Matin froid
« Ne le touche pas ! » aboya Wynter. Son expression devait être sans équivoque, car Hallvor recula aussitôt et s'écarta, afin que Wynter et Christopher aident Razi à se relever.
Une guerrière passa la tête par la porte, les yeux écarquillés de curiosité, et Christopher lui lança sur le même ton : « Croch leat ! Agus ná bí ag stánadh. »
Razi, surpris du ton vif de Christopher, cligna des paupières vers lui, les yeux dans le vague. Christopher resserra sa prise sur la taille de Razi. « Ça va, murmura-t-il. On te tient.
— Que m'est-il arrivé ? » demanda Razi d'une voix traînante et sans articuler.
Christopher se détourna.
« Tout va bien », répéta-t-il d'un air malheureux. Il regarda Wynter, qui soutenait Razi de l'autre côté. Elle hocha la tête, et les trois amis se dirigèrent vers la porte.
Razi trébucha et grogna, soudain pris de nausée. Il était resté inconscient toute la nuit, et, à l'aube, ne parvenant toujours pas à le réveiller, Wynter et Christopher s'étaient trouvés contraints d'appeler Hallvor à l'aide. Wynter avait été atterrée de voir la guérisseuse administrer d'autres drogues pour contrer les effets de ce que Razi avait pris. Et même alors, il lui avait fallu un temps considérable pour revenir à lui. Depuis, il restait confus et terriblement vulnérable.
« Wynter ? grogna-t-il tandis qu'ils poussaient sa tête vers le bas pour passer la porte. Que m'est-il arrivé ? » Wynter trouvait atroce l'incertitude tremblante de sa voix, et elle se détourna, aussi furieuse que malheureuse.
« Chuuut, dit-elle. C'est… chuuut, tout ira bien. »
À l'extérieur, l'air froid les gifla, et Razi se redressa avec un hoquet, les yeux plissés dans la lumière du matin. Après quelques pas, il arrêta Wynter et Christopher, les bras crispés sur leurs épaules, essayant de se repérer.
La brume, lente et blanche, montait sur l'herbe, et la rosée commençait tout juste à scintiller dans les premières lueurs du matin. Loin au-dessus des arbres, un épais nuage de fumée salissait le rose du ciel dégagé. Hagard, Razi observa tout cela, puis il remarqua le petit groupe de cavaliers merrons, hommes et femmes, qui attendaient près de la forêt, et son froncement de sourcils s'accentua encore lorsqu'il découvrit sa jument, ainsi que les montures de Christopher et de Wynter, harnachées et prêts à partir. Ses yeux sombres s'écarquillèrent quand il vit Sólmundr dans le groupe, Boro affalé, l'air pitoyable, aux pieds de son cheval.
Le souvenir filtra sur le visage de Razi.
« Chéri, murmura Wynter. Écoute…
— Attends… Attends un peu… » Il s'ébroua pour se dégager de leur étreinte. « Attendez, tous les deux. » Il regarda autour de lui. « Que…
— Écoute, Razi… » Mais il la repoussait, et recula en chancelant, les yeux sur Christopher.
« Qu'as-tu fait ? » cria-t-il.
La guerrière près de la tente s'approcha de Christopher d'un air protecteur et méfiant. Hallvor passa la porte et se joignit à elle. La guérisseuse tenait la cape de Razi dans une main et son paquetage de l'autre. Elle scruta Razi des pieds à la tête et prononça quelques paroles apaisantes, mais Christopher ne les traduisit pas. Au lieu de cela, il resta là, flanqué de ces grandes femmes bien armées, et observa son ami en silence.
« Razi », dit Wynter en avançant, main levée. Razi se détourna et remonta en trébuchant le chemin entre les tentes, tenant tout juste debout quand il chercha à courir. Wynter le suivit, le cœur serré quand elle comprit où il se dirigeait. « Razi ! » Elle se mit à trotter. « Non ! »
Elle rattrapa facilement Razi et le saisit par la manche. « Écoute-moi ! supplia-t-elle en posant les mains sur sa poitrine. Razi, s'il te plaît ! »
Il regarda par-dessus son épaule et elle lut le choc et l'horreur sur son visage quand il remarqua le cercle de terre battue là où la tente d'Embla se dressait auparavant. Avec un cri, il écarta Wynter et avança péniblement pour se camper au centre de cet espace vide. Il regarda le sol. « Où… Wynter ? Où… ? »
Les yeux de Wynter s'emplirent de larmes et elle secoua la tête, les mains écartées devant elle, impuissante. Elle ne voulait pas le dire. Quelqu'un passa doucement derrière elle, et Wynter se retourna pour trouver Christopher debout dans l'ombre, attentif. Il tenait la cape de Razi à la main.
