Le glissement

Coralie…

Elle s’appelait Coralie.

C’était un nom comme un autre pour les autres, mais pour moi c’était celui de la femme qui allait changer ma vie. Dès le premier jour, dès la première minute même, tout bascula en moi, à cause d’elle. Tout bascula de moi vers elle.

Coralie n’était personne. Elle ne répondait à aucune définition, n’avait aucune particularité flagrante ; elle n’avait pas d’emploi et on ne voyait pas du tout quel travail ou quelle fonction elle aurait pu assumer. Elle n’était que l’équivoque. Rien de plus, mais rien de moins surtout. Elle en était l’incertaine définition dans un monde où tout peut être classé, répertorié, étiqueté. Elle aurait pu être n’importe qui, abandonnée à n’importe quoi, de n’importe quelle façon, au hasard de n’importe quelle circonstance. De l’équivoque, elle avait le sourire, la calme réserve comme un glacis au-dessus de ses remous intimes, la voix égale et mate, les élans de fierté et les reculs craintifs, l’ironie souvent, le sérieux parfois, la tendresse de temps en temps, la froideur aussi. Elle était un peu nocturne, un peu solaire, souvent entre la gaieté et le morbide, toujours entre deux eaux, entre deux incertitudes. De l’équivoque, elle avait surtout les fluctuantes contradictions, en permanence, dévoilées aux moments les plus imprévisibles. Coralie, même si elle ne changeait jamais de corps ou de nom pouvait se révéler humble et hautaine, humaine et végétale, amorale et pure, sincère et menteuse, raisonnable et délirante, brûlante et frigide. Elle n’avait pourtant qu’un seul visage sur lequel on ne lisait presque rien, trop lisse pour être net, trop doux pour être vrai, trop calme pour être rassurant, à la fois défini et bouleversé par de grands yeux qui passaient de l’ironie au tragique avec une inquiétante mobilité.

Seul son corps éclatait, défini, définissable, étiré triomphal et fascinant dans les trois dimensions : Coralie était une longue tige singulièrement femelle, à la fois indolente et vibrante, très mince et trop bien cambrée, provocante par ses longues jambes, ses seins parfaits, ses fesses aguicheuses, corps de charme choc qui distillait à chaque mouvement la grâce et la sensualité comme si Coralie avait baigné en permanence dans l’huile et le feu liquide de son regard désarmant.

Je l’avais rencontrée de la façon la plus banale : alors qu’elle errait, désœuvrée, dans un jour comme un autre, un jour ouvrable d’ailleurs, et je puis affirmer que ce jour-là, aucun avion ne s’était déplacé pour inscrire en lettres de feu son nom dans le ciel.

Soudain, quelque part, dans un lieu public, au milieu de la foule anonyme, je n’avais plus vu qu’elle, je l’avais abordée, lui avais demandé son nom, son numéro de téléphone. Puis je l’avais laissée partir car elle semblait pressée. J’en avais assez vu, j’en savais assez. J’en avais même trop vu pour ne pas me sentir coupé du reste de la planète.

Le lendemain, je me retrouvai en effet dans un autre monde. Je ne reconnaissais plus l’appartement où je me réveillais depuis plus de quinze ans, je ne savais plus où je travaillais ni pourquoi je travaillais, je ne voulais plus voir la jeune femme que je croyais désirer depuis quelques mois, je me désintéressais de mon avenir comme de mon passé. Je ne pensais plus à rien. À rien d’autre qu’à Coralie. Je ne comprenais pas encore pourquoi je pensais à elle avec une telle force alors que je l’avais à peine entrevue, à peine entendue, mais cette force justement emportait tout, y compris le pourquoi, le comment et les commentaires. J’avais Coralie, inexplicablement ou non, dans le regard, dans le ventre, sur la langue que je voulais si volontiers donner à la chatte, dans les jambes que j’aurais voulu prendre à mon cou. Mais pour fuir quoi alors qu’il était trop tard. Pour aller vers où ? Vers Coralie, très évidemment. Il n’y avait plus d’autre issue.

Et pouvait-on aller vraiment vers elle ? Aussi simplement que je l’avais fait la veille ? Cela me paraissait peu probable, soudain impossible. Elle m’avait donné son numéro de téléphone comme elle m’aurait donné l’heure exacte, j’étais persuadé qu’il ne s’agissait pas d’un faux numéro, j’avais même pensé à cet instant que je pouvais lui demander de me suivre, de s’ouvrir sur le premier lit venu, elle se serait sans doute exécutée sans rien dire, sans un geste de provocation ou de protestation. Soudain, tout cela me paraissait irréel. Et la panique me prit. Coralie existait-elle vraiment ? Je n’en étais plus tellement certain. Il pouvait être 4 heures du matin quand je voulus m’en assurer en lui téléphonant. Puis je pensai que cela risquait quand même de faire mauvais effet à cette heure si matinale. À 6 heures pourtant je faillis me décider. Mais je ne passai vraiment à l’acte que deux heures plus tard.

Elle était déjà réveillée, elle avait effectivement le téléphone, elle parlait de cette voix feutrée, câline, assourdie, saoulante que je ne lui connaissais pas encore, sans intonation, sans théâtralité, presque neutre, aussi déconcertante que l’ombre de l’ombre d’une voix. Elle ne s’étonna pas de m’entendre, n’accusa aucune contrariété d’être appelée si tôt, m’écouta sans joie et sans ennui, sans agacement, vraiment neutre, linéaire, lisse. Elle était libre le soir même, oui. Elle voulait bien dîner avec moi, oui. Elle ne posait pas de question, non. Elle acceptait, c’était tout. Posée, reposée, posément. Si loin de tout artifice comme de tout sentiment ou de tout assentiment qu’on en arrivait à se demander quel lent coup de théâtre on risquait d’affronter.

Je m’attendais à tout, sauf à ne pas la voir. C’est pourtant ce qui arriva : elle ne vint pas au rendez-vous.

Je comprenais ce que j’avais déjà cru pressentir : tout s’était passé trop simplement jusqu’à présent, dans un monde neutre et parallèle qui n’était pas celui de la réalité mouvante du quotidien. Celle-là, je la vivais maintenant. Je m’y enlisais, perturbé, déjà affolé.

