Il venait de regarder l’heure à la vieille horloge de ce café, il eut le temps de penser qu’à partir de cet instant, elle serait en retard quand il la vit devant lui. En revanche, il n’eut pas à se demander si leur trouble ne s’était pas dissous en une seule nuit. Sans rien dire, elle s’était penchée vers lui et lui happait en douceur une de ses lèvres.
— Sylvie, murmura-t-il. J’ai eu si peur que tu ne viennes pas.
— Il aurait fallu me jeter en prison pour m’empêcher de venir te rejoindre.
Il ne la connaissait que depuis la veille. Au hasard d’une soirée aussi morne que mondaine, on les avait présentés l’un à l’autre. Elle était accompagnée, lui aussi, et ils avaient à peine eu l’occasion de se parler. Mais le désir immédiat, souterrain, ravageur qu’ils avaient éprouvé en très peu de secondes se passait de mots. C’est donc en quelques syllabes qu’ils s’étaient fixé rendez-vous pour le lendemain soir.
Sylvie venait d’avoir vingt-trois ans et n’avait plus qu’une seule soirée à passer dans la capitale avant de retourner en Californie où elle vivait, mariée, oisive, sans enfants. Quant à lui, il s’appelait David, il venait d’atteindre la quarantaine, passait sans trop de conviction d’une maîtresse à une autre, mais n’était pas du tout oisif, plutôt oiseux car journaliste dans un quotidien qui n’avait vraiment aucun intérêt.
Ce que Sylvie avait bien pu ressentir de si violent rien qu’en le voyant, il se le demandait en vain. Il n’avait rien de très remarquable ni d’exagérément sensuel, et il devait en général se donner beaucoup de mal pour séduire, ce qui l’arrangeait parce qu’il aimait la difficulté et l’attente, le jeu de l’équivoque et surtout la griserie du verbe qu’il maîtrisait en virtuose.
En revanche, il était plus facile de comprendre pourquoi Sylvie l’avait attiré avec une si foudroyante évidence : elle répondait exactement à la brutale mise en relief de tous ses fantasmes sexuels.
Vêtue très chastement d’un pull rouge assez ample au-dessus d’une longue jupe noire peu moulante, elle lui avait explosé dans le regard avec une calme obscénité. Plus révélée que si elle était à peine vêtue d’un slip. À dix mètres d’elle, il avait tout vu d’elle, tout vraiment de cette grande fille aux cheveux sombres et très épais, à la chair pleine et ferme qui offrait, en poupe, des seins sans défaut, en proue une éblouissante chute de reins qui cascadait en fin de course sur des fesses dont aucune robe de grosse laine n’aurait pu dissimuler la présence. Elle ne pouvait être qu’une femelle de choc, aussi bien cambrée qu’une noire, elle qui avait au contraire une peau d’une insolite blancheur, mais si peu anémique, gorgée de toute cette vitalité que l’on sentait bouillonner dans son regard, sa bouche, son ventre agressivement bombé, ses cuisses nerveuses. Tout cela fascina David, surtout qu’il devinait avoir trouvé par hasard en une seule femme ce qui le troublait depuis toujours : un visage à la fois lucide et animal, un corps qui appelait l’orgasme, et surtout cette certitude de humer tout l’érotisme que dégageait à ses yeux une toison sombre sur une peau claire alors que les filles très bronzées, surtout les blondes, avaient toujours évoqué pour lui la sieste bêtement solaire, l’esthétisme publicitaire. Et de ces filles comme Sylvie qu’on avait une furieuse envie, non pas d’admirer ou de charmer, mais de lécher, d’écarteler, de fouiller, de violer des mains, d’inonder, il en avait vu pas mal en rêve, parfois dans des magazines, plus rarement déjà dans la réalité et, chaque fois, il les avait manquées soit par malchance, soit par maladresse, soit par peur de les perdre ou de les gagner.
Jusqu’à cette soirée où soudain son fantasme lui avait été présenté le plus simplement du monde, lui avait souri, pour surgir bien réel au rendez-vous du lendemain, comme promis, aussi simplement.
David et Sylvie en se retrouvant ne ressentirent pas le besoin d’échanger, en timide préliminaire, du dialogue racoleur. La furtive approche de la veille leur avait suffi. Ils s’engouffrèrent dans un interminable baiser en chute libre vers l’indécence qui les rafala tous les deux au seuil de la jouissance. Comme ils n’en étaient ni l’un ni l’autre à leur premier baiser, ils se rejetèrent en arrière, égarés, passablement surpris aussi. Revenant à la surface des réalités, ils mélangèrent leurs regards embrumés pour exprimer à quel point ils avaient envie l’un de l’autre et ne trouvèrent que quelques balbutiements élémentaires à échanger, éternelles variations sur le thème de « Je te veux ».