Le tintement des harnais et le battement étouffé des sabots leur parvinrent de derrière les tentes. Les Merrons faisaient avancer leurs chevaux en bordure des arbres, pour suivre les déplacements de Razi dans le camp. Ils apparurent à sa vue et arrêtèrent leur monture. Leur visage attentif décrivait une tache pâle dans l'ombre de la forêt. Hallvor les avait rejoints ; elle arrêta sa jument à côté du cheval d'Úlfnaor et attendit en silence.
Razi leva les yeux vers la colonne de fumée noire qui tachait le lever de soleil. Il inspira profondément, et Wynter sut qu'il remarquait les relents sinistres et âcres qui traversaient l'air frais du matin. « Non, murmura-t-il. Oh non…
— Écoute… » répéta Wynter. Mais elle ne savait pas quoi dire, et retomba donc dans un silence inutile. Razi partit vers la forêt. Elle s'élança et empoigna la tunique de son frère. Ignorant sa présence, Razi continua d'avancer, trois pas traînants, et Wynter chancela à sa suite, cramponnée à sa tunique pour ne pas être projetée à terre. « Il n'y a rien à voir, Razi ! Crois-moi ! pleura-t-elle. Rien du tout ! » Razi continua pourtant d'avancer, et Wynter se cramponna à lui, paniquée, pour essayer en vain de l'arrêter.
« Embla est morte, dit Christopher d'une voix neutre qui les frappa comme une pierre.
— Oh, Christopher ! » hoqueta Wynter, catastrophée par sa brusquerie.
Razi se figea, les yeux écarquillés, et se tourna lentement vers leur ami, sans expression.
Christopher baissa la tête, les yeux plongés dans ceux de Razi. « Nous t'avons drogué, dit-il d'une voix dure et atone. Embla et moi l'avons versé dans ton verre. C'est pour ça que tu te sens si mal. C'est pour ça que tu ne te rappelles rien. Puis Embla et Ashkr sont partis dans la forêt et ont laissé leurs prêtres les tuer. Ils croyaient que tel était leur devoir, et que c'était nécessaire pour la survie de leur peuple. C'était un honneur, à leurs yeux. »
Wynter sentit Razi se mettre à trembler. Il serra les poings, ses larmes se mirent à couler, et il avança d'un pas vers Christopher. Wynter serra sa tunique un peu plus fort. « Arrête, Razi. Arrête.
— Tu n'aurais rien pu faire pour protéger Embla, ajouta Christopher. Rien. Et tu n'aurais jamais pu l'en dissuader. Jamais. Personne n'y serait parvenu. »
Razi avança d'un autre pas, et Wynter, effrayée par sa rage, le repoussa, les mains sur son torse. S'il l'avait voulu, Razi aurait pu l'écarter comme un chaton, mais il paraissait à peine conscient de sa présence, tant il était concentré sur Christopher.
La cible de sa colère poursuivit : « N'essaie pas non plus de te dire que tu aurais pu les attaquer – l'emmener loin d'ici pour la sauver. Embla aurait préféré te tuer, Razi, plutôt que d'abandonner son devoir envers An Domhan. » Il s'approcha soudain, et Razi le domina, une rage assassine dans ses yeux noirs. Christopher le considérait calmement, sans peur. « Tu n'étais rien pour Embla, par rapport à son devoir. Tu me comprends ? Tu n'aurais jamais pu t'interposer entre Embla et An Domhan.
— Ils l'ont tuée », grinça Razi. Sa voix râpait comme du métal rouillé entre ses dents serrées.
« Chut, dit Wynter en ouvrant la main contre sa poitrine. Razi, tais-toi. Pense…
— Ils l'ont tuée ! »
Christopher hocha la tête. « Et Ashkr, aussi. C'était… »
Razi l'interrompit d'un sifflement. « Je vais les détruire. »
Christopher regarda sans sourciller les yeux impitoyables de Razi. « Te rappelles-tu, souffla-t-il, ce que tu m'as dit, ce soir-là à Alger, quand j'ai imaginé un plan pour sauver mes filles ? »
Les muscles de Razi se contractèrent sous les mains de Wynter. Pendant un instant, il regarda Christopher, bouche bée, yeux écarquillés. Puis il se jeta en arrière et se détourna maladroitement, repartant à pas traînants vers les arbres.