Je téléphonai à Coralie. En vain, il n’y avait personne chez elle et, bien entendu, elle ne semblait pas se juger assez importante pour être sur répondeur. Je n’arrivai à la joindre que le lendemain matin. Elle ne s’excusa pas, ne manifesta ni soulagement ni mauvaise humeur en m’écoutant, ne joua aucun jeu de coquetterie ou de repentir. Elle n’était pas venue parce que sans doute elle avait eu autre chose à faire. Non, elle ne se souvenait pas exactement quoi. Non, elle ne se méfiait pas de moi. Oui, elle était libre ce soir. Elle voulait bien dîner avec moi, oui. J’avais l’impression d’entendre le dialogue de la veille, atonal, réduit à sa plus simple expression, inchangé, comme si une journée avait coulé en vain, inutile, en dehors du temps.

Cette fois, Coralie vint. Elle arriva à l’heure exacte dans le café où je ne l’avais attendue que deux minutes ; elle avait faim, elle n’avait pas soif, elle n’était pas fatiguée, elle irait où je voudrais aller, elle souriait plus qu’elle ne parlait, elle n’objectait jamais rien, ne me proposa pas un restaurant plutôt qu’un autre.

Tout se déroulait de nouveau trop naturellement, comme si tout cela avait été acquis d’avance, sous-entendu, accepté, je le vivais avec une vague conscience de malaise de plus en plus persistante. Elle, au contraire, en était inconsciente ou feignait de l’être. Parfois je me taisais et je tentais en vain de déchiffrer ce que dissimulait son visage. Elle me regardait alors, souriait, me demandait ce que je regardais. Coralie n’insistait jamais, préférait se raccrocher à une diversion quelconque, se contentait de flotter dans son indécence natale, aussi souple qu’une fleur carnivore et vénéneuse qui aurait ondulé au ralenti dans une eau trouble, fière de sa minceur de très jeune fille dont le port de tête hautain semblait narguer le monde et ses figurants de toute son attentive indifférence.

Sa démarche n’était pas moins impressionnante, à la fois languide et assurée, elle semblait dévoiler de façon souterraine tout ce que Coralie pouvait avoir de feu et de glace en elle, de déchirant et de distant. À la voir se déplacer, on aurait pu jurer qu’elle venait de la nuit vers l’aube, qu’elle sortait du plus profond d’un orgasme sans fin et qu’elle avançait, perdue, calmement éperdue, d’un point indéterminé à un autre.

Il m’arrivait de la laisser me précéder sur les trottoirs, de la suivre alors du regard, fasciné, et j’avais vraiment la certitude que la voir marcher m’en apprenait plus sur elle que bien des mots, des aveux ou des interrogatoires. Il me semblait également savoir que Coralie jetée nue sur un lit, écartelée, offerte au bord de la soumission, ne pourrait peut-être pas m’émouvoir davantage que la même Coralie tout habillée d’une robe très décente, mais bien faite pour mouler ses jolies fesses, sa chute de reins, son long dos, ses superbes seins et dévoiler ce qu’il fallait de ses excitantes jambes si loin d’être parfaites.

Je me demandais comment arriver jusqu’au restaurant sans lui arracher cette robe qui ne servait qu’à la faire éclater de partout, la jeter sur la première banquette venue et la prendre là, en oubliant les convenances, le lieu public et ses badauds, la planète, le siècle, le temps, l’espace, tout, sauf son corps et son visage de statue narquoise.

Mais, paradoxalement, la soirée se déroula sans le moindre incident, sans aucune tentative d’un geste déplacé. Je bus très peu, elle encore moins, je mangeai à peine, elle n’avala qu’une tranche de saumon au cours d’une heure. Je parlai beaucoup, elle but jusqu’à la dernière goutte tous mes mots de ses yeux où passaient toutes les lueurs de l’amusement, de l’étonnement ou du désarroi sans jamais exprimer un sentiment agressif. Je la dévorai du regard, je mordillai le lobe de son oreille ce qui la fit frissonner, je caressai un peu son long cou si frêle qui se tendit vers moi, elle me toucha le poignet, je ne lui murmurai qu’une seule fois avec quelque froideur que j’avais envie d’elle, alors elle se rejeta lentement en arrière et eut un rire très bref qui ressemblait à un gémissement fort doux, assez enfantin.

Mais je ne lui demandai rien de plus ce soir-là. Je pouvais lui téléphoner le lendemain, oui. Elle serait libre sans doute, elle ne pouvait pas encore savoir précisément. Vers midi, elle me dirait si oui ou non elle avait pu se libérer pour dîner avec moi.

Mais, le lendemain, je l’appelai en vain. De midi à 6 heures de l’après-midi, son téléphone sonna occupé. Ou bien il était en dérangement, ou bien elle avait parlé pendant six heures d’affilée ou encore elle avait décroché pour m’empêcher de la joindre. Ce que je croyais volontiers puisque je la soupçonnais de n’importe quoi, particulièrement dans l’art de tenir en douceur les gens à distance. Et, pour me rentrer ces évidences dans la tête, je battis un record régional en passant tout l’après-midi devant un téléphone, formant le numéro de Coralie à la cadence d’une fois toutes les dix minutes.

La persévérance menait à tout puisque vers 6 h 50 du même soir, Coralie décrocha, répondit. Elle était contente de m’entendre et de savoir que j’avais pensé à l’appeler. De quoi demeurer frappé de perplexité en se demandant si elle était une indifférente rouée, une enfant un peu attardée ou une professionnelle de l’inconscience. Non, elle ne pouvait pas dîner avec moi. Elle me demandait de la rappeler vers minuit. Elle pourrait sans doute se libérer et prendre un dernier verre. Mais, à minuit, elle m’affirma qu’elle était désolée, elle attendait d’un instant à l’autre l’homme avec lequel elle vivait. C’était la première fois qu’elle faisait allusion à sa vie privée, et elle en parlait avec le détachement qu’elle aurait eu pour mentionner une vague besogne à accomplir. De toute façon, demain il devait repartir en voyage. Demain soir, elle serait libre. Elle voulait bien me voir, oui. Elle ne changerait pas d’avis, non.

Elle arriva, le lendemain, comme la première fois, à l’heure précise. Toujours si calme, entre deux sentiments indéfinissables, à égale distance de la tendresse et de la politesse, toujours aussi inconsciente de la perversité souterraine qui se dégageait de tout son corps d’adolescente jamais aguicheuse, jamais sur la défensive, comme si elle ignorait tout de ma soif d’elle et que je n’étais à ses yeux qu’un passant qui lui aurait demandé l’heure. Même son humeur ne subissait aucune variation sensible et son visage tellement lisse et pâle paraissait plus apte à gommer les expressions qu’à les amplifier ou même les refléter sans réserve.

