Les Merrons
« Bon, écoutez-moi bien. » Christopher ôta sa tunique en revenant de la grange et remonta les manches de son maillot jusqu'à l'épaule, exposant ses bracelets en forme de serpent. « Ce sont des Merrons Ours. Des fervents fidèles des coutumes antiques, d'aucuns diraient jusqu'à la folie. Très à cheval sur l'étiquette. Si vous étiez des coimhthíoch, ils ne prêteraient pas attention à vous, et vous pourriez faire ce que vous voulez, mais vous n'êtes pas des étrangers, vous êtes avec moi, et ils s'attendront à un certain respect des convenances de votre part. »
Wynter et Razi échangèrent des regards inquiets. Christopher détacha ses cheveux et continua à leur débiter ses instructions en les agitant pour les faire retomber sur ses épaules.
« Vous ne pouvez pas garder d'armes dissimulées, dit-il en se penchant pour tirer sa dague de sa botte et la glisser à sa ceinture. Si vous avez des bijoux – bagues, pendentifs, bracelets – vous devez les porter là où ils se voient. Sinon, cela sous-entend que vous vous méfiez des personnes présentes. » Il passa la main derrière la tête de Wynter et lui détacha les cheveux, y passa les mains et les fit retomber sur ses épaules. Elle le regardait, et il plongea les yeux dans ceux de la jeune femme avec un bref sourire attendri.
« Charmant ! » murmura-t-il.
Il recula et considéra Razi et Wynter avec attention. Il s'activait comme une ruche affolée, rouge d'excitation. Ils le regardèrent avec une certaine hésitation, et il écarta les mains. « Bijoux ? Armes cachées ? » rappela-t-il.
Wynter tira le pendentif de sa guilde de sous son maillot, le laissant reposer librement sur sa tunique. Razi s'examinait comme s'il craignait qu'un élément de sa tenue le prenne au dépourvu. « Euh… » bredouilla-t-il avec angoisse.
Christopher leva les yeux au ciel, amusé. Puis il claqua des mains et réfléchit un moment. « Fais voir, fais voir », dit-il.
Ils avaient décidé de s'approcher de l'auberge à découvert, et d'essayer de prendre contact avec les Merrons. Pendant que Wynter et Razi distrayaient le garçon d'écurie avec des instructions concernant le soin de leur monture, Christopher avait parcouru l'écurie à la recherche de marques de tribu sur les chevaux merrons. À présent, tous trois se trouvaient dans un coin de la cour, près de la porte de derrière. À l'intérieur, le bruit enflait de plus en plus, et indiquait ce qui ressemblait étrangement à une fête.
Christopher sourit, distrait, quand quelqu'un commença à accorder un violon.
« Allez, Garron ! s'encouragea-t-il en s'ébrouant. Qu'est-ce qu'il faut leur dire ? Oui ! Bon, je ne suis pas certain de l'accueil qu'on me réserve, on va peut-être nous envoyer promener, mais si on nous autorise à rester… »
Soudain, un cri de joie éclata à l'intérieur de l'auberge, et violon, flûte et tambour entonnèrent une chanson endiablée. Il y eut des cris, des rugissements, et la fragile solennité de Christopher vola en éclats sous un nouveau sourire. Wynter et Razi le lui rendirent avec tendresse, devant la joie évidente de leur ami. Christopher pencha la tête, se passa les mains sur le visage et les regarda, très sérieux.
« N'approchez pas de ces chiens, les mit-il en garde. Ils vous arracheraient la tête au moindre soupçon que vous pourriez blesser leur maître. Ce n'est pas une plaisanterie ! Attendez qu'on vous invite à la table, et si l'invitation ne vient pas, n'approchez pas ! Si quelqu'un vous fait ça… » Il baissa légèrement les paupières et se mordit le bout de la langue. C'était un geste d'invite sexuelle si évident que Wynter en rougit. Christopher gloussa. « Souriez poliment, et regardez ailleurs. » Il se tourna vers Razi, très sérieux. « Je ne veux pas entendre tes absurdités, Razi. Si un homme te fait ce signe-là, considère-le comme le compliment dont il s'agit et réagis de bonne grâce. »
Razi eut une grimace malheureuse. Christopher se tourna vers Wynter. « Fillette, commença-t-il. Si quelqu'un… » Il s'arrêta. « En fait… en fait… » fit-il en la regardant dans les yeux.