« Attends ! » Wynter le poursuivit, et Christopher à son tour. Les deux amis finirent par encadrer Razi tandis qu'il avançait vers la forêt à pas incertains. « Razi ! » le supplia Wynter, inquiète qu'il coure dans la forêt et découvre le contenu de ce bûcher encore allumé. Qu'il voie ce terrible arbre abattu. « Je t'en prie ! cria-t-elle. Il n'y a rien à voir là-bas. Je te le jure ! »
Mais Razi ne l'écoutait pas. Il essayait désespérément de se protéger des paroles de Christopher. « Marcello était tellement en colère contre toi, dit-il, qu'il a lancé une chaise dans le paravent en bois de rose. Tu te rappelles ?
— Arrête ! Arrête ! » Razi leva les mains et se couvrit les oreilles.
Christopher le rejoignit et se plaça devant lui, marchant à reculons pour essayer de croiser son regard. « Il était en colère parce qu'il pensait que cela m'anéantirait, Razi. Mais non. J'ai compris. En fin de compte, j'ai vraiment compris. »
Au désespoir, Razi s'arrêta. Il fit un pas vers la droite puis un vers la gauche, comme pour contourner Christopher, et enfin s'immobilisa et ferma les yeux. Lentement, son grand corps se voûta et il se prit la tête à deux mains. « Oh non, Chris, murmura-t-il. Ne me fais pas ça. »
Christopher s'approcha, tête penchée, le front presque sur l'épaule de Razi. « J'ai compris, parce que je savais que tu en pensais chaque mot. Tu ne disais pas cela juste pour me faire taire. Ce n'était pas une astuce pour en finir. Tu le pensais vraiment. Tu te rappelles ? »
Wynter posa la main sur le dos de Razi. Il secoua la tête. « Ne fais pas ça, murmura-t-il de nouveau. S'il te plaît. » Wynter lui caressa l'épaule, regardant Christopher. Il gardait son calme, et son regard restait posé sur le visage détourné de Razi.
« Je me rappelle chaque mot, murmura Christopher. Je me les rappelle comme si c'était hier. Tu as dit : “À mon éternelle honte, la souffrance de ceux que tu aimes ne peut pas compter pour moi davantage que l'avenir du royaume de mon père, parce que, dans le royaume de mon père, la liberté de milliers d'autres est en jeu.” Je me rappelle cela, Razi, parce que, parfois, c'est la seule chose qui me permet de dormir, la nuit. C'est la seule chose qui m'aide à vivre avec tout ce que j'ai laissé impuni. »
Les yeux de Wynter s'emplirent de larmes et Razi gémit, les mains serrées sur son visage. Christopher le fixait toujours, sans rien ajouter. Après un moment, Razi leva des yeux pleins de larmes vers lui. « Je ne comprends pas pourquoi ces gens nous ont épargnés, Razi, dit Christopher. Après ce dont nous avons été témoins, Dieu sait qu'il vaudrait mieux pour eux nous trancher la gorge et nous abandonner dans un fossé. Mais ils nous ont épargnés, et ils semblent déterminés à t'aider à accomplir ton devoir envers le royaume de ton père. » Il lui tendit sa cape. Razi regarda successivement le visage de son ami et la cape.
L'expression de Christopher se radoucit, et ses yeux gris s'emplirent de compassion et d'amour. « Tu as des choses à accomplir, al-Sayyid », murmura-t-il en ouvrant la cape, comme un maître de robe prêt à vêtir son seigneur.
Tandis que Christopher levait les bras pour poser le tissu sur ses épaules, les yeux de Razi retournèrent à la colonne de fumée qui souillait le ciel au-dessus des arbres. Christopher épingla la cape puis fit signe à quelqu'un derrière eux. Surgis de nulle part, deux guerriers merrons sortirent de l'ombre. Ils tenaient toutes les armes confisquées dans leurs bras tendus, tête penchée avec respect.
Razi resta immobile pendant que Wynter et Christopher nouaient leur ceinturon avec épée et poignard, et attachaient leur bouclier. Alors que Christopher avait déjà pris sa dague pour la glisser dans sa botte, Razi n'avait toujours pas bougé. Les guerriers restaient patiemment au garde-à-vous, ses armes à disposition. Sans un mot de plus, Christopher s'éloigna vers les chevaux. Wynter se tourna vers leur ami toujours immobile.
« Razi », souffla-t-elle. Il ne fit pas mine de la remarquer, ses yeux restaient concentrés sur la fumée. Wynter lui prit les mains et les serra doucement. « Il n'aurait rien pu faire d'autre, Razi. »
Lentement, douloureusement, les mains de Razi se crispèrent sur celles de sa sœur.
« Si cela peut te réconforter, Embla n'a pas souffert. Ça a été très rapide. »
Les sourcils de Razi se froncèrent, et il se détourna enfin de la fumée pour considérer les Merrons qui attendaient. Christopher venait de parvenir à son cheval, et Razi le regarda se hisser sur sa selle. Puis il se tourna vers Úlfnaor.
