotta ses mains l'une contre l'autre, comme pour en retirer un insecte écrasé. « Merrons. Détruits d'un dernier coup. Tout un peuple, disparu. »
Wynter savait qu'il avait raison. À côté d'elle, Christopher était penché en avant, coudes sur les genoux, et regardait calmement le grand homme. L'expression de Razi ne changea pas, et Wynter se demanda s'il n'appelait pas de ses vœux la disparition des Merrons.
« Tu aurais pu refuser, dit Razi. Tu aurais pu rester chez toi. »
Úlfnaor le regarda avec une expression dure, et poursuivit : « Il y avait un homme, dit-il. Il travaille pour le roi, comme toi. Peut-être tu le connais ? C'est un homme bon, il essaie de faire beaucoup pour les Merrons Panthère. » Úlfnaor leva la main à sa tête, pour indiquer ses cheveux. « Mon peuple appelle lui le Faucon Rouge. »
Cette mention inattendue de Lorcan heurta Wynter, et la peine lui poignarda la poitrine.
« Il paraît que homme grand ? continua Úlfnaor, toujours pour décrire Lorcan. Presque aussi grand que Merron. Il a épaules larges, très…
— Je connaissais le seigneur Protecteur Moorehawke, coupa rapidement Razi. Tu n'es pas digne de prononcer son nom. »
Úlfnaor le regarda durement, puis Wynter, qui détourna ses yeux brillants. Christopher considéra ses mains, un chagrin manifeste sur son visage, et le Merron comprit.
« Oh, murmura-t-il avec tristesse. Qu'est-ce qui arrive ? »
Personne ne répondit. Wynter parce qu'elle ne pouvait pas. Razi parce qu'il ne voulait pas.
Úlfnaor soupira et hocha la tête. « Je regrette il est parti. Il est hom…
— Ne… siffla Razi. N'utilise pas le nom de Lorcan pour t'attirer mes bonnes grâces. Je ne le tolérerai pas. »
Úlfnaor tourna un regard hostile vers Razi. « Le Faucon Rouge dit mon peuple que dans ce royaume, justice pas seulement pour les forts d'écraser les faibles. Il dit, dans ce royaume, même faibles et très petits, ils peuvent avoir justice, parce que le roi, bon roi Jonathon, il fait une Charte de Droits. Est vérité ? »
Quand il fut évident que Razi ne comptait pas répondre, Wynter parla pour lui : « Oui, c'est vrai. Le roi Jonathon a établi une Charte de Droits et un système de justice par lequel même les habitants les plus modestes peuvent défendre leurs droits, même contre les plus grands. »
Úlfnaor la dévisagea comme s'il n'avait jamais osé en espérer tant. « Le Faucon Rouge, il dit que toutes ces lois sont écrites, permanentes, constantes. » Úlfnaor fit courir ses doigts sur sa paume, comme s'il écrivait. « Que n'importe quel homme qui sait lire peut voir ces lois, les connaître lui-même, pour que toujours facile de comprendre quoi est loi, et quoi est hors la loi ? »
Wynter hocha la tête. « C'est vrai. On en trouve une copie dans tous les hôtels de ville, gratuite, et chaque homme peut venir la consulter et la copier comme il l'entend.
— Chaque homme qui peut lire », murmura Úlfnaor. Il regarda Christopher. « Ton père t'apprend à lire, Coinín ?
— Oui. » Il parlait sans émotion, mais sa bouche se tordit en un sourire complice.
« Oui, acquiesça Úlfnaor. An filid Garron toujours insiste pour que Merron apprend à lire.
— C'est vrai.
— Ton père fort dans ce désir, dit Úlfnaor. Il tout le temps dit Merrons jamais contrôlent leur histoire avant d'écrire. Ça le rend très problème avec le Conseil. »
Christopher le considéra soudain, avec encore ce petit sourire amer. Après un moment, Úlfnaor le regarda. « Ton père avait raison.
— Je sais.
— Cette charte ? reprit Úlfnaor en se tournant vers Wynter. Elle applique à tous ?
— Même le roi en personne.
— Même le roi ? » répéta Úlfnaor incrédule.
Wynter hocha la tête.
« Pas tromperie ? demanda-t-il. Le roi, il dit pas un jour “c'est loi” et le jour ensuite “c'est contre loi” ? pour que personne sait quoi croire ? »
Wynter échangea un regard discret avec Razi. Seulement ces derniers temps, pensa-t-elle. « C'est un système de gouvernement très nouveau, donc il évolue encore, mais le roi est décidé à le faire fonctionner. Et il y parviendra, si la situation n'est pas trop chamboulée par ce malentendu avec son héritier.