— J’ai tellement envie de m’écrouler avec toi dans le premier lit venu, souffla Sylvie. Ça ne t’ennuie pas d’attendre un peu, de laisser les choses durer comme elles sont ?
David approuva en lui glissant un doigt entre les lèvres. Rien qu’en embrassant Sylvie, il avait laissé ses mains l’effleurer de haut en bas et, à tous les niveaux, recto verso, il avait ressenti la même marée intime monter vers lui, la même brûlure se propager en lui. Attendre loin d’un lit lui paraissait la seule chance de ne pas réduire leur rencontre à un coït sauvage de quelques minutes. De plus, il ne se prenait pas pour un athlète sexuel, il se jugeait incapable de retrouver au cours de la même soirée la spontanéité violente de la première vague de désir assouvi.
Il était l’heure du crépuscule.
— Je boirais bien un whisky, mais pas dans un café, proposa Sylvie.
Il suffisait de traverser la rue pour trouver, dans une petite impasse, un bar de nuit toujours désert à 19 heures invariablement l’heure d’ouverture.
À part le barman et un habitué accoudé au comptoir il n’y avait personne dans ce lieu qui n’était que douce pénombre, velours, cuivres et vieilles boiseries. David et Sandra s’enfoncèrent dans un recoin, blottis l’un contre l’autre sur la même banquette.
Au premier verre, David prit Sylvie par les cheveux au ras du cou qu’il mordilla, lécha, et sous cette caresse elle eut un spasme d’une telle violence qu’il n’osa pas s’obstiner, d’autant plus qu’elle le suppliait de ne pas le faire.
— Non, David, ça me rend folle, murmura-t-elle à moitié gémissante.
Au quatrième verre, David envoya en douceur, mais sans hésiter, son poing entre les cuisses de Sylvie et il crut recevoir une véritable décharge électrique en pleine moelle épinière en débarquant dans la mousse humide d’une toison touffue qui prouvait qu’elle ne portait pas de slip. Elle eut la force de refermer ses cuisses si dures, puis de souffler dans l’oreille de David « Pas là, pas ici, je t’en prie, je vais hurler » après quoi elle sembla s’affaisser anéantie, privée de tout réflexe.
— Sandra, murmura-t-il d’une voix étouffée ce qui témoignait d’un renoncement à toute originalité.
Il n’aurait pas pu l’exprimer par des mots, trop sonné pour en arriver là, mais il avait malgré tout la conscience de vivre un événement amoureux d’une perturbante singularité à ses yeux : c’était bien la première fois qu’il touchait, comme en état second, une femme dont il aimait la chair et la peau dans son ensemble, et qu’il laissait aussi librement ses mains s’affamer d’un corps qui l’excitait de haut en bas, sur chaque centimètre carré de peau, de la bouche aux cuisses en passant par les seins et les fesses. C’était encore le visage de Sylvie qui le touchait le moins, il ne lui trouvait rien de très fascinant, pas vraiment de charme non plus ni même de grâce. Alors qu’au gré de toutes ses aventures, il avait toujours senti son désir naître d’un regard, d’une ambiguïté du discours, d’une séduction entièrement contenue dans le visage, les attitudes ou l’allure. En revanche, jamais encore il n’avait connu une femme dont les seins l’excitaient autant que le cul et la bouche autant que le sexe. Il y avait toujours au moins une défaillance dans cet incontournable quatuor de l’érotisme, quelque chose qui l’attiédissait, le rebutait même.
— Parfois quand tu me touches, j’ai l’impression que je pourrais m’évanouir, dit Sylvie.
Cela non plus, il ne l’avait jamais entendu.
Et elle ne mentait pas, son visage s’était peu à peu vidé de son sang, comme si elle avait été vampirisée. Elle avait le regard égaré, noyé dans une inquiétante fixité, comme celui d’une petite fille perdue au seuil d’une incompréhensible histoire, regard étrangement soumis qui jurait avec tout ce que Sylvie dégageait de bestial, de violent, de rapace.
David ne touchait plus sa compagne, mais elle lui avait happé un doigt qu’elle mordillait avec une certaine gourmandise. Il tentait de se retrouver dans le cadre d’un bar traditionnellement bien fréquenté alors qu’il s’était enlisé en dehors du temps dans l’insalubre moiteur d’une improbable inconnue.
