Cœurs sacrifiés
Razi aida Ashkr à détacher les sangles de cuir tandis que Christopher et Wynter lavaient le ventre et les mains de Sólmundr et bandaient sa blessure. Puis, à eux quatre, ils soulevèrent le patient pour le déposer dans le nid odorant de fourrures qu'il partageait avec Ashkr.
Ce dernier, muet d'épuisement, ôta ses bottes et sa tunique, et grimpa dans le lit. Avec soin, il arrangea les couvertures sur la poitrine de Sólmundr et lui prit la main. Avec tendresse, il regarda un moment son ami endormi, puis s'allongea sur les couvertures à côté de lui pour veiller sur son sommeil. Peu à peu, Ashkr ferma lui aussi les yeux, et les deux hommes restèrent paisiblement étendus, leurs mains jointes s'élevant et s'abaissant au rythme de la respiration de Sólmundr.
Razi, debout au centre de la tente, les observait du coin de l'œil. « Sólmundr ne sera pas en état de voyager avant un moment, Ashkr. » Les yeux bleu marine s'ouvrirent et se posèrent sur Razi sans rien dévoiler. « Si votre départ d'ici est urgent, j'ai peur que cela doive attendre au moins une quinzaine. »
La commissure des lèvres d'Ashkr frémit. « Sól et moi, on s'arrête ici, Tabiyb. Pas inquiète. »
Razi fronça les sourcils, perplexe, et échangea un regard inquiet avec Wynter. Les Merrons n'allaient pas plus loin ? Avaient-ils compris toute la situation de travers ?
« Pas inquiète toi », répétait Ashkr en regardant Sólmundr avec une tristesse étonnante. Il serra la main inerte de son ami. Puis ses yeux se fermèrent, et son beau visage se relâcha dans l'étreinte du sommeil.
Razi interrogea silencieusement Christopher. Le jeune homme pâle fixait Ashkr avec un mélange sombre de compassion et de colère. Au bout d'un moment, il se tourna vers Razi, secoua la tête avec une sorte de désespoir, et termina de ranger le matériel ensanglanté dans le chaudron.
Un étrange mouvement reptilien au-dessus de leur tête les fit sursauter et lever les yeux. On remettait en place les peaux au sommet de la tente. Des mains invisibles tiraient les cordes et l'intérieur de la tente replongea dans l'obscurité.
 

Le temps qu'ils rassemblent toutes les affaires de Razi et quittent la tente, l'épuisement les avait tous saisis de nouveau. La lumière et la chaleur furent un tel choc que Wynter en chancela. Elle recula d'un pas et protégea ses yeux alors que des gens venaient à leur rencontre en une déferlante de bruits et de couleurs. On lui prit le matériel de Razi pour le mettre à bouillir. Hallvor les rejoignit en se séchant les bras, tout en parlant avec excitation à Embla, qui traduisit pour eux.
« Hallvor veut te parler, Tabiyb. Elle veut savoir pourquoi tu fermes pas les blessures par brûlant. Elle dit tu couds, comme chemise, Wari et Sól pareil. Elle demande… » Embla pencha la tête d'un air interrogateur, et Wynter vit une tendre compréhension fleurir sur son visage. Elle murmura à l'oreille de Hallvor, qui interrompit ses gestes et questions hésitantes, et regarda pour la première fois Razi. Il n'écoutait plus, clignait des paupières face au soleil et oscillait sur ses pieds, le visage vide et heureux. La guérisseuse sourit et se détourna, avec un geste signifiant Plus tard.
Embla posa la main sur le bras de Razi, et il la dévisagea, comme s'il la découvrait. « Embla…
— Oui, Tabiyb. » Embla écarta délicatement les boucles du visage taché de sang de Razi. « Viens. » Il se laissa guider sans résistance vers la table où l'on avait préparé leurs nécessaires de toilette, et où des bols d'eau claire fumaient doucement dans la lumière du matin. « Nous avons pris vos autres affaires de vos sacs – vêtements, capes, couvertures. Tout lavé d'odeur du feu. Bientôt seront secs ; ta famille et toi peuvent avoir des vêtements propres, oui ? »
Elle se tourna vers Wynter, lui faisant signe de les suivre d'un air chaleureux. Wynter hocha la tête et chercha Christopher du regard. Il s'éloignait dans la foule, vers la rivière. Les gens lui tapaient dans le dos et lui parlaient, et il les écartait d'un haussement d'épaules, ou levait les mains pour repousser leurs questions avec irritation. Wynter, sourcils froncés, se retourna vers les autres.
