Il y avait dix ans que Nicole Moreau rédigeait le courrier du fichier clients d’un important club de lecteurs.
Cinq jours par semaine, huit heures par jour, depuis dix ans, à un rythme qui oscillait entre trente et quarante lettres. Toujours personnalisées, chaleureuses de préférence, pour donner à chaque adhérent l’impression qu’il était unique, et toujours gorgées d’inutiles explications, d’excuses et de mots rassurants. Lettres monotones malgré tout, très monotones, car le courrier des abonnés du club pouvait se répartir en trois catégories : les réclamations agacées ou plaintives de ceux qui n’avaient jamais reçu un livre payé et commandé, les reproches de ceux qui renvoyaient un volume qu’ils n’avaient pas commandé ou les doléances de ceux qui avaient refusé un ouvrage arrivé en mauvais état.
Nicole Moreau passait pour l’employée la plus efficace de ce service. Non sans raisons. Elle tapait à la machine plus vite que ses six autres collègues, pensait et rédigeait avec une louable vivacité, avec, même, un réel bonheur d’écriture dans certains cas. D’ailleurs, c’est elle que l’on désignait d’office pour répondre aux clients hargneux comme aux plus fidèles qu’il fallait ménager et traiter avec quelque subtilité.
Parce qu’elle était délurée, intuitive, plus lucide que les autres employées, elle était aussi celle qui trouvait sa vie professionnelle aussi vaine et vide que sa vie privée. Elle travaillait comme dactylo depuis l’âge de dix-huit ans et c’est sans grandes illusions, sans aucun enthousiasme qu’elle allait aborder la trentaine. Elle ne voyait pas exactement les exaltantes compensations qu’elle avait bien pu engranger. Même le travail qu’elle menait à bien avec une telle dextérité, une si constante conscience professionnelle lui paraissait fastidieux et dénué de tout intérêt. Elle n’avait pas d’amies, pas d’aventures passionnelles ni même passionnantes, peu de relations et encore moins de temps pour s’en faire. Elle habitait, en effet, comme beaucoup de modestes employés, la banlieue et passait trois heures par jour en va-et-vient entre son spacieux bureau et son minuscule logement. Elle avait aimé pendant quelques années un homme marié qui n’avait pas divorcé pour elle et depuis cette liaison, elle n’avait ressenti aucun coup de cœur, à peine de temps à autre, un coup de désir facile à étancher. Elle supportait la solitude, la préférait à la morne fausse entente des couples. Elle regardait peu la télé, lisait beaucoup avec une certaine passion entretenue par ses longs trajets dans les transports en commun, et préférait rester chez elle à écouter des disques plutôt que traîner dans des bistrots en quête de rencontres qui ne lui apportaient jamais rien. Et dans le vaste labyrinthe de son lieu de travail, elle ne vivait pas non plus à pleines pulsions, à peine si elle supportait le milieu faussement littéraire où elle végétait depuis tant d’années déjà ; elle évitait d’ailleurs de penser à son avenir dans cette firme, avec tout juste la perspective d’être ridiculement augmentée de quelques francs par an en attendant la retraite et la conscience qu’on aurait quand même pu, au gré des années, lui confier un travail plus passionnant que celui du courrier quotidien.
En somme, elle faisait partie de cette minorité de femmes qui risquaient de demeurer toujours entre deux chaises, entre deux malentendus. Joliment faite, mais pas éblouissante, intelligente et ironique, mais trop discrète pour être fascinante, elle était également assez émouvante, mais trop effacée sur tous les plans pour séduire ceux qu’elle aurait pu aimer, alors qu’elle ne rassurait même pas ceux qui évoluaient dans son banal quotidien. Où elle n’avait aucune possibilité d’évasion, de changement de rails.