En revanche, elle portait ce soir-là une mini-robe qui lui dévoilait à plaisir les cuisses et ses seins pointaient si bien à travers le tissu qu’ils paraissaient mis à nu. Je les caressai du bout des doigts et je reçus une véritable décharge d’électricité et de douceur, jamais je n’avais ressenti cela en effleurant à peine un sein, ce qui me laissait en général très froid. Pendant que Coralie me darda dans les prunelles son regard le plus candide, et, en prime, l’ombre d’un sourire qui disait bien qu’elle n’était ni une exhibitionniste ni une refuseuse de caresses.

Je ne tentai plus rien après cette vertigineuse dégringolade en moi causée par un geste aussi anodin. Mes mains avaient du mal à s’accrocher à la table pour ne pas aller m’abattre entre les cuisses de Coralie. J’osais à peine lui toucher le poignet par crainte de perdre le contrôle de mes mains et de me retrouver happé par un besoin de viol jamais ressenti, surtout pas au milieu d’un café très fréquenté.

— Je te veux, lui dis-je vers une heure du matin.

— Oui, dit-elle sur le souffle. Quand ?

— Maintenant.

— Ce n’est pas possible. Je dois rentrer. On m’attend.

— Qui ?

— L’homme avec lequel je vis.

Je m’étonnai. Je le croyais parti depuis ce matin. Je le lui dis puisqu’elle m’en avait parlé.

— Celui-là, c’est un autre. Je ne vis avec lui que depuis quelques semaines. Celui que je dois rejoindre, je le connais depuis quelques années.

Je la laissai me quitter, elle me laissa épuisé, hébété. J’avais la conscience hagarde de la connaître de moins en moins bien, de descendre de plus en plus profond sous une réalité improbable alors que j’avais rencontré Coralie sur un plan bien précis, stable, horizontal, où la pousser vers un lit me semblait presque trop banal. Je n’y comprenais plus rien. Une des deux Coralie devait être une apparence : celle que j’avais vue le premier jour si facile à aborder ou celle que je connaissais depuis cette nuit. Mais comment savoir ?

Je me levai le lendemain agressé par un véritable sursaut de révolte. Après une nuit presque sans sommeil je me retrouvais obsédé par une seule intention, celle de balayer toute velléité et de traiter Coralie sans plus aucun ménagement, en toute impudeur. Mais dès ses premiers mots au bout du fil, tellement inattendus, si quotidiens, lancés avec un tel naturel, je me repliai au fond même de ma faiblesse, timoré, à court de répliques.

— On peut se voir ce soir ? lui demandai-je.

— Ce soir, c’est impossible. J’ai réservé ma soirée à mon fiancé.

Je crus avoir mal entendu, je sentis le choc de ce mot ridicule et désuet me vriller le tympan.

— Ton fiancé ? Je croyais que tu vivais avec un homme, avec deux même.

— Bien sûr. Mais je dois me marier dans un mois.

— Avec eux ?

— Non. Avec un autre. Celui que je vois ce soir.

J’allais raccrocher ; si j’avais pu, je lui aurais flanqué l’appareil à la figure quand, après un temps de pause, elle reprit d’une voix soudain tendrement plaintive :

— Mais tu sais, ça n’enlève rien à ce que je ressens pour toi. Ça n’a rien à voir…

Je demeurai sans voix. Je ne voyais pas du tout ce qu’elle pouvait enlever à un sentiment dont je n’avais pas encore défini la couleur ou le climat. Je n’insistai pas, je ne voulus pas en savoir davantage, je préférais encore le flou et murmurai que je pensais sans cesse à elle, que je la rappellerais bientôt. Tout en pensant que j’en avais vraiment assez de tenir ce rôle de miteux représentant de moi-même. J’avais envie de ne plus avoir envie de rien.

En tentant de m’endormir ce soir-là, je compris que j’avais à peine fermé l’œil depuis que je connaissais Coralie et pourtant elle repoussait les limites de ma fatigue rien qu’en passant et repassant dans mon regard, balafrant mes yeux ouverts ou fermés.

La nuit, en effet, je m’imbibais de toute la violence que je n’arrivais jamais à trouver quand Coralie me faisait face. La nuit, sans elle, loin d’elle, frustré d’elle, je la désirais vraiment, farouchement, sans retenue, sans recul et sans paroles, dépouillé de toute la stupide réserve qui m’entravait tout élan dans la réalité. Quand j’avais Coralie vivante et brûlante à quelques centimètres de moi mes mains osaient à peine lui toucher le bras alors que la nuit je projetais une Coralie sacrée plus vraie que nature dans toutes les possibilités de l’indécence.

Je passais ces siècles d’insomnie à la déshabiller à moitié ou de fond en comble, à lui arracher son slip que je déchirais par le milieu en lui coupant en deux son cul que je ne pouvais pas visualiser vraiment et pourtant plus obsédant que si je l’avais caressé durant des années ; je passais des heures à me demander ce qu’elle portait sous sa robe, de quelle couleur était son slip favori, jusqu’où montait la température de son sexe que je devinais exagérément débordant de moiteur, de même que je passais tellement de temps à me demander quel sang coulait dans ses veines, quelle sève dans son désir, quelles odeurs dans cette sève, quel désir dans l’humidité hautaine de son regard.

Je laissai passer plusieurs jours et, un matin, je pris une décision que je voulais irréductible. Je devais prendre Coralie le soir même, de n’importe quelle façon, par tous les moyens, au risque de la perdre ensuite, à tout jamais.

Mais quand je lui téléphonai ce jeudi-là, une voix inconnue, me fit savoir, avec un automatisme de mauvais aloi qu’il n’y avait pas de Coralie à ce numéro. Je refis le même appel, j’obtins la même réponse énoncée maussade par une voix métallique. Voilà qui devenait de plus en plus inquiétant. Fallait-il en déduire que Coralie avait, de temps en temps, le pouvoir de disparaître en effaçant derrière elle toute trace de son existence ?

Je ne retrouvai Coralie que le lendemain matin, au téléphone, justement, sans autre explication.

Elle avait bien dormi. Et vous ? Et moi ? Pas du tout, je n’avais pas fermé l’œil de la nuit parce que dans mon désir venait se catapulter la panique de ne plus jamais arriver à la joindre puisque seul le téléphone me reliait à elle. En effet, je ne connaissais pas son adresse, ni même son nom de famille. J’étais tellement exténué que j’avais du mal à soutenir le récepteur. Elle, non, elle allait bien, elle s’étonnait un peu, sans émotion d’ailleurs, de ne pas avoir reçu de coup de fil hier. Je ne lui parlai de rien, je ne voyais pas comment j’aurais pu lui faire comprendre. Qu’à mon avis elle n’avait pas vécu cette journée de la veille, ce qui l’avait rayée du même coup de la liste des abonnés au téléphone ? Tout cela aurait fait mauvais effet sans avoir aucun effet sur elle. Je préférai m’en tenir au silence. Elle avait pensé à moi, elle aussi. Même si elle me le murmura comme si elle m’avait annoncé qu’elle avait oublié mon nom, cela me fit plaisir.