« Razi », dit Wynter, alarmée devant la froide envie meurtrière qui montait dans ses yeux. Sans un regard pour elle, Razi se dégagea et prit ses armes. « Razi, insista-t-elle. Nous avons un long chemin devant nous. Seras-tu d'attaque ? » Razi rangea brutalement son poignard dans le fourreau à sa cuisse et boucla le ceinturon de son épée. Il saisit son fauchon des bras du guerrier, et le rengaina avec autant de violence. Avec une œillade noire pour Úlfnaor, il rabattit la sécurité. L'Aoire le regardait calmement dans la lumière montante du matin.
« Razi », siffla Wynter. Enfin, il se tourna vers elle. « Mon frère, t'en sens-tu capable ? »
Pendant un instant, Razi écarquilla dangereusement les yeux, et Wynter se demanda s'il allait parler. Mais il dégagea son bras et se détourna pour rejoindre son cheval à grandes enjambées. Wynter le suivit au petit trot.
Razi faisait déjà effectuer un demi-tour à sa jument pour la diriger vers le chemin quand Wynter arriva aux chevaux. Comme à un signal, les Merrons tournèrent leur monture à l'unisson avec lui, et quand Wynter mit le pied à l'étrier, tout le groupe défila devant elle en direction de l'épaisse forêt au nord du camp.
Seul Christopher s'attarda, le temps que Wynter soit bien installée en selle. Il croisa son regard quand elle fit faire demi-tour à Ozkar, et elle lut dans ses yeux toute la fatigue et tout le chagrin qu'elle-même ressentait. Razi et les autres en tête de colonne ayant déjà disparu parmi les arbres, Wynter et Christopher étaient seuls quand les Loups-Garous hurlèrent.
Wynter saisit son épée, les yeux attirés par la forêt.
« Jésu ! cria-t-elle. Où sont-ils ? »
Les hurlements reprirent, comme un oiseau de proie attiré par l'odeur du bûcher.
« Où sont-ils, Chris ? cria-t-elle, tandis qu'Ozkar s'agitait nerveusement sous elle. Ils paraissent proches. Sont-ils sur nous ? »
Devant eux, les Merrons s'arrêtèrent et observèrent les arbres.
Les Loups hurlèrent une nouvelle fois, très proches, puis Wynter se tourna vers Christopher, un juron aux lèvres. En le voyant, elle se redressa sur sa selle, les yeux fixes, puis se pencha vers lui.
« Christopher… Chris… ça va aller. » Elle lui prit la main, et desserra ses doigts du pommeau de la selle. « Ça va », répéta-t-elle.
À l'autre bout de la colonne, Razi jaillit de la forêt, les yeux écarquillés d'inquiétude. Il les chercha parmi les Merrons, et Wynter lui fit un signe de la main. Razi arrêta sa jument et regarda Christopher. Wynter garda la main levée et indiqua Christopher du menton d'un air éloquent : Ça va. Je m'en occupe. La jument de Razi tourna et renâcla sous lui, tandis que les yeux de Razi passaient de Wynter à l'homme figé à côté d'elle. Wynter hocha la tête. Ça va. Et, avec un dernier regard pour Christopher, Razi fit faire demi-tour à son cheval et repartit en tête de colonne, appelant Úlfnaor au passage : « Ils sont à un kilomètre et demi environ, cria-t-il. Nous devons avancer vite, laisser ce maudit feu derrière nous avant que sa fumée ne les mène à nous ! »
Úlfnaor hésita, certainement inquiet pour la bonne dizaine d'hommes et de femmes qu'il laissait en arrière, puis il hocha la tête et fit signe à ses guerriers de se remettre en route. Wynter serra de nouveau la main de Christopher et regarda derrière elle. Grises et immobiles dans la brume, les tentes restaient silencieuses, le camp aussi inerte qu'une ville fantôme. Les doigts de Christopher bougèrent entre ceux de Wynter, et elle se tourna vers lui. Il la regardait.
« Tu vas bien ? » demanda-t-elle tout bas.
Il hocha la tête, raide. Ses doigts se crispèrent, puis il tira les rênes pour ramener son cheval sur le chemin. « Allez, ma belle », dit-il.
Côte à côte, ils suivirent les Merrons dans la forêt. Razi avançait inéluctablement, le regard froid, le visage fermé. À côté de lui, Úlfnaor poussait son étalon dans les fourrés pour rester à sa hauteur.
Tandis que Wynter et Christopher entraient dans l'ombre, les Loups hurlèrent une nouvelle fois. Cette fois, aucun des deux ne tressaillit, ni ne se retourna.