Les griefs

Il la connaissait depuis trois mois seulement et il avait bien dû lui envoyer une vingtaine de lettres de rupture.

Cela faisait une bonne moyenne d’autant plus que, bien souvent, il s’agissait d’assez longues lettres haletantes sauvagement rédigées à l’aube dans un état de fiévreuse panique et presque toujours axées autour de l’adieu définitif pour cause de trop-plein.

En effet, à part le désir irrépressible que lui transfusait le corps de son amie, il ne supportait rien en elle. Presque tout l’agaçait, le perturbait, le crispait, le faisait passer de la colère à la dérision, de la hargne à la cruauté.

Il ne lui en parlait jamais, il lui envoyait ses reproches par écrit, et chaque grief explosait en une suite de remises en question et de variations sur le thème de l’exaspération, de l’écœurement face à l’excessif.

Même quand la jeune femme se contrôlait et mettait ses défauts en veilleuse durant quelques jours, sa vraie nature reprenait le dessus et il devait à nouveau affronter les immuables vérités : elle ne lui plaisait pas, elle ne le charmait jamais, il la trouvait trop pesante dans sa vie, trop insupportable dans le quotidien, incontrôlable à tous les niveaux. Ce qui lui procurait un inépuisable choix de reproches, surtout que depuis bien des années il avait toujours vécu dans la légèreté d’aimer alors que sa jeune exaltée sortait à peine de son adolescence en rebelle volontiers déchaînée.

Il lui reprochait inlassablement son consternant manque de tout humour, sa jalousie aussi ridicule que névrotique, sa passion de passer le moindre détail psychologique au microscope, son besoin effréné de se rendre intéressante par n’importe quel moyen, son besoin de séduire au hasard contreplaqué à un art permanent de déplaire, sa crispante façon de paraître si souvent ivre alors qu’elle ne buvait que de l’eau, sa facilité de louvoyer de l’absolu naïf de l’extrême jeunesse à toutes les mesquineries tatillonnes des adultes.

Bref, tout y passait, au rythme de deux lettres par semaine et cela ne faisait qu’entretenir l’insatiable masochisme de la jeune femme. Parfois, il lui arrivait de se vexer, de piquer des crises de fureur, de hurler sa révolte ou de tomber dans le mutisme de la stupeur indignée, mais elle récupérait très vite une certaine indifférence et rien, en fin de compte, n’entamait jamais vraiment ni son désir ni son amour ni surtout sa soif de manipulations, de rebondissements, de chutes à pic et de reprises en flèche.

Jusqu’au jour où il lui envoya, très exceptionnellement, après une solaire nuit d’amour, une lettre réduite à quelques lignes :

Tu m’étais si douce cette nuit que je n’ai rien envie d’écrire d’autre.

Elle ne vint pas au rendez-vous convenu pour le lendemain, ne téléphona pas, n’écrivit pas un simple mot d’excuse et ne donna plus jamais signe de vie.

Il la chercha et ne la retrouva jamais.