— Si tu veux, ajouta-t-elle. On peut se voir ce soir.

Cette invite était aussi une première. Et toujours de cette voix réduite à sa netteté, dépouillée de toute sentimentalité, rien qu’une voix qu’on imaginait faite pour donner avec une certaine douceur indifférente la vitesse des vents ou la progression des anticyclones.

Ce soir, on pouvait se voir, c’était convenu.

On se vit. Du moins, moi je la vis. Restait à savoir si elle me voyait vraiment malgré son regard étonné, attentif, qui avait parfois la fixité de celui des oiseaux de nuit. Je m’étonnais chaque fois de la retrouver si égale à elle-même comme si tous ses gestes avaient été filmés une fois pour toutes et que je revoyais sans cesse les mêmes séquences en trois dimensions. De la trouver de plus en plus obsédante alors qu’elle se contentait simplement d’être là, ni heureuse de me revoir ni contrainte par vénalité ni poussée par un masochisme pervers ni déséquilibrée par une inexplicable attirance. Nous nous étions retrouvés dans un vieux bar presque désert, silencieux ; elle s’était posée sur la banquette de cuir usé, si décente d’attitude alors qu’elle suintait si bien l’indécence intérieure à son insu, ni très expansive ni vraiment renfermée, ni enjouée ni maussade, d’humeur sans tellement d’humeur, incapable d’esquisser un mouvement de tendresse, comme lovée en attente au plus profond de ses marais personnels, de ses brumeuses incertitudes.

Réagir, il le fallait, refuser cette certitude que j’aurais pu me contenter de sa simple présence, de la regarder se lever, s’éloigner de ma table ou avancer vers moi en masturbant l’espace de toute la sexualité lourde de ce corps si léger, entièrement abandonnée à cette curieuse démarche qui semblait la décoordonner, la recomposer en quelques secondes, improbable et pourtant explosive.

— Hier soir, me dit-elle. Je crois que j’avais envie de toi. C’était diffus, mais je crois que c’était vrai.

— Et ce soir ?

— Oh ! ce soir…

Parole qu’elle ponctua d’un geste de sa longue main effilée qui s’abattit sur la table, au ralenti, pour y effleurer mon poignet.

Cela aussi, je croyais le comprendre de mieux en mieux : même si elle était capable de trouble, cela ne pouvait impliquer qu’une sensation de la veille, du lendemain, jamais du moment même. Et cette pensée d’une sempiternelle remise en question m’éclata dans la tête avec une telle force que je la refusai. Je me levai soudain, j’allai vers elle avec la sensation de briser des liens qui me ligotaient au dossier de ma chaise, je fis le vide en moi, je me centrai exclusivement sur ma hantise de Coralie, je tombai sur elle, avec la certitude de tomber en elle et sans lui adresser un mot, sans même la peloter du regard, je la plaquai contre le dossier bien capitonné de la banquette. Puis, de ma langue je lui branlai la bouche, de ma main droite le sein gauche ce qui la fit se cabrer et haleter, et j’envoyai trois de mes doigts de mon autre main en pleine fournaise de ce con qui était, comme prévu, le reflet exact de tous mes fantasmes : une chose vertigineusement en vie vorace très mal contenue par un slip arachnéen, singulier compromis entre une anémone des hauts-fonds et une plante carnivore dégoulinante de sucs abyssaux, et dans ce bouillonnement de sève torride, de tissu détrempé, de chairs, de poils si bien enchevêtrés, ensalivés, mes doigts me semblaient exécuter une triomphale noyade au seuil de l’oubli total, descente d’autant plus envoûtante que Coralie jouissait très évidemment de tout son ventre alors que son visage ne reflétait toujours que le calme et l’attente sans même trahir le moindre étonnement ou la moindre gêne.

— C’est dommage que je sois prise cette nuit, commenta quand même Coralie en se donnant beaucoup de mal pour recentrer son slip au-dessus de son nénuphar défait.

C’était dommage, oui et non. Je savais maintenant que je ne m’étais pas trompé, j’en avais reçu la preuve et cette preuve ne pouvait pas être truquée : loin de l’apparente tiédeur assez enfantine que Coralie exprimait de tout son visage avare d’expressions, la même Coralie dissimulait au fond d’elle-même de surprenantes explosions de chaleur, de plaisir et de fureurs. Je savais, elle savait maintenant que je savais et que j’attendrais d’elle, non pas un simple moment à passer ensemble, je n’en voulais pas, mais toute une nuit. Je la lui demandai, elle me dit que oui, elle passerait une nuit avec moi, quand elle pourrait la prendre. Bientôt, elle me le promettait. Elle m’affirma qu’il fallait lui faire confiance. Tout cela à mi-voix, comme en confidence, sans passion et sans exaltation, un peu sur le ton d’un jeune enfant qui aurait promis d’être bien sage dorénavant.

Ce qui ne l’empêchait pas de garder en réserve toute son ironie puisqu’elle ajouta :

— Il faut me croire. Je ne promets jamais rien dans le vide, sauf quand je mens.

— Et tu mens souvent ?

— Jamais, sauf quand j’ai promis pour m’en tirer ou gagner du temps.

C’était bien dit. Et il me fallait bien reconnaître que j’avais rarement rencontré une jeune femme qui me laissait aussi perplexe : je ne savais vraiment pas si je devais lui faire confiance à travers tout ou, au contraire, me méfier d’elle à tout instant, surtout quand elle paraissait sincère.

De toute façon, toute une semaine passa alors qu’il ne se passa presque rien.