Sonné par l'épuisement, Razi observait la table de toilette comme un enfant perdu. Tandis que Wynter s'approchait, Embla lui appuyait sur les épaules pour qu'il s'assoie sur un petit tabouret pliant, les coudes sur les genoux. Elle prit l'un des bols d'eau et commença à frotter le savon sur un linge. Puis elle s'agenouilla entre les jambes écartées de Razi, lui prit la main et commença à laver ses doigts et sa paume. Les yeux de Razi parcoururent le visage d'Embla, et Wynter le vit oublier le reste du monde.
Un homme s'approcha avec un plateau sur lequel étaient posés de petits bols en bois. Il posa un bol près de Razi, et fit signe à Wynter de prendre les autres. L'odeur du gruau la fit saliver.
Embla avait commencé à laver le bras de Razi. « J'aime beaucoup ce que tu appelles savon, murmura-t-elle. C'est très agréable, les bulles… comme l'écume dans la mer. » En lavant le jeune homme à cercles lents et caressants du poignet au creux du coude, Embla observait chaque détail de son corps fort et brun. Le vent faisait voleter ses cheveux, qui reflétaient le soleil.
Les yeux de Razi s'alourdirent, et le sourire d'Embla se fit plus grave, ce qui amusa ou fit hausser les sourcils aux Merrons attablés. Wynter admira leur retenue : aucun ne gloussa. En silence, elle prit son nécessaire de toilette et celui de Christopher.
Embla commença à laver le torse de Razi. Celui-ci inspira, comme pour sentir la jeune femme, et il la regarda, regarda son corps avant de remonter vers son visage. Embla appuya le linge contre la clavicule, et il soupira quand une petite marée de bulles brillantes cascada sur la demi-lune de sa cicatrice.
Embla reporta son attention vers le visage du jeune médecin, éclaboussé de sang. Elle passa le linge sur ses cheveux. Ses mouvements étaient moins doux, son expression moins tendre, et Razi la regardait, les yeux mi-clos, la bouche entrouverte.
Wynter, le rose aux joues, prit l'un des bols d'eau sur la table et le plaça sur le plateau à côté des bols de gruau. Elle couvrit l'eau chaude de deux carrés de linge pliés et souleva le tout avec un grognement. Elle se tourna pour prévenir Razi qu'elle partait, mais Embla avait posé sa tête sur son épaule, et elle-même avait enfoui son visage dans les cheveux emmêlés du médecin. Elle lui parlait à l'oreille tout en lui savonnant la nuque, et la main de Razi se serrait peu à peu sur sa taille, tandis qu'il lui répondait tout bas. Avec un sourire entendu, Wynter partit sans un mot en direction de la rivière.
 

La grande jument de Razi était attachée dans un pré avec Ozkar, et ils broutaient d'un air satisfait au milieu des chevaux peints des Merrons. Tandis que Wynter passait entre les cordes à linge chargées, elle chercha la jument brune de Christopher. Un peu à l'écart, ce petit animal robuste agitait sa tête aux poils longs vers la rivière. Wynter supposa que c'était là que se trouvait son maître. Elle traversa l'herbe rase à petits pas, pour ne pas renverser le contenu de son plateau. Sur sa droite, loin entre les arbres, elle entendit des bruits de scies et de hachettes. Les Merrons coupaient du bois pour le feu, ou plutôt, vu l'ampleur de leur ouvrage, pour fabriquer de nouvelles armatures de tente. Peut-être attendaient-ils du monde.
Le sol était très pentu, et Wynter regardait où elle mettait les pieds tout en négociant une petite piste traîtresse vers l'eau. Les bruits du camp s'estompèrent, étouffés par la berge et repoussés par le vent de la rivière. Wynter arriva sur une plage de sable agréable, paisible et protégée, où l'air était rafraîchi par la proximité de l'eau. C'était un havre parfait, loin des yeux curieux du camp.
Christopher lui tournait le dos, à mi-chemin de l'eau, assis les coudes sur les genoux, la tête entre les bras. Wynter approcha à pas crissants. Il avait retiré ses bottes et ses chaussettes, et enfoncé les pieds dans le sable tiède. Quel délice, se dit Wynter. Elle en ressentit presque une démangeaison sous la plante de ses pieds prisonniers.
« Bonjour, amour », dit-elle en arrivant à sa hauteur. Il sursauta légèrement, les mains se crispant sur sa nuque, et elle gloussa. « Tu dormais ? »
Christopher ne répondit pas, mais croisa les bras sur ses genoux repliés, et posa le front contre ses avant-bras, le visage dissimulé. Il avait encore les cheveux attachés, et les longues blessures de son dos et de son épaule paraissaient particulièrement rouges dans la lumière vive. Il ne s'était pas lavé, son corps pâle était toujours souillé du sang de Sólmundr. Avec un élan de sympathie, Wynter comprit qu'il était trop épuisé pour s'en soucier.