Il tendit la main, et tira un long fil de laine de la tunique de Wynter, puis un autre de l'ourlet de sa propre tunique. Il tressa les deux fils, la laine vert sombre de Wynter et sa laine noire, pour les nouer au poignet de Wynter. Puis il recommença, pour se faire à son tour un bracelet.
Wynter l'observait, alors qu'il effleurait la peau délicate de son poignet.
« Sommes-nous mariés, Christopher ? » plaisanta-t-elle.
Christopher rougit, incertain de la réponse à apporter. « Juste pour de faux. Pour… pour te faciliter les choses. »
Wynter marqua une pause. « Juste pour de faux ? » Avec un sourire espiègle, elle soutint son regard pendant qu'il finissait de se nouer le lacet au poignet, puis lui posa une main sur le bras. Dans la taverne, la musique se muait en gigue. Les lèvres de Christopher s'arquèrent doucement.
« Ma jolie », murmura-t-il.
Razi toussota, et ils se tournèrent vers lui, surpris. « Je ne suis guère ravi de cet arrangement », dit-il.
Wynter sentit son cœur se serrer, et l'expression de Christopher se teinta d'un ressentiment aussi féroce que soudain. Il la prit fermement par la main et s'avança. « Guère ravi ? Et pourquoi cela, exactement, Razi ? »
Razi croisa son regard gris furieux et fit une moue très étonnante.
« Eh bien, pourquoi est-ce Wynter que tu épouses ? demanda-t-il. Alors que c'est certainement moi qui ai le plus besoin de ta protection. » Il tendit la main en une mimique de supplication feinte. « Épouse-moi, Chris ! Épouse-moi, et sauve-moi de ces terribles Merrons ! »
Soulagée, Wynter éclata de rire, et Christopher donna un coup de poing dans le bras de Razi. « Tu es un monstre ! gronda-t-il. Je vais plutôt leur demander de te dévorer ! »
On entendit un autre rugissement dans l'auberge, et les trois amis se tournèrent vers la porte. Christopher serra la main de Wynter, et lança un regard interrogateur à Razi. « Vous êtes prêts ? » Ils hochèrent la tête, et, sans plus hésiter, entrèrent dans l'auberge.
 

La chaleur était terrible, et la petite pièce paraissait encombrée de géants. Ils se faufilèrent en marge de la foule et s'approprièrent une table qu'on avait poussée contre un mur. Wynter et Razi s'assirent face à la pièce, sur le qui-vive, tandis que Christopher restait debout.
Toute la compagnie de Merrons leur tournait le dos, concentrée sur la musique, mais Wynter ne doutait pas un instant qu'on avait remarqué leur entrée. Christopher sautillait sur la pointe des pieds, un sourire incontrôlable aux lèvres.
Wynter pivota vers Razi, une question sur le bout de la langue, mais l'expression du jeune homme la fit taire. Razi regardait la pièce, les yeux particulièrement écarquillés, les lèvres entrouvertes. C'était l'expression qu'il pouvait avoir au réveil – une sorte d'émerveillement naïf et innocent que Wynter surprenait parfois avant que le monde, inévitablement, ne vienne l'en dépouiller. Cela lui réchauffa le cœur, de le voir ainsi, et elle suivit son regard.
Il s'intéressait à quatre personnes assises à l'autre bout de la pièce. Chefs incontestables de ce groupe festif, elles se tenaient dos au mur, et observaient leurs hommes. Allongés par terre, la tête posée sur les pattes, les six chiens de guerre suivaient les mouvements de la foule de leurs yeux marron si intelligents. Malgré leur placidité, ils représentaient une barrière immuable entre la table de leurs maîtres et le reste de la pièce.
Wynter considéra ce groupe avec intérêt. Oui, songea-t-elle, c'est eux que nous devrions essayer de connaître. De toutes les personnes présentes, c'est sans doute eux qui détiennent les informations dont nous avons besoin.
Aucun intérêt politique n'animait cependant le regard de Razi, et elle fut amusée de voir que son attention se concentrait uniquement sur le membre féminin de ce groupe. Wynter le poussa du coude et il sursauta.
« Pardon ? » demanda-t-il, surpris.
Wynter lui sourit. « Ils sont intéressants », commenta-t-elle d'un ton sec.