Cette semaine-là, je la vis tous les jours, tous les soirs, parfois jusqu’à l’aube. Elle venait me retrouver dans des restaurants ou des bars, toujours dans des quartiers différents. Il lui arrivait de ne venir que pour une heure ou même moins, mais elle venait chaque fois, et toujours ponctuelle, presque toujours entre deux rendez-vous. Je ne savais pas avec qui ni pourquoi. Après tout, je ne voyais pas non plus pourquoi elle me revenait si ponctuellement. Un fait cependant me paraissait assuré : avec moi, elle n’était pas vénale, non seulement elle ne me demandait jamais rien, mais il était difficile de l’inviter, elle réglait tout avant moi. Je ne voyais pas trop ce qu’elle pouvait bien faire de son temps et je ne m’en souciais guère. Je la supposais entretenue par un homme ou plusieurs à la fois, je ne lui posais jamais de questions à ce sujet, elle n’en parlait jamais. Je me demandais parfois pour quelle raison elle me voyait moi, si peu, c’est vrai, mais si régulièrement, et apparemment sans dériver vers le besoin de faire l’amour ni même celui, un peu pervers, de se laisser presque violer dans un endroit public. Je ne voyais pas trop. Je ne savais en vérité qu’une chose : je la voulais. Sa métaphysique et sa raison sociale comptaient assez peu dans cette histoire.

Mais il y avait toujours quelque chose quelque part qui servait de prétexte, de contretemps et à chaque jour suffisait son imprévu. Le lundi soir, nous avions à peine une demi-heure devant nous. Le mardi, je titubais dans une telle fatigue que je n’avais rien voulu lui demander. Le mercredi, elle avait un souci secret qui l’empêchait de penser à autre chose. Le jeudi, elle en était débarrassée, mais elle était brisée et n’y touchai donc pas. Le vendredi, elle avait eu si froid toute la journée qu’elle ne se sentait à l’abri qu’entre le velours et les boiseries sombres d’un bar. Le samedi, elle regrettait, mais elle ne faisait jamais l’amour le samedi, peut-être parce que cela se faisait tellement. Et le dimanche, il fallait bien se reposer un peu.

J’avais maigri de quelques kilos, mes yeux noyaient mon visage ; je ne mangeais presque plus et comme nous passions beaucoup de temps dans des bars, je buvais de plus en plus. Je buvais d’ailleurs également quand elle n’était pas avec moi, soit dans la fièvre de la voir bientôt, soit pour oublier son absence. J’étais incapable de relier deux idées cohérentes et quand Coralie me quittait je restais planté dans mon temps à vivre comme un pieu enfoncé dans des heures creuses, esseulé, isolé, stupide.

Parfois je tentais de tout reprendre de zéro. Je me demandais si Coralie n’était pas un mirage sexuel que je me créais de toutes pièces. Comment croire qu’une fille aussi frêle et fragile, plus végétale vénéneuse qu’animale affamée pouvait dégager une telle électricité sexuelle ? Je ne le savais pas. Mais j’avais des preuves de ce que je ressentais. La nuit, quand je me mettais trop tôt au lit, je me diluais mentalement dans une succession d’images de Coralie vue sous tous les angles, je me laissais envertiger et si je ne me jetais pas hors du lit, si je ne coupais pas le courant, je finissais inexorablement par me perdre dans le plaisir, en solitaire, enlisé dans des sensations bien plus violentes que celles ressenties si souvent à besogner entre les cuisses de filles qui n’éveillaient rien de particulier en moi.

Et les jours passaient, passèrent. Mais c’était bien tout ce qui passait. Le reste me restait en travers de la gorge.

Le treizième jour, Coralie m’appela. C’était la première fois. Elle avait mal dormi, elle pensait à moi, elle voulait me parler, me voir. Elle voulait, mais elle ne pouvait pas dans la journée. Elle avait trois rendez-vous compliqués. Je lui suggérai de les déplacer. Elle les avait déjà remis plusieurs fois pour me voir. Demain, elle pourrait s’arranger si je l’appelais avant midi. Ce que je fis pour avoir au bout du fil une femme qui me dit être sa mère et m’expliqua que Coralie était partie pour deux jours sans laisser d’adresse. Je balbutiai des excuses et des remerciements confus. J’étais assez surpris, je ne voyais pas Coralie née, comme la plupart des gens, de parents bien définis, définissables. À mes yeux, elle ne pouvait être qu’une sorte de fantasme, une hantise lancinante sans carte d’identité, sans arrière-plan, sans liens sociaux ou familiaux.

Je passai ces deux jours sans elle à penser sans cesse que j’étais sans elle. J’avais l’impression de ne plus habiter nulle part, de ne jamais avoir eu de lieu de travail, de ne connaître personne à part Coralie, d’être non pas lié à elle, mais au contraire perdu en elle, dans son monde nocturne où j’errais en somnambule, trimbalé entre ses élans furtifs vers moi, ses reculs et ses balbutiements erratiques.

Le surlendemain, enfin, je pus la joindre au téléphone.

— Pourquoi ne m’as-tu pas téléphoné ? s’étonna-t-elle d’une voix assourdie qui trahissait en effet une certaine inquiétude apeurée. J’étais triste. J’attendais ton appel depuis deux jours.

— Tu étais absente. Ta mère me l’a dit au téléphone.

— Ma mère ? Mais elle est morte il y a cinq ans.

Je n’y comprenais plus rien. J’en arrivais à me demander si la jeune femme que j’entendais au bout du fil était la même que celle que je voyais le soir. Je n’en étais plus tellement sûr, même si elles avaient toutes les deux la même voix enjôleuse, mais pleine d’assurance au téléphone et beaucoup plus feutrée, souvent craintive, au naturel.

— Je te vois ce soir ? demandai-je ensuite pour renouer avec un quotidien qui tournait à la vieille tradition.

— Si tu veux, répondit-elle se conformant elle aussi à un schéma habituel.

Elle arriva à l’heure exacte comme toujours, les seins tendus, la tête haute, le cou oblique, les cuisses érotisant la robe légère, le cul hautain, les reins creusés, un peu hagarde, assez essoufflée. Inexplicablement, on aurait pu jurer qu’elle n’en pouvait plus de m’attendre, qu’elle avait fait en rêve l’amour avec moi depuis plusieurs nuits et qu’enfin elle allait s’écrouler, noyée dans son propre désir.

— C’était long sans toi, me dit-elle. Et j’aurais tellement voulu rester avec toi cette nuit.

— Parce que tu ne peux pas rester ?

— Je ne peux rester que vingt minutes. Ma mère est malade. Je dois aller la voir.

J’accusai le coup, le souffle coupé.

— Ta mère ? Je la croyais morte.

— Ma vraie mère, oui. Mais ma mère adoptive vit toujours et comme je l’ai toujours préférée à l’autre… Tu comprends ?

Non, je ne comprenais pas, mais j’approuvai, incrédule, habitué à ne pas comprendre ce qui m’arrivait par rafales ralenties avec Coralie. Dépassé constamment par les événements, par la charge d’incongru qu’ils contenaient, encore plus décontenancé par la calme désinvolture avec laquelle Coralie manipulait cet impossible. Elle avait même l’air si décontractée dans ce continuel réseau d’invraisemblances qu’il était difficile de la soupçonner de mentir ou de truquer.