Elle déposa le plateau avec soin et s'assit pour retirer ses bottes, avec une grimace de douleur quand son dos se rappela à elle. « Jésu, soupira-t-elle en enfonçant ses pieds nus dans le sable. Que c'est agréable. » Elle s'inclina en arrière, appuyée sur les bras, et regarda le ciel bleu. L'épuisement faisait chanter ses veines, un gémissement aigu et continu, mais le soleil était un délice contre son torse nu, et Wynter ferma les yeux un instant pour absorber sa chaleur. Le monde se mit aussitôt à tourbillonner en noir et rouge, et elle se sentit basculer dans l'obscurité. Se redressant avec un hoquet, elle prit une profonde inspiration. « Oh ! éclata-t-elle de rire en battant des paupières. Oh ! C'est dangereux de fermer les yeux ! »
Christopher restait muet à côté d'elle, telle une pierre pâle et tachée de sang. Elle voulut poser la main sur lui, mais son corps était couvert de ces atroces griffures, aussi posa-t-elle la main sur sa nuque. Il tourna le visage vers elle, la joue sur le bras. Il était épuisé, il avait des cernes sombres sous les yeux, contraste saisissant avec son visage blafard. Il la regardait sans expression, à peine conscient.
« J'ai apporté de l'eau tiède, dit-elle doucement, pour laver le sang. » Il glissa mollement les yeux vers les nécessaires de toilette et le bol, puis remonta vers le visage de la jeune femme. « J'ai apporté du gruau, aussi. » Il restait sans expression, le souffle profond et régulier comme celui d'un dormeur. « Tu es éveillé ? » demanda-t-elle en un murmure. Il hocha la tête, presque imperceptiblement. « Tiens », dit-elle en se mettant à genoux et en plaçant le bol d'eau et le nécessaire entre ses pieds. « Lave-toi, je m'occupe de tes cheveux. »
Il leva la tête un instant puis reposa le front contre ses bras tandis que Wynter dénouait son foulard et ôtait les épingles de sa chevelure. « Oh, Chris ! le gronda-t-elle doucement. Tu ne les as toujours pas brossés ! »
Ses longs cheveux lui tombèrent dans le dos en une masse de nœuds, encore semée de brindilles, feuilles et autres débris de la nuit où les Loups avaient attaqué. Wynter étala les cheveux de Christopher sur ses épaules comme une toile d'araignée emmêlée, et commença lentement à en retirer les saletés. Christopher garda la tête baissée, et ses mains couvertes de cicatrices se crispèrent sur ses bras, creusant la chair meurtrie.
« Tu penses que Sólmundr va survivre, Christopher ? »
Il répondit seulement par un lent râle atone. « Il n'en a pas envie. »
Wynter hocha la tête, convaincue. « Je ne comprends pas. C'est un homme si fort, si plein de vie. Je ne comprends pas qu'il renonce volontairement. À mon avis, il n'a accepté l'aide de Razi que parce que la douleur était insupportable. Sinon, il se serait laissé mourir avec plaisir. » Elle fronça les sourcils et secoua la tête. « Ça n'a ni queue ni tête.
— Au bout du compte, dit Christopher tout bas, un homme a ses limites. Quand tout ce qu'il aime, et tout ce qu'il est, se retrouve brisé et brûlé comme du petit bois, il comprend que la seule chose qu'il contrôle, c'est le moment et le moyen de sa mort. »
Wynter n'interrompit pas sa tâche. Elle continua à le peigner, mais regarda la tête penchée de son ami avec consternation, et elle dut se forcer à répondre, malgré la peur qui lui nouait la gorge. « Je ne le comprends pas, Christopher. Aussi désespéré que soit le présent, chaque jour nouveau reste un commencement. Chaque nouvelle aube apporte l'espoir. »
Christopher eut un rire léger. « Je suis content que tu ne comprennes pas, fillette. Cela me réjouit.
— Et quand bien même, continua-t-elle. Et Ashkr, dans tout ça ? » Christopher sourcilla, ses doigts se crispèrent sur la chair de ses bras, et Wynter hésita, inquiète d'avoir méjugé de l'amour que se portaient les deux hommes. « Il… Ashkr semble aimer Sólmundr très profondément. C'est un crime que Sólmundr ait ainsi capturé son cœur pour ensuite l'abandonner.
— Oui, murmura Christopher. C'est vrai. C'est un péché. De gaspiller ainsi le cœur de quelqu'un. Il n'aurait jamais… C'est un crime devant Dieu. Pauvre Sólmundr. »
Pauvre Sólmundr ? Wynter fronça de nouveau les sourcils. Christopher devait être très fatigué, pour perdre si vite le fil de leur conversation. Elle avait réussi à défaire la plupart des nœuds et le peignait maintenant avec aisance, en longues caresses apaisantes. De l'autre main, elle soulevait ses mèches, pour ne pas toucher ses blessures avec le peigne.