Razi rougit et regarda ostensiblement Christopher, qui tapait du pied en rythme, derrière un mur compact de dos merrons. À ce moment, Christopher, apparemment lassé de la vue, tendit le bras pour pousser l'homme devant lui. Le mastodonte hirsute ne réagit pas, mais Christopher refusait qu'on l'ignore de la sorte. À la grande frayeur de Wynter, il tira vivement ses longs cheveux roux.
L'homme se retourna avec un cri rauque, le poing levé, et Razi et Wynter sautèrent sur leurs pieds avec désarroi. Mais quelque chose dans le sourire de Christopher parut intriguer le Merron, et il suspendit son geste, le visage interrogateur. Wynter vit l'homme regarder la peau pâle de Christopher, ses longs cheveux, ses yeux glisser jusqu'au haut de ses bras, et ses sourcils se hausser lorsqu'il découvrit, avec surprise, ses bracelets serpents. L'homme abaissa son poing massif. Avec un sourire, Christopher eut un geste vers les musiciens hors de vue et posa une question en merron, d'un ton poli et respectueux :
« Le meas, a dhuine uasail. Ach cé hiad na ceoltoirí ? »
Le grand Merron pencha la tête, indécis, et gronda : « Cé thú féin, a luch ? »
Christopher sourit. « Gabh mo leithscéal, ach bhféidir go n-inseofa dóibh go bhfuil Coinín Garron, mac Aidan an Filid, anseo. » Il s'inclina. « Mura mhiste leat. »
Le grand homme le regarda, hésitant, puis fendit la foule à coups d'épaules. Christopher sautillait toujours gaiement, et attendit.
« Christopher ! siffla Razi, tendu. Chris ! » Mais Christopher eut à peine le temps de l'inviter d'un geste à la patience qu'un rugissement interrompit la musique.
Comme un seul homme, les Merrons se retournèrent vers le petit homme pâle à la lisière de leur cercle. Wynter déglutit en voyant combien Christopher paraissait chétif à côté d'eux. Il leva les yeux vers leurs visages hirsutes et sauvages avec un sourire.
« Scéal ? » demanda-t-il avec impudence.
Wynter se leva d'un bond quand deux brutes saisirent soudain Christopher par la taille pour le lancer en l'air. Christopher hurla. En un clin d'œil, Razi tira son épée et se leva, écartant la table de son chemin. Wynter bondit pour le rejoindre. Devant leur mouvement soudain, les quatre nobles sursautèrent, la main tombant sur leur arme. Les grands chiens se levèrent et montrèrent les crocs en silence.
Il ne fallut qu'un instant à Razi et à Wynter pour constater que le hurlement de leur ami avait été purement joyeux. Lentement, ils abaissèrent leurs armes et observèrent bouche bée le jeune homme qui passait de main en main au-dessus des têtes des Merrons. Christopher riait, les Merrons en faisaient autant, et il traversa ainsi la salle.
Wynter chercha un endroit d'où elle pourrait mieux voir, puis sauta sur sa table pour suivre la progression de son « mari pour de faux ». Razi, l'épée toujours à la main, sauta sur le banc à côté d'elle et aperçut, tout aussi fasciné, un Christopher ravi qui montait et descendait comme une feuille au fil de l'eau. On finit par le déposer, sur ses pieds, sur une haute estrade où un homme et deux femmes l'attendaient.
Christopher atterrit avec souplesse et sourit aux musiciens, soudain intimidé. L'homme et la femme la plus jeune le regardèrent les yeux brillants, sans prononcer un mot, mais la femme plus âgée se jeta vers lui avec un cri aigu et le serra violemment contre elle. Elle faisait une bonne tête de plus que Christopher, et semblait totalement bouleversée. Elle le serrait si fort que Wynter craignait pour la cage thoracique de son ami.
Christopher éclata de rire contre la poitrine osseuse de la femme, lui murmura quelques paroles apaisantes et leva le bras pour lui donner quelques tapes dans le dos, dévoilant malgré lui ses mains. En découvrant les terribles cicatrices, l'homme rugit d'horreur et saisit Christopher par les poignets, pour l'attirer face à lui. Il approcha les mains de Christopher de ses yeux, comme s'il doutait de ce qu'il voyait, puis poussa un cri d'épouvante. La femme gémissait.