Il demanda l’addition, ne voyant plus trop ce qu’ils auraient pu faire ici, à part se saouler pour oublier qu’ils étaient ivres l’un de l’autre. L’addition qu’il régla en liquide lui parut plus salée qu’il n’aurait pu le croire, mais il détestait cette manie qu’avait le consommateur moderne de tout régler par chèque, y compris son journal ou son café.
La logique la plus élémentaire aurait dû les entraîner en pente raide jusqu’à la première chambre de n’importe quel hôtel, mais il n’y en avait pas dans ce quartier.
Il héla un taxi et se fit conduire jusqu’à une place vers laquelle convergeaient des rues qui regorgeaient de restaurants, de cafés, de boutiques dans le vent et d’hôtels pour un moment.
Dans les foyers, les émissions de télé se concurrençaient au couteau, la circulation était donc fluide, le trajet assez court et David ne tenta aucun geste plus déplacé que celui d’enserrer tendrement le genou de Sylvie. Il n’appréciait pas les tripotages dans les taxis ou les salles de cinéma considérés comme les antichambres de l’hôtel de passe. De plus, s’il avait dû vraiment faire à Sylvie ce qui l’obsédait, ils auraient sans doute été éjectés de la voiture.
C’est alors que, d’un commun accord, ils commirent leur première erreur.
Ils avaient faim et décidèrent d’aller dîner.
Sans aller bien loin, ils entrèrent dans le premier restaurant chinois qu’ils rencontrèrent. Tous les autres restaurants débordaient de bruit et de clients, celui où ils s’installèrent était presque désert. Ce qui leur paraissait plus important que n’importe quoi.
Sans se concerter, ils s’étaient assis l’un en face de l’autre, désunis par une table assez étroite. Mais ce n’était pas quelques centimètres carrés de bois qui les séparaient, c’était tout un monde mental. Quand David et Sylvie ne se prenaient pas les lèvres, les mains ou les cuisses pour si bien s’électriser, ils n’avaient pas grand-chose à se dire et même les regards qu’ils échangeaient ne recelaient que le désir. David ne savait pratiquement rien de Sylvie, elle non plus ne savait rien de lui et, entre le potage pékinois et le canard laqué, ils ne trouvèrent presque rien à exprimer, de même qu’ils n’avaient rien à se demander. Ils ne connaissaient l’un de l’autre que cette soif qui les liait, les jetait l’un contre l’autre et cela leur suffisait. Elle ne se lançait jamais dans un dialogue logique ou continu et ne parlait en termes répétitifs, presque balbutiés, que de ce qu’elle ressentait ; David ne se montrait guère plus loquace, peu soucieux de savoir ce que Sylvie avait dans la tête alors qu’il était obsédé par l’électricité sexuelle qu’elle avait dans le sang. D’ailleurs, quand il la regardait se taire, manger, se laisser aller au gré du banal quotidien, il la trouvait presque laide avec son large visage aussi brutal que sensuel. Mais tout changeait dès qu’il passait la main autour du cou de Sylvie, qu’il lui donnait un doigt à suçoter, qu’il lui caressait simplement les bras. Instantanément, tout se mettait à vibrer en elle, la désarmait, la transfigurait, lui sensualisait la bouche, allumait ou embrumait son regard et lui donnait une imprévisible beauté qui passait du nocturne au vénéneux, de la cruauté à l’extasié avec une inquiétante fluidité.
Il était temps d’en finir avec ce repas et de quitter cet endroit. David avait la lancinante impression que s’il demeurait ici, il en arriverait à entamer une conversation presque mondaine avec une Sylvie qui ne penserait plus qu’à déguster une banane flambée en sirotant un cognac ou alors il en arriverait à la prendre par la main pour l’entraîner vers les toilettes, s’enfermer avec elle à double tour et la prendre brutalement de n’importe quelle façon, dans n’importe quelle position.
Comme aucune de ces solutions ne lui convenait, il demanda l’addition. Elle était déjà sur la table, pliée dans une soucoupe.
Le montant ne lui coupa peut-être pas le souffle, il en avait vu d’autres dans sa vie de consommateur, mais il lui parut quand même singulièrement élevé. Comme il n’avait pas sur lui beaucoup plus de mille francs en argent liquide, il décida de régler par chèque.
Mais quelques gestes lui suffirent pour comprendre qu’il n’avait pas pensé à prendre son chéquier. Et il nourrissait un immuable mépris pour tous ces nantis bardés de cartes bleues, de cartes du Dinner Club ou autres pièges bancaires. Tout en payant, il ne put s’empêcher d’exprimer en silence son inquiétude : il ne lui restait que quelques centaines de francs pour terminer la nuit, à peine de quoi payer une chambre d’hôtel à deux étoiles. Mais sans doute Sylvie était-elle logée dans un palace, il le supposait sans lui avoir posé la moindre question à ce sujet.