Je savais surtout qu’une fois de plus, j’étais condamné à m’enfoncer seul dans la nuit, à partir à sa recherche à travers rêves et fantasmes de demi-veille, titubant entre la fatigue et l’exaspération, la révolte et la résignation.

Je dînai avec elle le lendemain seulement. Elle avait les yeux en fusion et les mains tellement glacées que j’aurais pu la prendre pour un animal à sang froid, brûlant à l’intérieur seulement, un fascinant prototype d’une nouvelle race encore expérimentale. Je l’avais rarement vue aussi ivre de ses changements en cascades, passant de l’insouciance rieuse à la neurasthénie éphémère en quelques secondes, de la distinction glacée à la provocation presque débraillée ; son visage s’illuminait, puis s’éteignait, se renfrognait pour se détendre, se décomposer et se recomposer avec une dextérité qui me laissait sans voix et sans réactions. Je ne savais que lui dire puisque le temps de penser à la consoler, il me fallait déjà lui demander pourquoi elle riait aux éclats et quand je pensais à la sortir de ses écroulements au fond d’elle-même, elle revenait brusquement à la surface en tortillant de la croupe en toute innocence.

— J’ai des soucis en ce moment, dit-elle. Je voudrais tomber malade, qu’on s’occupe entièrement de moi.

Avec une évidence de plus en plus grande, je comprenais combien il entrait d’inquiétude et de désarroi dans ce que je ressentais pour elle.

— Tu vas bien ? me demanda soudain Coralie retrouvant une tendre sollicitude, comme celle qu’elle aurait pu accorder à un blessé grave.

— Je ne sais pas. Je te veux, lui dis-je.

Elle était plus pâle encore que d’habitude. Elle avait relevé sa lourde masse de cheveux sombres, ce qui étirait et dégageait son cou si singulièrement bien galbé. Plus que jamais elle ressemblait à un doux et pervers vampire plus avide de caresses et de regards assoiffés que de sang. Et ce corps, à la fois indécent et fantomatique qui évoquait aussi bien la chasteté que la fureur sexuelle, l’air constamment sur la défensive et en demande, refuseur et quémandeur.

— J’ai si mal dormi cette nuit, m’avoua-t-elle d’une voix à peine audible. Je pensais sans cesse à toi. Tu me réveillais.

À tout, je m’attendais à tout vraiment. Sauf à la voir se coller contre moi, s’incruster seins, ventre et cuisses tendus, pour murmurer à ma bouche que nous passerions la nuit ensemble dès qu’elle serait revenue.

— Revenue ? lui demandai-je en la décollant de moi. Revenue d’où alors que tu n’es partie nulle part ?

— Je ne suis pas encore partie, mais je dois prendre un train dans une heure.

Je crus avoir mal entendu, sa phrase m’avait brouillé le regard et le tympan, comme si elle avait été assourdissante et aveuglante, une révélation pleine de bruit et de lueurs. Et, avant de me quitter, Coralie me jeta un tel regard de languide abandon, sa main me frôla le visage dans un tel ralenti de douceur résignée, puis elle se plaqua contre moi en s’ouvrant ensalivée de la bouche au sexe avec une telle impudeur que je me sentis m’anéantir, dévitalisé, déviolenté, écroulé dans mon épuisement, au sous-sol de mon besoin maladif d’elle, loin de toute révolte, de tout sursaut d’agressivité.

Et Coralie disparut dans la nuit, me laissant seul face à la déchirante sensation de fin. Comme si une seule seconde avait pu, en tombant aussi tranchante qu’un couperet, sectionner des tranches d’espoir à jamais enlisées dans le passé, les rejeter loin de tout improbable avenir. Coralie devait passer un certain temps, elle ne savait pas trop combien, dans une grande ville, à trois cents kilomètres. Pourquoi ? Avec qui ? Au nom de quoi ? Le lui demander n’aurait eu aucun sens.

Je passai cette nuit-là à guetter si je survivrais jusqu’à l’aube. J’avais des palpitations, des vertiges, des spasmes. Comme je m’étais juré que jamais je ne reverrais Coralie, que je ne voulais plus rien savoir d’elle, je devais surtout ne pas prendre le risque de la recréer plus charnelle que jamais, pour la laisser m’obséder et en venir à baiser son image alors que la baiser elle-même dans la réalité me semblait à jamais interdit. Je passai toute cette nuit à lutter contre elle, à repousser sa silhouette, son ombre, sa présence, à me lever pour la fuir, à me recoucher pour me prouver que je pouvais dénouer cette liane de chair qui se tentaculait en moi, s’enroulait autour de mon ventre, se lovait dans mes moindres pensées, se dissolvait pour mieux se recomposer plus tard. Disloquée dans les positions les plus obsédantes, juchée à quatre pattes au ras de mon visage, accroupie empalée sur mon sexe, allongée sur le dos les jambes à la verticale écartelée pour mieux dévoiler un panorama du vertige, réduite à un dos et un cul que mon nez coupait en deux parties égales perdu dans une forêt de poils, repliée sur elle-même tassée en une masse livide de seins, de fesses, de cuisses, de bras que je pouvais déplier, broyer, éventrer, replier, disloquer, renouer, noyer.

Je n’eus pas à me réveiller ce matin-là puisque je ne fermai pas l’œil de la nuit. Il devait être midi quand je reçus un télégramme. Je le décachetai, je le relus plusieurs fois, incrédule comme s’il avait été écrit dans une langue étrangère alors qu’il ne contenait que quelques mots d’une exemplaire banalité : Je t’aime. T’attends ce soir 8 heures au café du Globe. Je n’avais même pas à me demander si le café du Globe existait vraiment, je savais où il était situé, je le connaissais depuis longtemps, j’avais vécu plusieurs années dans la ville où Coralie m’attendait.

Éreinté par une nuit sans une minute de sommeil après tant d’autres nuits rongées par des heures d’insomnie, je titube jusqu’au train et comme le moindre bruit de machine m’a toujours empêché de dormir, je passe trois heures à tenter en vain de comprendre un texte écrit en français et appuyé contre la vitre je me laisse écœurer par ces centaines de kilomètres de paysage sans paysage.