Christopher se pencha en arrière, luttant contre la poigne du musicien horrifié, l'air désespéré. Il dit quelque chose, et fit une très laide tentative de sourire, mais l'homme tint bon, fasciné par les mains ravagées de Christopher. La foule fit silence, et Wynter sentit son cœur se glacer. Razi gémit à voix basse. C'était très loin de ce que Christopher avait espéré.
Le silence persista pendant un moment terrible, Wynter crut que la soirée était perdue pour son ami. Cependant, Christopher se dégagea des mains de l'homme, bondit sur le côté et saisit l'un de ces grands tambours plats que les Merrons aimaient tant. Faisant face à la foule, et avec un cri d'entrain désespéré, il commença à battre un rythme complexe et entraînant.
Tout le monde le regardait.
Allez ! se dit Wynter en poussant intérieurement la foule à réagir. Allez !
Christopher cria de nouveau, battant du pied. Wynter commença à taper dans ses mains en cadence.
Soudain, un homme dans la foule lança un cri de joie en contrepoint du tempo endiablé de Christopher. Quelqu'un d'autre frappa dans ses mains, et peu à peu le bruit des pieds qui se levaient et s'abattaient en rythme commença à faire vibrer le plancher.
« C'est gagné », souffla Razi.
La jeune musicienne se leva sans prévenir, saisit son violon et le coinça sous son menton. Elle resta un moment debout, les yeux fermés, l'archet au garde-à-vous, attendant que son corps saisisse la cadence du tambour. Puis elle se plongea dans la mélodie, emportée par le rythme, les mains aériennes, et une musique aussi joyeuse qu'un après-midi d'été s'écoula de son archet. Christopher se tourna vers elle, les cheveux agités, le visage illuminé de joie.
La femme plus âgée se pencha pour prendre quelque chose sur la table. Quand elle se retourna vers la salle, elle tenait une flûte à bec entre ses lèvres. Elle hochait la tête en cadence, puis s'élança à son tour, emportée par la joie, l'exubérance du tambour. La foule la salua d'un grand rugissement et battit la mesure de plus belle. L'homme coinça son violon sous son menton et rejoignit la danse.
Wynter et Razi restèrent un long moment debout, à regarder Christopher plongé dans ce qu'il avait été. Puis le propriétaire arriva et tapa du poing sur la table entre les pieds de Wynter, avec un regard appuyé pour les deux jeunes gens. Wynter rougit, s'essuya les yeux, et sauta avec légèreté de la table.
Razi, lui, prit son temps pour descendre de son perchoir. Tandis qu'il s'asseyait, Wynter regarda la table des nobles merrons, et à son ravissement, vit la femme adresser à son grand pirate aux longues jambes un regard appréciateur. Razi rajusta son épée et croisa les mains sur la table, sans quitter le propriétaire des yeux.
La Merronne éclata de rire et se pencha pour murmurer quelques mots à l'oreille de son voisin. Il se tourna avec un sourire attendri, et Wynter vit qu'ils étaient jumeaux. C'était indubitable : ils faisaient la même taille, tous les deux grands, fins, et dotés de pommettes hautes et de grands yeux bleu sombre. Le visage de l'homme était un peu plus fort que celui de sa sœur, et s'ornait d'une barbe taillée, mais ils partageaient la même beauté froide qui évoqua à Wynter des tapisseries et des contes de fées.
L'homme repoussa ses cheveux derrière une oreille et écouta le commentaire murmuré par sa sœur. Sa bouche s'incurva en un sourire, et il regarda Razi des pieds à la tête avec amusement tandis que sa sœur se tournait de nouveau vers eux. Leurs cheveux blonds étaient deux cascades lumineuses. Ceux de la femme lui tombaient autour des épaules et dans le dos comme un feu couleur citron.
Pas étonnant que Razi t'ait remarquée, se dit Wynter. Tu es comme un rayon de soleil qui brille sur la glace. La femme pencha la tête et glissa une autre remarque à son frère. Elle paraissait plus âgée que Razi, mais Wynter estima qu'ils feraient un beau couple. Le pirate et sa pâle et noble dame, se dit-elle. Comme ce serait beau à voir ! Puis elle ajouta pour elle-même, espiègle : Ce sera peut-être le moyen de nous inviter à leur table.