La caisse de paille
« Tu n'as aucun droit de nous demander cela », dit Christopher de sa voix traînante, pas très loin.
Wynter ouvrit les yeux à la lueur pâle de l'aube naissante. Elle cligna lentement des paupières pour s'orienter. Allongée dos au camp, face aux arbres, il lui fallut un moment pour se rappeler qu'elle avait rejoint Christopher dans son lit. Elle se sentit rougir à ce souvenir, et en même temps se rendit compte que Razi ne l'avait pas réveillée pour son quart. Elle s'apprêtait à se retourner pour lui remonter les bretelles quand il répondit :
« C'est pourtant ce que je veux.
— Oh, je n'en doute pas, contra doucement Christopher. Mais ce n'est pas le sujet. Ne me le demande plus.
— Christ…
— Elle ne partira pas, et je n'essaierai pas de l'en persuader. C'est une femme, une adulte, Razi, elle peut prendre ses propres décisions.
— Elle a quinze ans ! s'exclama Razi à voix basse pour ne pas la réveiller.
— Tu n'en avais que quatorze quand tu négociais les affaires de ton père à Alger. »
Christopher mélangeait le contenu de la casserole, ou nettoyait un bol, et malgré la retenue de son expression, ses frottements se firent plus forts sous son irritation.
« C'est différent. »
Le frottement cessa.
« En quoi ? Parce que tu as un machin entre les jambes, j'imagine ?
— Christopher ! Ne sois pas idiot.
— C'est une adulte
— Oui, tu ne rates pas une occasion de me le répéter. »
Wynter crut déceler de l'amusement dans la voix de Razi, et Christopher reprit son travail, la voix étouffée comme s'il avait baissé la tête.
« Elle est forte, courageuse et rapide.
— Oui, mais…
— Elle t'aurait châtré sur la colline, si elle n'avait pas eu d'aussi bons réflexes.
— Chris…
— Et elle se rapprochait déjà du camp de ton frère alors qu'on se grattait le cul dans les bois !
— D'accord, Chris. » Aucun doute, un sourire s'invitait peu à peu dans le ton de Razi, que Wynter trouva contagieux. Christopher avait l'air si convaincu.
« Tu ne peux pas passer ton temps à la traiter comme un bébé, c'est…
— Une vraie femme, oui, tu l'as déjà dit. Elle est forte et courageuse et intelligente. L'équivalent de dix hommes forts. Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Pardi, avec Wynter, nous allons renverser les Haun en une seule journée, et convertir ces fous de Tisserands à l'islam. »
Razi éclata de rire, mais sans méchanceté.
Christopher lui répondit par un « Oh, ça va, la ferme » amusé.
Il y eut une longue pause. Puis Razi murmura :
« Je veux que vous soyez en sécurité tous les deux, Chris. Vous n'êtes pour rien dans ce combat. Je veux…
— Ne m'insulte pas », interrompit Chris. Après un nouveau silence, il reprit : « Arrête de tirer au flanc et va remplir les outres. Ta petite sœur va te tuer quand elle se rendra compte que tu as pris son quart, et je veux que tu aies fini tes corvées avant qu'elle te rende incapable de marcher.
— Fuis, Razi, Fils de Roi, gronda Wynter depuis sa couche, car dès que j'aurai rejeté ces couvertures, je viendrai te botter le train. »
Elle se retourna et lui lança un regard noir.
Razi s'éloignait déjà, les outres passées aux épaules. Il recula, et écarta les bras en un geste de défi.
« Alors viens m'attraper, guerrière ! Allons ! »
Wynter se rallongea, les bras croisés, et Razi sourit.
« Je m'en doutais ! » conclut Razi en repartant vers la rivière.
Wynter observa le dos étroit de Christopher tandis qu'il servait trois bols de gruau. Comme elle, il portait les cheveux attachés et sa tresse enroulée contre le crâne, pour les protéger de la poussière et des parasites, et elle trouvait sa nuque puissante et agréable à l'œil. Il avait ôté sa tunique, et elle voyait les muscles de son dos et de ses épaules sous son maillot fin. Sa gorge se serra d'émotion.
« Christopher, dit-elle. Je suis désolée d'avoir abusé de ta prévenance, hier soir. »
Christopher se figea un instant. Puis il tourna un peu la tête vers elle, et elle aperçut un bout de pommette et l'ombre noire de ses cils.
