La vitre

J’avais toujours accordé une grande attention aux rencontres de hasard que l’on pouvait faire dans une ville au cours d’une journée que, normalement, on aurait dû passer ailleurs. Ces rencontres qui, pour cette raison, m’avaient toujours semblé appartenir à l’improbable.

Ce lundi-là, c’était prévu depuis une semaine, je devais prendre le train du matin pour passer quelques heures à la mer, mais je venais de le manquer à quelques minutes près.

Voilà pourquoi je me retrouve dans le quartier d’une gare dont je ne connais en réalité que la gare justement. J’entre dans un bistrot pour y prendre un café et la plaque de la rue me frappe parce qu’elle porte un nom qui m’est familier. C’est en effet l’adresse d’un petit éditeur que j’ai souvent voulu contacter tout en pensant que jamais je n’irais jusque-là.

Cette fois, j’y vais puisque je ne suis qu’à vingt mètres de l’immeuble où cet éditeur occupe le rez-de-chaussée et, à peine entré, je demeure figé dans mon étonnement. À tel point que je crois déjà savoir que non seulement je n’irai pas plus loin, mais je n’aurai plus rien à demander concernant les activités de cette maison. Pour moi, son intérêt, son sens et son éthique s’arrêtent à la jeune femme qui, enfermée dans une vaste cage de verre, doit sans doute exercer la double fonction de standardiste et d’employée à la réception.

À part elle et moi, il n’y a personne dans ce hall où je reste à la regarder sans rien dire, sans bouger. Paralysé peut-être, pourtant intérieurement emporté dans les vagues molles d’une silencieuse tempête. Mais la vague de fond qui me flagelle en continuité n’est jamais qu’une simple question : « Comment et par quelle aberration a-t-on pu mettre en cage, presque au secret, une créature aussi fascinante alors qu’on a toujours lâché en liberté dans les rues des millions de monstres ? » À moins d’imaginer au contraire que la jugeant justement si surprenante on a pris la précaution de la mettre sous verre. Avec d’ailleurs un écriteau qui peut laisser songeur : DÉFENSE DE TOUCHER.

Une autre petite pancarte indique que la jeune femme s’appelle Diane et même ce nom peu banal pour une employée de bureau a peu de poids par rapport à l’insolite de la situation : se retrouver en face d’une dérangeante créature si lourde de présence, exposée en relief, et pourtant inaccessible, comme rejetée dans un monde parallèle.

Depuis que je l’observe, elle n’a pas encore changé d’expression, pas non plus d’attitude, tout au plus si elle a esquissé deux ou trois gestes dans un insolite ralenti comme si elle n’était qu’une algue se déplaçant sous une eau parfaitement transparente. C’est bien cela d’ailleurs, elle semble échouée au fond d’un énorme aquarium, presque aussi diaphane que sa robe jaune, à la fois distante et accueillante, brûlante et glacée, hiératique et amollie dans sa beauté tellement lisse qu’elle en devient inquiétante, mimant l’attente comme une anémone de mer capable de se refermer sur n’importe quelle proie pour l’engluer dans une tendresse morbide faite de sève et de succion.

Tout dans son visage a quelque chose de liquide, de flou : sa superbe bouche aux lèvres à peine rosées, ses yeux gris si pâles qu’ils semblent incolores, ses cheveux si soyeux qu’aucune couleur bien définie ne peut s’y accrocher. Tout dans son corps à peine deviné évoque le même climat translucide, fantomal, languide, à peine charnel. Et pourtant rarement une femme m’a donné à un tel point l’impression d’être un monde refermé sur lui-même, un cocon de brume qui doit dissimuler un noyau de chaleur, de langueur et de moite douceur où il doit faire bon s’enliser.

J’en suis à ce point de rêvasserie quand Diane se tourne vers moi, très lentement, puis semble me dévisager comme si elle voyait soudain devant elle le premier habitant mâle de cette planète.

— Que puis-je faire pour vous ?

Tout en me léguant la sonorité veloutée de sa voix atonale, avec en supplément le déchirant désarroi d’un sourire encore jamais rêvé.

Que pourrait-elle faire, en vérité, pour moi ? Rien de concret ou de commercial, vraiment. Rien, à part me laisser entrer dans son repaire de verre pour commencer, saouler mes mains et ma bouche au contact de cet éternel féminin si curieusement utilisé à contre-emploi, basculer sur elle, en elle, jusqu’au plus profond du silence pour y traquer sa vérité des ténèbres, lui arracher un premier gémissement, puis un premier balbutiement.

C’est en pensant à tout cela qu’un détail me frappe soudain avec la force du jamais vu : il n’y a pas le moindre guichet, aucune trace d’une ouverture ou d’une fissure quelconque dans sa cage transparente qui n’est qu’un vaste cube de verre lisse et clos. Et on ne peut communiquer avec la jeune femme que par un jeu de micros incrustés de part et d’autre de la paroi vitrée. Diane, justement, y insuffle son fascinant souffle de voix pour me dire :

— Vous m’excuserez un instant. On m’appelle de l’extérieur.