— Alors c'est pour quoi tu travailles, Tabiyb, dit Úlfnaor. Tu travailles pour sauver charte. » C'était une déclaration, pas une question. Úlfnaor posa l'index sur l'enveloppe. « Alors que je peut-être travaille pour tuer. »
Razi regarda Úlfnaor, les yeux un peu écarquillés. Le tour étrange de la conversation l'avait sorti de ses idées de vengeance, et ramené au cœur politique et diplomatique des choses. Wynter voyait dans ses yeux qu'il en était très perturbé et ne savait pas comment réagir.
Úlfnaor poursuivit : « Je crois tu homme très important, Tabiyb. Bien plus que simple messager. Je trompe ? » Razi ne répondit pas. « Dans ce cas, je te dis que ça… » Il posa la main sur l'enveloppe diplomatique. « Ça va empoisonner la vision de futur de ton roi. Le futur que le Faucon Rouge était si fier. Tu dis ça au prince royal, Tabiyb Razi. Tu dis ton prince royal que tout ce que salope promet, tout ce que elle demande en échange, ça lui fera pourrir. Tá go maith ?
— Pourquoi ne pas le lui dire toi-même ? » murmura Razi.
Úlfnaor rit et secoua la tête. « Je ne peux pas prendre risque. Je sais pas ce que vent souffle aujourd'hui ou demain. Je sais seulement mon peuple doit de dépendre sur bonne volonté ces gens. » Il toucha de nouveau l'enveloppe. « Je risque pas énerver eux, parce que eux tiennent peut-être vie de mon peuple dans poing… mais Tabiyb. » Il se pencha en avant, insistant, implorant. « Tabiyb, dans mon cœur, espère toi tiens Merrons dans tes mains. Espère toi, et bon roi Jonathon. Parce que sinon… » Úlfnaor hésita, craignant d'exprimer ses peurs, et quand il parla de nouveau, sa voix était si douce qu'elle paraissait inaudible : « Sinon, je pense tout perdu pour nous. Tout perdu pour tous.
— Que contiennent ces papiers ? » demanda soudain Razi en indiquant l'enveloppe.
Wynter grimaça. Razi demandait à l'Aoire de trahir la confiance de Shirken, de violer son devoir et de rompre le serment qu'il avait dû prêter en l'acceptant.
Úlfnaor fronça les sourcils, les lèvres serrées de désapprobation. « Même je savais, je ne dirais pas. »
Razi claqua de la langue par réflexe et recula, mais Wynter savait qu'il ne s'était pas vraiment attendu à ce qu'Úlfnaor lui révèle ces informations.
Úlfnaor regarda l'enveloppe, passant ses doigts durcis sur la couverture gaufrée.
« Bien des façons, je suis instrument parfait pour transporter ces papiers, souffla-t-il. Je fort en fierté, et tiendrai serment jusque bout. Je fidèle mon peuple, et donc demande rien que chance de négocier pour eux. Je suivi par nombreux guerriers loyaux, qui meurent pour moi si besoin. Et aussi, je sauvage ignorant, sais pas lire mon nom. » Úlfnaor plaqua la main sur l'enveloppe. « Même si je ouvre enveloppe et casse jolis sceaux dedans, rien me dit sur futur de mon peuple ! Rien ! » Il cracha ce mot. « Rien ! J'ai pas savoir pour comprendre. » Il saisit l'enveloppe comme s'il était tenté de la jeter au feu.
« Depuis toujours, mon peuple se débrouille avec cela. » Il tendit les mains vers Razi, ses bagues si fines brillant au feu, ses paumes marquées par toute une vie de travaux manuels. « Et ça. » Il ramassa sauvagement son épée, pour la montrer à Razi. « Depuis An Domhan première fois divisé en homme et bêtes et arbres, seules choses nécessaires pour survie. Merrons forts, Tabiyb Razi, intelligents, courageux ! Besoin personne que nous ! » Úlfnaor secoua l'épée à deux mains, sa frustration et sa colère le quittant en un cri bas. Puis il jeta la lame brillante à ses pieds. « Mais plus. Plus maintenant. »
Il jeta un coup d'œil vers son peuple, par-dessus son épaule. « Le monde a changé sans nous, murmura-t-il. Nos vies plus dans nos mains. »
Úlfnaor se tourna pour regarder Razi dans les yeux, et ses paroles glacèrent Wynter jusqu'aux os. « Je pourrais te tuer ici, Tabiyb. Dans cette clairière, au milieu de cette forêt, je pourrais avec pas de problème te écraser. Tu serais mort, mon peuple protégé de toi. Je pourrais faire cela facile. Mais je sais aussi que dehors clairière, quand dans camp prince rebelle, tu seras homme plus fort. Là, tu peux écraser moi, et mon peuple avec moi. » Il se leva. « En te laissant vie, je mets existence de mon peuple dans tes mains, Tabiyb Razi. Alors je m'offre à toi, à la place, comme ceap milleáin. Si tu veux. Je demande seulement que je peux finir mon travail, d'abord. »
Il attendit une réaction. Wynter considéra l'Aoire avec confusion. Que pouvait bien être ceap milleáin ? Christopher était tendu et silencieux à côté d'elle, et elle ne trahit pas son ignorance en le regardant.