« Tu le regrettes ? demanda-t-il doucement.
— Non, pas du tout. »
Les épaules à nouveau détendues, il continua à servir le petit déjeuner.
« Tu pourrais replier les couchages ? Il va falloir discuter un peu avant de repartir, autant évacuer tout le reste.
— Entendu. »
Il resta assis pendant qu'elle entreprenait sa tâche, mais elle avait seulement noué les liens de la première paillasse quand il reprit la parole.
« Razi nous a demandé de le laisser », annonça-t-il. Elle s'arrêta pour le regarder. « Je lui ai répondu que tu n'en aurais pas plus envie que moi, mais en fait… je n'ai pas le droit de parler à ta place, fillette. Je ne sais pas ce que tu veux. »
Wynter sourit. Oh, je crois que si, Christopher Garron. Je crois que nous voulons la même chose. Mais merci de m'avoir demandé mon avis.
« Je reste. »
Christopher l'examina attentivement, ses yeux gris clair rivés au visage de la jeune femme.
« Fillette ?
— Oui ?
— Tu crois que c'est Albéron qui a envoyé des assassins tuer Razi ? J'ai peur que nous menions sciemment notre ami à son exécution. »
Wynter pensa à Albi, à sa nature aimante et généreuse. Elle essaya de réconcilier l'adoration qu'il vouait à Razi et une image d'assassin – le poignard lancé au travers de la salle de banquet, les flèches meurtrières dans le crâne du pauvre garde. Comment son ami, lumineux et jovial, aurait-il pu se trouver derrière tout cela ? Elle songea aussi à Razi, impassible pendant qu'on torturait si atrocement ce pauvre homme, et comprit que chacun changeait au fil du temps et des circonstances.
« Fillette ? insista Christopher. Je suis perdu, là. »
Elle soupira. Razi allait bientôt revenir de la rivière. Comment pouvait-elle expliquer en si peu de temps à Christopher ce que Razi représentait pour Albéron et pour elle ? Lui dire tout ce qu'il avait fait pour eux, et à quel point il était impensable qu'Albi veuille lui faire du mal ?
« Sais-tu qu'Albi et moi sommes nés le même jour, Christopher ? »
Il secoua la tête, surpris par le tournant que prenait la conversation.
« Ce n'était pas prévu, mais Albi est arrivé très en retard, et moi bien trop en avance. » Wynter regarda vers la rivière. C'est Marni qui le lui avait raconté, et elle n'était pas certaine que Razi aurait voulu qu'elle soit au courant. Elle se tourna de nouveau vers Christopher.
« L'accouchement de la princesse Sophia… la mère d'Albi… a été très éprouvant. Ma mère et Sophia ont été en couches ensemble… tu connais mon père, bien sûr ? » Christopher secoua la tête, et Wynter leva les mains de frustration avant de jeter un nouveau coup d'œil vers la rivière. « Papa était encore en fuite avec Rory, à l'époque, le père de Jonathon était décidé à les tuer tous les deux. »
Elle écarta d'une main les questions choquées de Christopher.
« Une autre fois, ça ne concerne pas mon histoire. Bref, ma mère était sous la protection inébranlable de Jonathon, aussi avait-elle partagé les appartements de la princesse. Mais les tourments atroces de Sophia avaient terrifié ma pauvre mère, qui avait déjà une frousse folle du travail qui commençait, aussi maman a-t-elle fui le palais pour chercher la tranquillité du foyer qu'elle avait partagé avec… avec mon père. »
Wynter hésita ; elle avait beaucoup de mal à mettre des mots sur tout cela. À raviver cette histoire. Et le pire, à songer qu'elle, par ses ruades dans le ventre de sa mère, avait causé la mort de cette femme si bonne, et la solitude de son père lors des années qui suivirent. Elle regarda ses mains un instant, puis cligna des yeux et continua :
« Razi adorait ma mère. Il la suivit sans doute hors du palais. Marni pense qu'il l'a trouvée très peu de temps après qu'elle fut tombée. Il avait plu, le sol devait être… »
Wynter marqua une nouvelle pause. L'image de sa mère âgée de dix-sept ans, accouchant seule, terrifiée, dans un champ humide, était presque trop forte pour son esprit. « Razi arriva dans les cuisines des heures plus tard, couvert de sang. Il me portait dans sa tunique. Apparemment, j'étais toute menue, et bleue de froid. Marni m'a essuyée et posée dans une boîte pleine de paille, comme un chaton. Le temps qu'on retrouve ma mère, elle s'était déjà vidée de son sang. »
Christopher se dandina un peu, mais ne prononça pas un mot, ne tendit pas la main vers elle. Elle se frotta le front et poursuivit :
« Albi est né la même nuit. La princesse Sophia a agonisé jusqu'au matin, avant de s'éteindre à son tour. Personne ne sait vraiment pourquoi, même si Razi a des soupçons. » Wynter leva les yeux vers Christopher. « Il attribue sa mort à ce qui a empêché les deux femmes suivantes de Jonathon de porter des enfants, la même chose qui les a menées à leur mort. Le poison. »
Christopher se redressa un peu. « Oh.
