La star

Il venait d’atteindre la quarantaine et son bilan personnel lui paraissait plutôt morne.

Après des années de refus dans toutes les maisons d’édition, il avait enfin été publié par l’éditeur le plus difficile à conquérir. Son roman avait connu un réel succès d’estime pour se solder par la vente de 276 exemplaires et la mise au pilon de 3 500 livres. Depuis, il avait publié deux autres romans que la critique négligea et que le public ignora, avec cette faculté d’être aussi sensible au silence indifférent qu’à la publicité assourdissante.

La parution de ces trois livres lui valait un imperceptible sillage d’intérêt dans les milieux de la littérature marginale, mais cela n’avait rien changé à sa vie quotidienne particulièrement médiocre : comme il se refusait à se laisser accaparer et déformer par le journalisme, il rédigeait machinalement le morne courrier d’un club de lecteurs.

Il en était là quand, une nuit, il fit ce rêve qui le laissa assez songeur au réveil.

Avec cette évidence qui se passe de toute logique comme de tout prologue dans les rêves, il avait fait la connaissance de Brigitte Bardot au sommet de sa gloire, dans tout l’éclat de sa fulgurante beauté, et elle était profondément amoureuse de lui. Il ne savait pas comment cela avait pu arriver, mais le fait était acquis, d’autant plus absurde que lui-même ne ressentait aucun trouble sensuel dans cette situation alors qu’il était, en revanche, ébloui par une renversante certitude : celle de tenir enfin un atout de choc pour gagner la célébrité. Entraîné dans le tumultueux remous d’une vedette mythique comme elle, il deviendrait vite la proie de tous les journalistes et se verrait catapulté des maigres notules de La Quinzaine littéraire à la une de la grande presse, au sommaire des hebdos et mensuels dans le vent. C’était la gloire garantie et cela sans avoir besoin de jeter un nouveau roman en pâture à des critiques blasés.

Alors, avec autant de froideur que de duplicité, il décida de tenter un essai et de susciter la première explosion de stupeur dans un certain climat d’intimisme : en présentant sa conquête de choc à ses meilleurs amis, donc fatalement envieux et, bien entendu, fort cancaniers.

Avec son amoureuse, plus éblouissante encore que dans les gros plans qui avaient fasciné le monde entier, il se retrouva, faussement modeste, dans le café à la mode où il prenait régulièrement un whisky en fin d’après-midi. Son rêve lui servait un jour faste : au moins cinq tables garnies de gens qui le connaissaient, une tablée où buvaient et discutaient une douzaine de ses plus fidèles compagnons de bistrot.

Il jeta un regard circulaire et fut assez étonné de constater que son irruption avec la femme la plus photographiée de la planète – et cela depuis J. -C. certainement – ne suscitait aucun remous, pas même quelques discrètes ondes de curiosité. Il s’approcha de la table de ses amis toujours ravis d’être présentés à peu de frais à de jolies filles, mais personne ne prêta la moindre attention à celle qui l’accompagnait. Il crut devoir pousser la politesse jusqu’à la présenter : « Mlle Brigitte Bardot… » on jetait alors un vague regard à l’intéressée en marmonnant distraitement : « Bonjour, mademoiselle », puis on se détournait pour reprendre la conversation culturelle un instant interrompue.

Il fallait s’y faire : non seulement dans son rêve personne ne la reconnaissait, mais on prenait à peine le temps de lui jeter un furtif regard comme si elle avait été particulièrement ingrate.

 

Trois ans passèrent.

Il publia un roman plus commercial que les autres qui lui valut des critiques dans quelques journaux où on l’avait toujours ignoré. Il eut même droit à un passage à la télévision qui lui permit de racoler mille lecteurs de plus. Et, pour survivre, il avait décroché une fonction de directeur littéraire dans une maison d’édition sans gros moyens, mais peu soucieuse de forts tirages.

C’est à un cocktail très confidentiel donné dans un bar à la mode qu’il aperçut pour la première fois en chair et en courbes la star de son rêve devenu un simple souvenir : Brigitte Bardot plus belle que jamais, plus éclatante encore que dans ses films, ceux-là mêmes qui n’existaient que par sa seule présence.

Elle était accoudée au bar, juchée sur un tabouret, et sa position lui donnait une cambrure qui amplifiait encore celle, si triomphalement sidérante, qu’elle avait au naturel. Coincée de près par deux hommes, et pourtant sans entraves, libre d’elle-même, insensible à ce qu’ils pouvaient dire, elle souriait à la vie, au verre qu’elle vidait, insouciante, inaccessible aux tentatives d’approche ; à la fois offerte à n’importe qui et refusée à tous, elle tournait ostensiblement le dos à ce cocktail mondain en offrant à l’espace l’incomparable galbe de son cul. De temps en temps, un invité allait vers elle, tentait de se faire remarquer, d’exister à ses yeux, mais en vain. Même s’il avait quelque séduction, sa présence se volatilisait, toute sa personne se trouvait gommée sous le regard animal, le sourire explosif et les vibrations de cette fille débordante de vie, de violence et de douceur, de fureur et d’angoisse, d’indolence et de passion à tel point que n’importe quel humain paraissait un ectoplasme à côté d’elle.

L’écrivain la regardait et souriait en pensant à son rêve qu’il s’amusait à comparer à la réalité. Il la voyait bouger, s’offrir pour mieux se refuser, cette jeune femme de pleine chair qui débordait en force du mythe de papier qu’elle représentait depuis des années. Et il revoyait la B. B. de son rêve, semblable à elle-même mais amoureuse de lui et strictement anonyme aux yeux des autres.

Rarement dans sa vie, il avait eu une conscience aussi perturbante d’être coincé, enlisé, rejeté à une telle distance des divagantes évasions du rêve. De quoi ruminer de la dérision quand il pensait à l’éblouissante B. B. rêvée que lui-même n’avait pas désirée alors qu’il était là, maintenant, derrière elle, foudroyé par sa présence, obsédé par la vision de cette croupe si bien tendue qu’elle paraissait sur le point de déchirer à l’improviste la robe d’été qui la recouvrait tout en la sculptant avec une insolente impudeur.

Il pensa alors qu’il ferait sans doute encore des rêves plus terrifiants, plus insolites aussi ou plus troublants, mais qu’il avait peu de chances de tomber dans un rêve plus stupide par rapport à la réalité.