Razi resta assis devant le feu, les yeux baissés, les mains entre les genoux. Comme il ne fit pas mine de reprendre la conversation, le grand guerrier hocha la tête, rengaina son épée, et ramassa l'enveloppe.
« Réfléchis, Tabiyb Razi. Mon Fada me soutient, et alors mon peuple accepte. » Il resta un moment debout, les yeux baissés vers Razi qui ne le regarda pas. « Je comprends tu hésites, souffla Úlfnaor. Je veux pas contrôler ton besoin de venger. Je veux pas… limiter. Mais dans mon cœur, espère tu acceptes. » Puis l'Aoire s'inclina, geste sans précédent de sa part, et rejoignit son peuple en silence.
Christopher poussa un long soupir tremblant et se passa une main sur la bouche. « Nom de Frith. Ceap milleáin
— Qu'est-ce que cela signifie ? demanda Razi en regardant Úlfnaor. Que me propose-t-il ? »
Christopher hésita, et Wynter comprit qu'il était nerveux, inquiet de ce que pourrait faire Razi avec ce renseignement.
« Il te propose sa personne, finit par répondre Christopher. Úlfnaor se propose comme ceap milleáin, comme… » Il chercha ses mots. « Comme… reproche désigné ? Euh… coupable désigné ?
— Bouc émissaire ? » murmura Wynter.
Christopher hocha la tête. « Oui. Bouc émissaire. Je n'ai jamais entendu parler d'un Aoire proposé comme ceap milleáin, dit-il. C'est énorme. C'est puissant, Razi. Je… » Il regarda les Merrons. Nerveux, il passa une main sur son pantalon. Il avait peur. « C'est énorme… »
Le visage de Razi restait dur, et ses yeux suivaient Úlfnaor. « Qu'est-ce que cela signifie pour ses hommes ? demanda-t-il. En quoi cela nous affecte-t-il ?
— Cela signifie… » Christopher laissa sa phrase en suspens. Il se lécha les lèvres, observant les grappes de guerriers sombres dans le camp. « Ils doivent l'accepter. Quand tu te vengeras sur Úlfnaor de la mort d'Embla, ils devront l'accepter et renoncer à toute vengeance. » Il jeta un œil à Razi, le visage tranchant. « Mais les autres sont alors dispensés de tout châtiment pour sa mort, Razi ! Tu comprends ? Tout le monde est absous, seul Úlfnaor est coupable. C'est ainsi que les tribus mettent fin aux querelles qui sont allées trop loin. Et tu dois le laisser terminer sa tâche en cours, prévint-il. C'est la loi. Tu dois laisser Úlfnaor remettre ces documents et achever ses négociations au nom de son peuple, puis renvoyer ses guerriers chez eux. C'est la loi, Razi ! Tu le dois !
— Vraiment ? demanda Razi doucement. Vraiment ? Je le dois ? » Wynter se tourna pour le regarder. « Et si je refuse ? demanda-t-il à voix basse, ses yeux presque lumineux à la lueur du feu. Si je refuse sa proposition, que se passe-t-il ? »
Christopher parut choqué. « Alors… » Il s'arrêta, tout à fait perplexe. Apparemment, il ne lui était pas venu à l'idée que Razi refuserait. « Alors… J'imagine que… tu… » Il secoua la tête. « Je ne sais pas, murmura-t-il.
— Pourquoi refuserais-tu, Razi ? demanda Wynter. Qu'y gagnerais-tu ? »
Razi regarda les Merrons les yeux mi-clos, et elle sut pourquoi. Razi ne voulait pas une vengeance à dose médicinale, contrôlée et limitée. Razi voulait du sang. Du sang à flots. Et lui seul déciderait à qui il appartiendrait, et combien en coulerait.
« Razi… murmura-t-elle.
— Razi, interrompit Christopher. C'est comme si ton père s'agenouillait aux pieds d'un ennemi et lui tendait sa couronne. Tu ne peux pas comprendre l'importance que cela a pour ces gens. »
Razi le regarda un long moment, puis fixa le feu et se tut.