Un jour, alors que l’après-midi entamait sa première heure à des kilomètres-seconde de la fin de journée, Nicole Moreau sentit une étouffante fatigue la gagner à la lecture en diagonale de la dix-neuvième lettre du jour. La réclamation classique d’un client de province, qui, assez évasivement, sans la moindre colère, s’étonnait de ne pas avoir reçu l’ouvrage qu’il avait commandé depuis plus d’un mois.
Et devant cette lettre de doléances si neutre, impersonnelle, comme adressée à un robot répondeur, Nicole Moreau sentit soudain sa lassitude tourner à la calme révolte, au besoin de dire cette révolte, d’oublier et de nier tout le reste. Sans changement à vue, sans métamorphose physique, elle se sentit devenir une autre en quelques secondes. Passer du stade de dactylo à celui d’être humain, de l’état de subalterne à celui de rebelle.
Alors, sans véritable préméditation, elle se mit à rédiger, pour la première fois de sa vie, une vraie lettre. Envoyée non pas à un parent ou à un amant, pas non plus à un ami ou à un juge, mais à n’importe qui – au client inconnu – à cet individu dont elle ne savait rien, qu’elle n’avait jamais vu, jamais imaginé, qui n’était absolument rien à ses yeux, si ce n’est, par hasard, le signataire de la dix-neuvième lettre ; habitant la Creuse, seul détail concret et sans intérêt que Nicole Moreau avait distraitement enregistré.
Elle commença sa lettre en prévenant le « Cher Adhérent » qu’elle ne lui parlerait pas de son colis qui semblait s’être perdu, qu’on verrait ça plus tard, une autre fois, un autre jour, et que dans cette lettre commencée à 14 h 12, elle ne lui parlerait que d’elle.
Puis, avec cette précision vierge de sentimentalisme et ce glacis verbal dus à des années de courrier commercial, elle écrivit sans pause et sans ratures, sans chute de tension, une lettre confession sans concession, dépouillée de toute vaselineuse poésie, de tout lyrisme de chambre ou de métaphysique de cuisine. Une lettre rédigée en phrases nettement scandées, presque linéaires, une sobre missive dans laquelle Nicole Moreau raconta ses journées et leur grisaille, ses semaines sans pièges et sans surprises, ses mois qui s’écoulaient sans flux de marée haute et sans ressac de descendante comme perpétuellement à l’étalé ; sa faim de vivre sans cesse nourrie de monotonie qui lui coupait l’appétit, son constant besoin de changements qui ne changeait rien dans son parcours quotidien, sa tristesse de comprendre qu’elle s’ennuyait encore moins avec elle-même qu’avec les autres, sa panique de savoir qu’on la considérait comme une remarquable employée alors que tous les emplois lui paraissaient lassants, idiots, futiles et prétentieux.
Elle termina par un post-scriptum très commercial : Inutile d’envoyer une lettre de rappel ; pour votre colis perdu, j’alerte le service d’expédition ; puis constata qu’il était déjà 19 heures et qu’elle avait écrit une lettre de 27 pages. C’est en rédigeant l’enveloppe qu’elle réalisa que son correspondant s’appelait Nicolas Moret, un nom presque semblable au sien, ce qui la fit sourire. En revanche, la Creuse n’évoquait vraiment rien pour elle et c’est avec quelque ironie qu’elle se demanda comment on pouvait habiter si loin, surtout à Châtelus-Malvaleix, patelin de 710 habitants où Nicolas Moret, sans nul doute un prototype exemplaire de la France profonde, devait exercer une profession oscillant entre le notaire, le vétérinaire ou l’instituteur.
Trois jours plus tard, Nicole Moreau recevait une lettre à son nom. C’était la première fois que cela lui arrivait. Alors qu’elle avait bien dû signer Pour le directeur, Nicole Moreau, plus de 70 000 lettres depuis qu’elle travaillait dans cette maison.
Nicolas Moret affirmait avoir lu sa lettre avec infiniment de plaisir et l’invitait à venir passer le prochain week-end à Châtelus-Malvaleix. Il lui joignait un billet pour Montluçon. Il l’attendrait à la gare, assurant que sa voiture était plus reconnaissable que lui-même : une « Traction avant décapotable de 1938 ».