« Nous devons partir, fillette. » Sa voix était distante, étouffée par le berceau de ses bras. « Nous ne pouvons pas rester avec eux. »
Elle suspendit son geste. « Mais Chris, nous avons besoin d'eux. À moins que… tu ne penses plus qu'ils vont rejoindre Albéron ? Ashkr a dit qu'ils n'iraient pas plus loin.
— Je suis sûr et certain qu'ils veulent rejoindre Albéron. Une fois qu'ils en auront fini ici, Úlfnaor et Wari iront rencontrer le prince, sans doute seuls. Sólmundr aurait fait partie de la délégation, si sa santé l'avait permis. » Christopher ouvrit les yeux et regarda le sol entre ses pieds. « Mais nous ne pouvons pas rester. Razi. Razi… il… »
Wynter sourit, pensant comprendre. Avec tendresse, elle posa sa main sur ses cheveux et se pencha pour le regarder en face. « Christopher, ne sous-estime pas la tolérance de Razi. La nature de l'amour de Sólmundr et Ashkr n'est peut-être pas un aussi grand problème que tu le penses, pour lui. Au palais, c'est sa peur pour toi qui a mené… »
Christopher serra fort les paupières et secoua la tête. Wynter fut inquiète de l'angoisse sincère qu'elle lut sur son visage. « Qu'y a-t-il, mon amour ? Tu crois qu'ils chercheront à venger Wari ? »
Christopher se frotta les yeux puis appuya fort sur ses paupières, les lèvres retroussées. « Nous ne pouvons pas rester, Wynter, c'est tout. Ce n'est pas possible. Razi ne comprendra jamais. Ils seraient forcés de… oh ! Je t'en prie. S'il te plaît, nous devons partir ! »
Soudain, il se tut, le corps raide, ses mains ensanglantées contre ses yeux. Wynter lui caressa le bras et les épaules, alarmée par sa tension. Quand il devint évident que Christopher n'ajouterait rien, elle repassa derrière lui et se remit à le peigner. Peu à peu les cheveux de Christopher retrouvèrent leur brillant, parcourus de reflets noirs et violets dans la lumière du soleil bas, et coulant entre les doigts de Wynter comme une eau noire et fraîche. Et pourtant, lui conservait sa rigidité de fer.
« Christopher… Tu as vu les cartes de la vallée d'Indirie. Tu sais combien elle est large et profonde. Tu sais combien elle est boisée. Albéron pourrait avoir toute une armée cachée là que nous ne le trouverions pas forcément. Nous avons besoin de ces gens, besoin de ce qu'ils savent. Sans eux, Albéron pourrait se mettre en route avant que nous le contactions, ou Jonathon pourrait le trouver avant nous, et alors tout serait perdu. » Wynter regarda le large cours d'eau, ses pensées emportées par le flot, essayant de prévoir l'imprévisible. « Ils pourraient nous tuer avant que nous ayons pu les assurer de nos bonnes intentions, ou la cavalerie pourrait nous rattraper… ou les Loups… »
À la mention des Loups, Christopher gémit et leva les bras pour se protéger la tête. Wynter ferma les yeux pour étouffer la peur irraisonnée que le nom faisait naître aussi en elle. Elle ne voulait pas penser à ces filles de la taverne, elle ne voulait pas réfléchir à leur sort. Le sort qu'elle aurait partagé, si Christopher ne l'avait pas sauvée.
« Christopher, murmura-t-elle en passant les bras autour de ses épaules pour s'appuyer contre lui. Christopher. » Il se crispa à son contact, les muscles aussi tendus que des câbles de fer. Il sentait le sang, les cendres, et une sueur fraîche, vive. « Nous sommes en sécurité, ici, n'est-ce pas ? murmura-t-elle. Ton peuple nous protégera, n'est-ce pas ? Ils ne laisseraient pas… ils écarteraient les Loups ? »
Wynter avait en horreur la faiblesse qu'elle percevait dans sa voix. Cette vague soudaine d'impuissance qui s'était levée pour la défaire. Elle n'avait pas su, avant ce moment, à quel point elle était terrifiée de repartir. Lentement, elle posa la tête sur la nuque de Christopher et se serra contre lui, honteuse, peureuse et bouleversée.
Au début, Christopher resta impassible, comme s'il résistait à son étreinte. Puis, peu à peu, il sortit de sa posture protectrice et bougea pour faire une place à Wynter. Il lui caressa le crâne avec douceur. Wynter commença à se bercer doucement. Christopher glissa l'autre main sur le bras de la jeune femme et la laissa reposer au creux de son coude. Ils fermèrent les yeux.
Le soleil les réchauffait, et les bruits paisibles de la rivière leur vidèrent l'esprit. Peu à peu, leur respiration se calma, les battements de leur cœur ralentirent, et ils se détendirent, trouvant le réconfort dans leur étreinte et dans le bercement doux et innocent que Wynter leur imprimait.