Un quart d’heure avant 8 heures du soir, quelque chose qui a été moi et qui me ressemble encore vaguement arrive dans le café où Coralie m’a donné rendez-vous. Il n’y a plus de regard dans le bleu de mes yeux, mes muscles me paraissent en lambeaux, ma tension doit être descendue en dessous de zéro, mon cœur charrie sans doute plus d’eau et de vase que de sang et tous les miroirs me renvoient un reflet si morne et grisâtre que j’en suis presque à souhaiter que Coralie ne vienne pas, qu’elle ait oublié, qu’elle se fasse oublier.

Mais elle arrive, justement. À 8 heures moins 2. Elle vient vers moi, elle semble m’avoir reconnu alors que je me trouve méconnaissable. Elle avance vers ma table, impassible, indéchiffrable.

J’ai peur. Tellement peur que je voudrais que la résistance de l’air devienne impossible à vaincre, que l’établissement soit soudain coupé en deux pour empêcher Coralie d’arriver jusqu’à moi. Je me sens hagard, imprécis, marécageux, éparpillé en moi, disloquéfié, confusément reconstitué en pointillé. Et se superposant à cette image pleine de flous et de trous, je vois son image à elle. Quelle différence ! Comment croire que nous habitons la même planète et surtout que nous avons pu nous rencontrer, nous être présentés l’un à l’autre. Elle est la netteté ce soir, la grâce animale et la décontraction, l’élégance naturelle qui oscille entre la sophistication et l’extrême simplicité. Elle a au plus haut degré l’air d’être achevée, rodée, remise à neuf, reposée, gorgée de vitalité et d’électrodes. Sa peau si pâle n’a jamais été aussi lisse, vierge de toute imperfection ; ses cheveux dénoués n’ont jamais été plus flous et ondoyants, son corps plus assuré de sa beauté et son regard plus fier du mépris lucide qu’il semble accorder à ce monde et à ses locataires.

Que pourrait-elle bien penser d’un figurant aussi terne que moi, aussi déshérité ? Mais, inexplicablement, elle se laisse aller à mes côtés, me regarde, ne dit rien, esquisse un sourire, qui allume explosif tout son regard. Puis, se rejetant en arrière, elle rit presque sans joie et passe au gémissement comme si elle se sentait traquée, soulagée de l’être, heureuse en fin de compte.

— C’était long à attendre, me dit-elle dans un souffle.

— C’était loin, dis-je.

Elle tend le cou, le con, le sein, le bassin, se cambre, se cabre, s’assoiffe et se décoiffe au ralenti contre mes doigts. Calmement convulsée, un peu révulsée, si bien puisée, éperdue, enfin trouvée, elle perd déjà ses quelques grammes de vêtements en donnant à voir presque à nu tous ses secrets, elle semble troquer sa subtile distinction contre son indécence naturelle, retrouve son souple corps d’attaque, son souffle et ses murmures balbutiés, ses vibrations et, à peu de choses près, elle a déjà l’air aussi délabrée que moi, pas moins épuisée.

— Oui, répond-elle à toutes les questions que je lui ai en vain posées alors que maintenant je ne lui demande plus rien.

Tout est consumé. Consonné avant d’être consommé. Il n’y a plus rien à dire, plus rien à penser. Je n’ai jamais rien vécu, je n’ai jamais touché personne, je n’ai jamais adressé la parole à une femme avant d’avoir souri à Coralie. Et la terre avait ses raisons de tourner dans le vide et ses ténèbres puisque à force de virevolter en pure perte, elle nous avait tournés l’un vers l’autre. Entournés, détournés, contournés, retournés, nous nous tournons vers la pendule. Il est tard déjà.

— On s’en va ? demande Coralie.

— Où veux-tu aller ?

— Je te suis, je veux rester avec toi.

Nous entrons dans le premier hôtel venu, presque en face du café où nous nous sommes retrouvés. Nous y sommes enfin.

Nous échouons dans un hall, puis dans un ascenseur, dans une chambre enfin dont je pourrais à peine dire si elle a vraiment des murs, un plafond, un ameublement, à part un lit pour y pousser Coralie après tant d’heures et de semaines passées à harceler son corps debout contre des façades ou assis sur des banquettes de bistro.

Je m’étais toujours dit que si un jour je devais me retrouver pour la première fois seul enfermé dans une pièce avec Coralie, je ne pourrais plus endiguer mes réflexes de viol si bien refoulés et sans même la déshabiller, sans même la caresser, je lui ferais glisser son slip jusqu’à mi-cuisses et je la prendrais par terre, sur le parquet, comme dans un terrain vague, sauvagement, sans ménagement, sans préambule, sans autre pensée que celle de la saccager de haut en bas, par-devant et par-derrière, dans la seule ivresse d’oublier en quelques spasmes tout ce récent passé d’attente exacerbée au bord d’un seul corps.

J’avais imaginé que cela se passerait ainsi, mais projeté dans la réalité si souvent rêvée, tout se déroule assez différemment.

À peine le temps d’y croire, je constate que Coralie est déjà allongée sur le lit entièrement nue, désarmante et triomphale, toute pâle et presque diaphane sans l’ombre d’un hâle, aussi lisse qu’un galet poli depuis des siècles par les marées.

— Je te voulais tellement, lui dis-je.

Maintenant que nous avons enfin la nuit devant nous, j’ai le temps de la regarder, de me la rentrer tout entière dans la mémoire. C’est vrai qu’elle est exactement comme je l’avais si souvent recréée, rêvée, éveillé et camé d’elle. Mon rêve avait du goût, il coïncidait exactement avec mes fantasmes et Coralie répond de tout son corps à toutes mes divagations.

Elle écarte les jambes, je m’écarte et seule ma bouche et mes mains vont à sa rencontre. Elle se tend de tout son corps vers moi, j’attente de toute ma soif à sa pudeur. Elle se liquéfie, je m’embrase. Elle est la noyade, je suis l’incendie, nous sommes faits pour nous entendre. Je m’abats un instant sur sa bouche que j’ai si souvent mordue et fouillée, je descends au ralenti vers les seins, je dérape sur la pente du ventre pour me perdre un instant entre ses cuisses, y recevoir la vision de ce sexe sombre et débordant de sourde vie liquide, et à moitié inconscient je laisse ma bouche se perdre dans cette crevasse de haute nuit, paysage d’odeurs lourdes et de ténèbres inondées qui peu à peu me rejettent dans un monde que j’aurais confusément connu un jour, et secrètement tenté de retrouver durant toute ma vie.

— Coralie, arrivai-je à murmurer en tentant un instant de reprendre mon souffle.