— Deux jours plus tard, Razi revenait aux cuisines. Cette fois, il portait le prince sous le bras, un gros bébé dodu, paraît-il. Il est même étonnant qu'un enfant de quatre ans ait pu le porter aussi loin.
— Pourquoi a-t-il fait cela ? »
Wynter jeta de nouveau un coup d'œil vers la rivière. « Tu as déjà rencontré la mère de Razi, Christopher ?
— Oui.
— Que penses-tu d'elle ? »
Christopher réfléchit avant de répondre, et choisit ses mots avec soin.
« Je pense… que c'est une femme qui a réussi à se faire une place dans un monde d'hommes. Il y a beaucoup de qualités admirables, chez elle. »
Wynter en resta sans voix. Christopher était la première personne qu'elle rencontrait à pouvoir dire quoi que ce soit de positif sur Umm-Razi Hadil bint-Omar. « Mon père appelle Hadil “la Dague Voilée” », dit-elle.
Les fossettes amusées de Christopher se déplièrent en sourire.
« C'est tout aussi juste. Pourquoi Razi a-t-il apporté son frère à la cuisine avec toi, fillette ? »
Wynter lança un coup d'œil vers la rivière. La tête bouclée de Razi apparaissait tout juste tandis qu'il remontait vers eux, et elle continua en un murmure pressé : « D'après Marni, Razi ne disait rien d'autre que “ma mère le regarde”. Ils ont eu beau ramener Albi à sa chambre, on le retrouvait fatalement dans la cuisine, endormi dans la boîte à côté de moi, Razi assis par terre, à nos pieds. »
Christopher tourna la tête en entendant les pas de Razi qui approchaient sur les feuilles sèches.
« Razi nous a protégés toute notre vie, Christopher. Il est notre roc. Albi ne lui ferait jamais de mal. Je ne peux pas croire qu'Albi pourrait lui vouloir du mal. »
Razi arriva dans le camp à pas lourd, son long corps voûté sous le poids des outres et de ses lourdes pensées. Il soupira et leva les yeux en descendant le talus, puis s'arrêta et regarda ses deux compagnons, assis en tailleur, en pleine conversation.
« Maudits tire-au-flanc ! s'exclama-t-il. Vous n'avez rien fichu depuis que je suis parti ! »
 

« Mmm… dix jours », estima Razi. Ils avaient fait leur paquetage et étaient prêts à partir, tous les trois penchés sur la carte de Wynter. Le soleil venait de se lever, la chaleur était déjà insoutenable, et les mouches avaient commencé à tourner. Wynter battit des paupières pour éloigner la sueur de ses yeux pendant que Razi retraçait son voyage depuis la vallée d'Indirie jusqu'au bas de la carte, à l'endroit où ils campaient.
« Dix jours, répéta-t-il avant de poser un doigt pensif sur le parchemin.
— Ça fait beaucoup de chemin sans savoir ce qui se passe à la maison, dit Wynter. Nous devons apprendre pour qui flottent ces fanions noirs, Razi. »
Il leva les yeux pour croiser ceux de la jeune femme, et tous les deux se détournèrent presque aussitôt. Pendant un instant de silence tendu, ils regardèrent la carte sans la voir.
« Nous pourrions nous arrêter à une auberge, suggéra Christopher à voix basse. C'est le meilleur endroit pour récolter informations et ouï-dire. »
Wynter haussa les sourcils. Bonne idée. « L'auberge la plus proche est… là, indiqua-t-elle en désignant la taverne Wherry, une maison de bac et auberge de route située au pied du bac. Elle n'est qu'à cinq jours d'ici, et sur notre chemin. »
Razi se pencha en avant pour mieux voir.