Elle coupe alors le son qui la relie à moi et mime un lent ballet parfaitement réglé pour deux mains et quelques dizaines de fiches. Bouts de cuivre qui annexent la jeune employée à un tableau de commande où scintillent des ampoules faites pour exploser dans des couleurs différentes à chaque appel téléphonique. Diane devient tour à tour aussi rose qu’une crevette, plus verte qu’une rescapée de film d’épouvante, toute bleue ou plus orange qu’une de ces putes de vitrine exhibées sous les lampadaires de la fausse luxure ; et, avec des grâces de nénuphar, une de ses mains sert de fiche mobile pour les différents trous du tableau, l’autre arrache et déplace les fiches avec une certaine lenteur, mais une si grande précision qu’on pourrait jurer qu’elle dispose de mains supplémentaires alors que les fils s’enchevêtrent dans le désordre apparent de l’extrême précision.

— Je suis à vous, me dit-elle après dix minutes de ce spectacle du travail considéré comme une succursale de l’érotisme.

Son allusion me trouble, mais je la soupçonne de n’y avoir mis aucun sous-entendu de séduction. Il y a une telle innocence dans son sourire, tellement de gentillesse naïve dans son absence d’expressivité que je la crois vraiment incapable de jeu pervers, de coquetterie, de rouerie amoureuse. J’opte donc pour la franche simplicité et lui avoue que je ne vois pas exactement quoi lui demander mais qu’en revanche je serais heureux d’aller prendre un café avec elle au bistrot du coin.

Sans affectation, mais non sans une louable application, Diane m’explique qu’elle aurait été très heureuse d’accepter mon offre, mais elle ne peut absolument pas laisser le standard en suspens, elle n’a pas de remplaçante et, de toute façon, on a tout prévu, elle dispose d’une petite machine automatique à distribuer du café chaud. Je l’écoute parler, incrédule. On pourrait jurer qu’elle est inconsciente de sa beauté, de son charme, de sa présence souterrainement sexuelle, de l’effet qu’elle peut produire et du désir qu’elle peut susciter. Alors qu’elle semble se considérer simplement comme une subalterne ingrate ou peut-être un prolongement humain du bazar électronique qu’elle manipule, humble et tout entière à son entreprise attachée.

J’en arrive à m’imaginer revenant tous les jours devant cette cage de verre pour contempler, comme au zoo, ce doux fauve innocemment femelle, et demeurer là durant des heures, paralysé par le désir refoulé, à la fois aiguisé et rongé par l’impossibilité de la faire sortir de son repaire, de plus en plus excité par nos mornes relations sans espoir, de plus en plus hanté par elle, par ma soif d’elle, passant mes journées à trouver un moyen de refermer mes mains sur un carré de chair et mes nuits à rêver que les parois de verre n’existent plus.

J’imagine que je peux en arriver là, je dois déjà faire un effort pour admettre que je n’y suis pas encore. Et pour commencer, puisque je me suis déjà trahi en l’invitant, je ne risque pas grand-chose en lui demandant de déjeuner avec moi. En contre-chant de sa voix de nuit orgasmée, elle me communique une réponse aussi impersonnelle que si je lui avais demandé de commenter le catalogue des parutions récentes.

— C’est malheureusement impossible, on ne m’accorde qu’une demi-heure pour déjeuner et je ne bouge pas d’ici.

Ce qui me permet de lui répondre que, dans ce cas, j’aimerais autant l’inviter à dîner. Ce soir d’ailleurs, si par hasard elle est libre.

— Ce n’est pas possible non plus. Je ne dîne jamais dehors.

— Vous n’allez pas me dire qu’on vous oblige à prendre vos repas du soir au bureau ?

— Au bureau, non. Mais ici même. Mes repas, c’est beaucoup dire, d’ailleurs. Vous voyez, tous ces fils du téléphone ont donné une idée à la direction. Dans ce réseau, on a bricolé deux tuyaux qui servent à me nourrir.

— On vous nourrit au goutte-à-goutte ?

— Exactement.

— Et à quelle heure quittez-vous votre cage ?

— Je ne la quitte jamais.

Je commence à en avoir le tournis qui, d’ailleurs, vire au vertige dans cette calme escalade de l’absurde et le ton posé de Diane, comme indifférent aux faits énoncés, n’arrange rien, bien au contraire.

— Ça veut dire quoi « jamais » ?

— Ça veut dire que je passe également mes nuits ici. On a même prévu une distribution, par perfusion, de somnifère léger quand j’ai du mal à dormir. Sur ma chaise, ce n’est pas toujours tellement facile. Je ne suis pas simplement employée ici, je suis attachée à la maison. Vous comprenez ?

Je comprends ? Non, je ne comprends pas du tout.

En revanche, avec une surprenante évidence, je comprends que j’ai rarement ressenti une envie de prendre une femme comparable à celle que je subis en ce moment même face à Diane, à quelques centimètres d’elle, à des kilomètres de tout acte. Et tout, dans cette situation incongrue dégringole en vrac pour aviver mon pervers désir : l’immobilisme résigné de Diane et sa soumission de victime qui en fait une proie de choix, le morne appel de sa bouche d’indolente sans imagination, l’inexpressivité de son regard vide de couleur comme de toute vitalité, la torride torpeur de ce corps qui semble si bien dériver entre le sommeil et l’appel muet, et surtout l’absurde impossibilité de se plaquer contre cette créature résignée à être incarcérée entre quatre murs de verre.

C’est alors que soudain je remarquai dans un des murs une petite vitrine qui exhibait un seul objet : une hachette trapue, apparemment solide, posée en oblique sous un écriteau : BRISER LA VITRE EN CAS DINCENDIE.