Nicole Moreau n’avait pas appris à connaître les hommes en allant au lit avec eux, mais en lisant leurs lettres, même si souvent elles ne semblaient pas en dire bien long. Et le ton à la fois prévenant et distant de Nicolas Moret, comme son écriture, sa proposition elliptique mais ferme, son absence de tout épanchement lui disaient allusivement qu’il habitait peut-être au cœur même de la France profonde, mais qu’il n’en était sans doute pas un habitant typique malgré son nom tellement neutre et il ne devait pas exercer une profession aussi banale qu’elle aurait pu le croire.
D’abord, il avait répondu par retour du courrier, ce que n’aurait pas fait un homme soucieux des convenances psychologiques et de l’orgueil masculin. Ensuite, il n’avait opté pour aucune des solutions conformistes : amorcer prudemment en secret une correspondance ou proposer un rendez-vous à Paris, ce qui n’engageait à rien dans cette capitale de l’anonymat. Enfin quelqu’un qui s’avouait moins frappant que sa voiture devait avoir une certaine humilité, même si cette voiture devenue rarissime pouvait servir de passeport à un évident snobisme. De bon aloi d’ailleurs, car moins vulgaire que celui de mettre des roues à son compte en banque avec une Rolls ou une Maserati. Tout cela était sous-entendu dans une lettre décidément assez concentrée et Nicole Moreau le comprit sans devoir peser le pour et le contre.
Si bien qu’elle répondit immédiatement qu’elle serait exacte au rendez-vous.
Elle le fut, la Traction modèle 38 aussi. Décapotée, car il faisait assez beau.
Nicolas Moret n’était pas aussi âgé que sa voiture si bien entretenue, il devait avoir la quarantaine et semblait également l’avoir bien entretenue.
Aux environs du bourg, la jeune femme apprit que la voiture venait d’entrer dans le domaine Moret et quand elle vit la demeure où il habitait, elle pensa qu’il devait être plus facile de se préserver là que dans un placard de la banlieue parisienne. Ce n’était pas exactement un château, mais cela y ressemblait d’assez près : une solide maison du XVIIIe siècle dont la sobre façade en pierre de taille devait servir de rempart à deux étages et une vingtaine de pièces.
Quand Nicole Moreau lui demanda comment on faisait pour avoir une aussi belle maison, Nicolas Moret répondit en souriant :
— Rien. On attend.
— On attend quoi ?
— La mort de ses arrière-grands-parents qui ont fait fortune, puis celle des grands-parents qui ont fait fructifier cet argent, et celle de ses parents qui ont réussi à bien le placer.
— Et vous, dans cette histoire ?
— Moi, je dépense judicieusement ces revenus et je ne fais rien d’autre.
— Vous n’avez appris aucun métier ?
— À part celui de survivre le plus agréablement possible, non. Il y a bien des penseurs un peu partout, pourquoi n’y aurait-il pas des dépenseurs ?
Nicole Moreau l’écoutait fascinée. C’était bien la première fois qu’elle rencontrait un homme fortuné qui ne pensait pas exclusivement à surveiller la marche de ses affaires, de 6 heures du matin à 9 heures du soir.
Il lui fit les honneurs de sa demeure, un labyrinthe de pièces assez basses de plafond où tout était pénombre et bois sombres, cuivres et lourds meubles rustiques, objets insolites et tableaux anciens, avec une majorité d’admirables marines. Ses commentaires détachés et narquois ou parfois nostalgiques en disaient long sur son indifférence à presque tout et sur ses passions plus secrètes pour quelques oasis peu fréquentées. Nicole Moreau le voyait se densifier devant elle, à la fois étranger et si proche, inconnu et pourtant si facile à comprendre. Il devait être doux et cynique, méprisant et déchiré, égocentrique et généreux, calmement ivre de vie et lucidement épouvanté par la mort qui remettait à chaque instant, à tous les niveaux, les pendules à l’heure. Il aimait les livres et la musique, les images et les animaux, les femmes et la mer, les ports et les voiliers. Il avait d’ailleurs un vieux ketch de 20 mètres sur lequel il passait le plus clair de son temps car il n’appréciait que fort modérément la campagne, surtout qu’il haïssait l’agriculture, la verdure, la pêche et la chasse, le vin et la bouffe.