Elle venait d’ailleurs de se lever, elle arrivait vers lui qui était resté assis et lui plaqua son sexe juste à la hauteur de la bouche.
— Tu sais, lui dit-elle alors qu’il mordillait à travers la robe des touffes de poils. J’aurais voulu payer ce dîner. Mais je pensais tellement à te retrouver que j’ai oublié de prendre de l’argent.
Et David, lâchant la proie pour la réalité, pensa qu’il était vraiment temps, et pour beaucoup de raisons irréfutables, de quitter cet endroit et d’aller s’engouffrer dans le premier hôtel du quartier.
Ils quittèrent la rue commerçante et s’engagèrent dans une ruelle obscure encaissée entre deux murs, grossièrement pavée, si bien qu’on aurait pu jurer qu’elle devait déboucher sur la campagne. Mais elle menait en réalité à un ensemble de résidences modernes et à un petit hôtel dont le panneau lumineux semblait faire de l’œil aux clients.
Avant d’arriver jusque-là, David s’arrêta et cala Sylvie dans un renfoncement du mur pour l’embrasser, la caresser sans tendresse, fébrilement, presque férocement, obsédé par le besoin de toucher et fouiller ce sexe agressif qu’il savait à nu puisqu’il avait eu la preuve qu’elle ne portait rien sous sa robe. Ses doigts dérapèrent le long du pubis, se firent soudain happer dans le remous brûlant des cuisses de Sylvie qui poussa un étrange cri de plaisir et de révolte, puis glissa de tout son corps le long du mur, comme privée de poids, de densité, de muscles et elle s’écroula sur le trottoir, sur le point de perdre connaissance. David s’agenouilla, la prit tendrement dans ses bras, comme si elle avait été une petite fille victime d’un ébranlement nerveux. La sourde violence de cette réaction sous un furtif attouchement le laissait sans voix et sans initiative. Il avait caressé, depuis son adolescence, des centaines de ventres frigides ou assoiffés, endormis ou torrides, jamais pourtant il n’avait provoqué une telle exacerbation du désir. Jamais il n’avait dû refouler avec autant d’hébétude son envie de se jeter toute rage dehors sur une créature à peine humaine, mais réduite à une sorte de plante animale gorgée de sucs brûlants, d’abandon et de fureur.
C’est en titubant l’un contre l’autre qu’ils poussèrent la porte de ce très modeste hôtel de passe où il ne devait guère y avoir plus d’une vingtaine de chambres réparties sur deux étages. Une matrone obèse leur accorda un bref regard à la fois envieux, méprisant et dégoûté, avant de leur signifier qu’il n’y avait aucune chambre de libre.
David agissant comme un somnambule poussa devant lui Sylvie qui lui donnait la sensation de n’être qu’une énorme poupée bourrée de son. Ils étaient aussi sonnés, déconnectés de la réalité, l’un que l’autre, comme jetés dans un monde parallèle, exclusivement enlisé dans l’improbable.
Ils marchaient en automates, ralentis, se traînant presque, mais à partir de cet instant les événements allaient se précipiter à un rythme très rapide, comme s’ils se bousculaient avec une impitoyable logique.
Arrivés quelques minutes plus tard devant un autre hôtel assez cossu, ils n’eurent pas besoin de passer la porte vitrée de l’entrée : elle portait un écriteau indiquant COMPLET.
Humilié, frustré, David ne put que prendre convulsivement la main de sa compagne sans trouver quoi que ce soit à dire. Il avait toujours su qu’il ne pouvait pas emmener Sylvie dans son appartement puisque, depuis trois ans, il n’y vivait pas seul. Mais il apprit, ce qu’il ignorait, qu’elle était exactement dans la même situation : son mari occupait la chambre d’hôtel où elle avait bien l’intention de ne revenir que le lendemain matin. David écouta cette calme révélation, le souffle coupé, alors qu’elle contenait plus de banalité que d’impossible. Mais pas un instant il n’avait imaginé Sylvie arrivée des États-Unis avec un mari qui ne lui inspirait pas le moindre commentaire.
Le temps de réaliser qu’il ne lui restait plus les moyens de s’offrir une chambre dans un palace ni la solution d’échouer dans celui où Sylvie était descendue, il encaissa encore en plein regard l’affichette COMPLET dans trois autres hôtels du quartier. Tous étaient pleins. À un kilomètre de là, se déroulait un Salon du prêt-à-porter.