« Non, il y en a une autre », dit Christopher.
« La Vache Rousse ? » Wynter remonta le tracé de la rivière du bout du doigt pour montrer l'auberge au carrefour. « C'est à sept jours d'ici. Mieux vaudrait…
— Non, insista-t-il en écartant doucement sa main pour tourner la carte face à lui. Je suis certain d'avoir vu…
— Christopher, j'ai parcouru cette carte de nombreuses fois, il n'y a que deux auberges.
— Attends, attends… » Il leva la main et continua à parcourir la feuille. « D'où vient cette carte ?
— C'est une carte de marchand, établie par la guilde des marchands d'argent.
— Ah ! » Christopher leva des yeux excités et échangea un sourire avec Razi. « La nôtre n'est pas si raffinée, coquine ! » Il alla chercher l'étui sur son cheval, et étala une autre carte sur celle de Wynter. « Regarde ! Là. » Il tendit l'index pour montrer à Wynter un petit point au cœur de la forêt, à moins d'une journée de cheval. Il tapota sur le document pour souligner son argument, et Wynter arracha son regard de ses cicatrices atroces pour se concentrer sur ce qu'il indiquait. « Tu vois, fillette, ça, c'est une carte de goudronneux. On y trouve des endroits où aucun marchand n'accepterait de mettre les pieds.
— Ça nous fait un détour de moins de deux jours, murmura Razi. Je pense que ça vaut la peine.
— Oui. Je me demande s'ils auront des bains. Après sept jours sans me laver, je commence à puer comme un Nordlandais. » Wynter rougit aussitôt, honteuse. « Oh, Chris, pardon ! »
Les fossettes apparurent tandis qu'il continuait d'étudier la carte.
« Je ne le prends pas mal, fillette. Vous autres Sudlandais êtes maniaques de votre eau savonneuse. Tu es presque aussi terrible que sa race à lui, tiens. » Il indiqua Razi du pouce.
« Eh, je suis sudlandais aussi, moi », rétorqua Razi à mi-voix. Ce fut au tour de Christopher de rougir et de marmonner quelques excuses. Razi le regarda avec affection, mâchonnant la tige de haricot qu'il avait trouvée dans le petit déjeuner. « Un bain ne ferait pas de mal », rêvassa-t-il en se grattant la joue. Il avait bien sept jours de barbe, qui commençait à s'épaissir et à friser. « Non, vraiment, ça ne me dérangerait pas.
— C'est vrai qu'on s'y habitue volontiers », admit Christopher d'un ton bourru. Il se tortilla et tenta de se gratter le dos. « Une fois qu'on s'y est fait, je crois qu'on ne s'en passe plus.
— D'accord, conclut Razi en tendant le bras pour gratter Christopher entre les omoplates. Range ta carte, mon ami, et nous irons prendre notre bain. »
Christopher alla rattacher l'étui à carte à sa selle, et Wynter replia la sienne. Elle était si perdue dans ses pensées qu'elle sursauta lorsque Razi lui saisit le poignet. Il lui parla à l'oreille d'une voix calme.
« Wynter, je veux que tu demandes à Christopher de te ramener chez toi. » En la voyant froncer les sourcils, il serra un peu plus fort. « Il tient à toi, sœurette. Il le fera, si tu le lui demandes. »
Elle soutint son regard, et le força à la lâcher.
« Ne nous insulte plus, nous ne le tolérerons pas. » Il s'affaissa devant elle, son désespoir palpable, et elle ne put s'empêcher de l'aimer pour le souci qu'il avait d'eux. Elle pousuivit, plus douce : « Razi, je reste, il n'y a rien à ajouter.
— Oh, Wyn. »
Avec tendresse, elle passa la main dans sa barbe. Elle fut surprise par sa douceur et sourit.
« Ça me plaît. Ça te va bien, je trouve.
— Certainement, tiens ! Je dois avoir une tête de vieil imam grincheux ! » Il leva les yeux au ciel.
Wynter suivit la cicatrice qu'avait laissée son père quand il lui avait fendu la lèvre, puis lui posa le doigt sur le bout du nez.
« Ça me plaît ! Ça te donne un air de pirate ! »
Elle lui tapota le genou et le laissa là, embarrassé, pendant qu'elle allait examiner les chevaux avec Christopher.