C’est alors que j’entendis une sonnerie. Que je pris d’abord pour celle d’un réveil. Mais c’était celle d’un téléphone. Celui de la chambre. Je me relevai, je décrochai.

— C’est pour toi, dis-je à Coralie.

C’était vrai. On l’appelait. Mais qui ? Et d’où ? Qui pouvait savoir que nous étions dans cet hôtel où nous avions échoué par hasard ? Qui l’avait dit à qui ? Et quand ? Et pourquoi ?

Coralie raccrocha presque aussitôt sans avoir prononcé un seul mot. Elle me fit face un instant, le corps et le visage fermés, refermés, plombés. Elle s’était, en quelques secondes, entièrement vidée de tout désir, de toute vitalité, de toute expression. Elle n’était plus que l’apparence intouchable, intangible, d’elle-même. Elle n’exprimait même pas l’agacement ou l’indifférence, la contrariété ou la mauvaise humeur, elle n’exprimait rien du tout. Pas même la neutralité, l’apathie ou l’ennui.

Elle avait déjà pris ses vêtements. Assise sur le lit, agissant avec une calme lenteur, elle ondulait de la croupe pour mettre son slip ; puis se cambra pour se faufiler dans sa robe, durcit ses cuisses pour enfiler son collant, comme toujours très sombre. Je la regardais faire le gosier à sec, les jambes coupées, paralysé dans ma stupeur, incapable de m’arracher une parole. Je ne faisais même pas un geste pour retenir Coralie. Je la laissai même ouvrir la porte. Le tout s’était déroulé en quelques minutes.

— Tu m’appelles demain soir chez moi ? me demanda-t-elle d’une voix égale qui n’exprimait aucun sentiment en m’accordant un regard brumeux qui ne révélait rien non plus.

Comme si j’avais eu les tendons du cou sectionnés, je laissai aller ma tête en avant pour approuver sans m’en rendre compte.

Et par un réflexe conditionné, je me levai, j’allai vers elle, j’esquissai le geste de l’embrasser. Elle m’écarta.

— Non. Pas ici, pas maintenant, énonça-t-elle d’une voix glaciale, celle qu’elle aurait eue pour me défendre de lui mettre la main au cul devant une centaine de personnes.

La porte se referma sur elle.

Et, du même coup, elle s’ouvrit sur le mystère de Coralie. Je voyais clair, je venais de tout comprendre, je savais enfin qui elle était, ce qui faisait son étrangeté, sa foncière ambiguïté.

Coralie n’était pas comme je l’avais cru, une femme capricieuse, ondoyante, imprévisible, indécise, toujours entre deux eaux troubles, trop compliquée pour ne pas s’enliser dans ses méandres intimes. Coralie était, au contraire, très simple, très nettement définie, très cohérente. Mais elle était double et assumait ses deux personnages, contradictoires et bien distincts, dans la même vie, à des moments également bien distincts. D’une part, à certaines heures, elle vivait à pleins nerfs, disponible à tout, ouverte à n’importe quoi, affamée de vibrations, assoiffée de sensations, erratique, généreuse de ses pensées narquoises comme de son corps, charmeuse et si légère, impossible à choquer, allumée par son sens de la logique absurde et de la dérision, électrisée et rieuse, même si un arrière-plan de morbidité et de tristesse ne la quittait jamais. Et d’autre part, à certains moments plus difficiles à soupçonner, elle était le contraire de ce personnage : une femme orgueilleuse, donc facile à blesser, redoutablement égocentrique, égocentrifugée, incapable de donner quoi que ce soit, presque muette, sans aucune affectivité, enfermée à double tour au plus profond de ses caves secrètes, engoncée dans la froide réserve et le sérieux, abandonnée, passive dans son hiver personnel, incapable de réagir, pesant une tonne d’inertie et de révolte inutilisable, mais volontiers hargneuse, odieuse même et peut-être soulagée de l’être, de le prouver.

Ces deux Coralie vivaient ensemble, cohabitaient tant bien que mal, mais ne se déplaçaient jamais ensemble. L’une chassait l’autre, se remplaçant à tour de rôle, jamais superposées. Parfois, cependant, il pouvait y avoir un déraillement, un changement à vue trop foudroyant pour ne pas donner l’alerte. Je venais d’en vivre un qui m’avait révélé la vérité : alors que Coralie dérivait au gré de son désir et de sa fureur de se laisser aller toutes écluses ouvertes, un simple coup de téléphone avait suffi à la rejeter dans la peau de l’autre Coralie, la vider de toute pulsion, la désexciter de fond en comble, l’obliger à s’enfermer en quelques secondes dans le comportement et l’apparence d’une Coralie qui assumait des contraintes, des tracas, toute une vie dont j’ignorais tout, à laquelle elle n’avait jamais fait la moindre allusion.

— Tu m’appelles demain soir chez moi ? m’avait-elle si bizarrement suggéré.

Je ne voulais pas répondre à cette demande, si saugrenue quand elle l’avait énoncée avec une telle simplicité. Je ne voulais plus jamais revoir Coralie. J’avais compris, je ne pourrais jamais oublier la scène vécue dans son implacable, incompréhensible froideur. Je n’avais plus rien à attendre de Coralie. Je l’avais admis.

Mais je savais déjà, même si je tentais de le nier, que je l’appellerais. Comme convenu sans doute. Demain soir comme demandé. Parce que je pourrais encore moins oublier son odeur, son sexe hérissé sous mes doigts, sa grâce juvénile dans toutes ses attitudes y compris les plus provocantes, sa présence obsessionnelle de fille qui savait si bien échapper aux caresses pour soudain les provoquer et les boire jusqu’à la lie. Parce que, même si je ne devais plus jamais arriver à gommer de ma mémoire la scène incongrue que je venais de vivre, je ne pourrais de toute façon pas me passer de l’absence ou de la présence de Coralie, de mon obsession de sa présence, de ma souffrance de son absence, de mon besoin d’errer égaré, vampirisé, entre ces deux pôles.

Je ne pouvais que la rappeler et reprendre tout de zéro. La rappeler, la revoir, tenter de lui arracher quelques bribes de tendresse ou de désir, un peu d’espoir au moins, en attendant le jour où Coralie serait assez désarmée pour rester disponible et vibrante pendant toute une soirée, en s’accordant même, qui pouvait savoir, une nuit entière.

Demain soir chez elle. Je m’entendais déjà lui demander si on pouvait se voir, dîner ensemble. Je l’entendais déjà me répondre aimable et détendue, comme si nous en étions à notre premier coup de fil :

— Ce soir, ce n’est pas possible. Mais demain, je serai libre.