Faire le point de la situation ne lui prit que quelques secondes car tout lui explosa dans la tête en une silencieuse déflagration : depuis hier déjà, il crevait de désir de faire l’amour à une jeune femme qui disparaîtrait à l’aube et il paraissait de plus en plus évident qu’il était hors de question de trouver un endroit où l’emmener. Et il devait être 2 heures du matin, à quelques minutes près.
C’est alors qu’au gré de son désarroi, il s’aperçut qu’il tenait toujours Sylvie par la main et que, dans ce quartier qu’il ne connaissait pas, il venait de trouver par hasard un étrange petit square. Avec quatre bancs verts autour d’une ridicule fontaine plantée au milieu d’un assez vaste triangle de terre battue, sans aucun arbre, sans même un parterre ou un buisson. Le tout était coincé entre une large avenue de grande circulation déserte à cette heure et une rue étroite où il ne devait jamais passer personne, même en plein jour.
Mais pour David le décor perdit soudain toute sa morne réalité citadine pour se réduire en un simple lieu désert, nocturne quoique assez éclairé, anonyme mais doté miraculeusement de cette chose qui pouvait devenir le substitut d’un lit douillet : un banc de bois à haut dossier où il pouvait s’écrouler avec Sylvie, faute de mieux, faute d’un autre lieu.
Elle devait penser exactement la même chose puisqu’elle fut la première à s’effondrer sur le banc. Sans équivoque inutile, il faut dire : les cuisses ouvertes, la jupe relevée jusqu’au nombril pour dévoiler mis à nu son pubis hérissé de désir, les seins dégagés toutes pointes dehors, comme si elle offrait à David le choix des moyens pour arriver à ses fins et assouvir leur faim commune. David était resté debout, il s’arc-bouta au ralenti comme aspiré par tant de ténébreuses visions, il avala de toute sa bouche les bouts des seins, pendant qu’une de ses mains s’enfonçait profondément dans le sillon du cul de Sylvie alors que l’autre piquait de plusieurs doigts en pleine fournaise d’un con arrivé depuis des heures à marée haute, ce qui arracha à Sylvie un rugissement de brutale et brève jouissance ; et c’est avec une sauvagerie primitive qu’elle se saisit du sexe que David allait lui darder entre les cuisses, mais elle ne lui laissa pas le temps d’arriver jusque-là, sa bouche aussi équatorisée que tout son ventre s’en empara au vol pour se le fourrer d’une seule goulée jusqu’au fond du gosier.
Ils en étaient là, bavant, salivant, au seuil du dernier orgasme quand ils reçurent en pleine gueule le jet blafard de deux énormes lampes de poche. Quatre policiers les entouraient, debout, silencieux, pas plus indulgents pour autant.
Ni David ni Sylvie n’avaient entendu venir et s’arrêter devant l’entrée du square deux voitures de police qui faisaient une ronde dans le quartier. Routine quotidienne car plusieurs hommes politiques très en vue habitaient le quartier.
On demanda les pièces d’identité des deux délinquants. On s’étonna de les voir, à leur âge, se faire prendre en flagrant délit d’attentat à la pudeur sur la voie publique. Comme Sandra était de nationalité américaine et simple touriste, on se proposa de la raccompagner jusqu’à l’hôtel où elle affirmait être descendue. Quant à David, on l’embarqua dans l’autre voiture et on le boucla pour la nuit dans le commissariat le plus proche ; on verrait bien après.
On lui désigna un banc où il pourrait s’allonger, isolé dans une minuscule pièce délabrée. On n’alla pas jusqu’à lui dire que, de toute façon, les bancs semblaient lui convenir particulièrement.
Que lui restait-il à faire ? Tenter de trouver le sommeil, évidemment. Mais comment basculer jusque-là alors qu’il avait encore dans les doigts la brûlure du ventre de Sylvie, dans les narines son odeur de jouisseuse excitée, dans le tympan ses râles et son dernier hurlement, et surtout dans le regard des visions éparses et si obsédantes de cuisses écartées, de poils humides, de gouffres nocturnes, de cul quémandeur, de bouche ouverte assoiffée. Il n’eut même pas à se concentrer sur certains détails, il se laissa simplement aller et se fît foudroyer par une série de spasmes d’une sourde violence. Même englué au plus profond d’une femme désirée, il avait rarement ressenti une telle jouissance.
Étrange hommage à la femme d’une seule nuit, si bien offerte et mieux arrachée encore. Il en était arrivé à tromper Sylvie avec l’image de Sylvie. Preuve sans appel qu’elle était bien un de ses fantasmes, qu’elle était destinée à demeurer un fantasme.