— Mais vous vivez à la campagne, et si loin de la mer en plus.
À quoi il lui fit remarquer que, comme Trouville située à 200 km de Paris, Châtelus se trouvait également à 200 km, en ligne droite, du plus grand port de plaisance de France : La Rochelle. Son port d’attache. Comme sa belle maison de campagne était son havre de rêve, son musée personnel. Nicole Moreau n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles.
— Le châtelain et la bergère, murmura-t-elle en pensant à l’inusable intrigue des romans de gare.
Mais elle n’était pas une bergère et son châtelain ressemblait surtout à un marin avec sa belle gueule burinée et son air d’être revenu de tout, hanté par la conscience d’avancer de toute façon jusqu’au point d’où personne ne revient jamais.
— Venez, dit-il en la prenant pour la première fois par la main. Je vais vous montrer quelque chose.
Il la fit entrer dans une vaste pièce qui n’était qu’une bibliothèque circulaire, surchargée, du parquet au plafond, de milliers de livres presque toujours reliés cuir, en singulière harmonie avec leurs supports en bois d’acajou.
— Toute cette partie, dit-il en désignant un pan de mur impressionnant, est exclusivement réservée aux livres épis-tolaires. Je les collectionne. Les lettres m’ont toujours fasciné.
Il expliqua qu’il n’aimait pas les romans écrits pour être publiés et lus par le plus grand nombre alors que les lettres écrites en marge de toute idée de diffusion étaient à ses yeux la littérature à l’état brut, la confession parfois sans pudeur, la mise à nu dans un état de transe bien souvent, presque un état second.
— Voilà pourquoi j’ai répondu à votre lettre, Nicole. Qui d’ailleurs ne m’était pas adressée personnellement ni à personne d’autre. Rien qu’au vide. Mais j’ai lu des dizaines de milliers de lettres dans ma vie et il y en a bien peu qui m’ont paru aussi déchirantes que la vôtre.
Il laissa Nicole Moreau avaler les syllabes de cette révélation comme si on les lui transfusait au goutte-à-goutte. Puis il lui demanda :
— Voudriez-vous vivre avec moi ? Chez moi ?
Elle ne put répondre que par un sourire désarmant, et d’ailleurs désarmé.
Ce ne fut que le lendemain matin, après une nuit passée au plus profond des plumes d’un grand lit paysan à baldaquin que Nicole Moreau demanda à Nicolas Moret :
— Il y a quand même quelque chose que je n’arrive pas à comprendre… Comment se fait-il que tu sois abonné à un club de lecteurs aussi vulgaire que celui où je travaille ?
— Ah ! ça… dit-il en riant.
Il savait que ce club avait la réputation de ne sélectionner que les insipides bêtises dont le grand public se gavait. Il en commandait régulièrement pour l’employée des postes qui n’avait presque rien à faire et tirait une certaine fierté d’avoir passé du roman-photo aux niaiseries romanesques.
Alors Nicole Moreau pensa que, décidément, il fallait une avalanche mathématique de hasards fort improbables pour avoir la chance de rencontrer un homme à aimer. Et elle pensa du même coup que, le mois dernier, elle avait été contactée par un club concurrent et qu’elle avait failli changer de travail.
— Tu te rends compte, Nicolas ? lui demanda-t-elle sur le souffle.
— Mais oui, Nicole, murmura-t-il sans savoir de quoi il devait se rendre compte.