Objectivement, elle n’était pas plus belle que beaucoup d’autres, non.
Elle était unique, pourtant, de façon inique puisqu’elle n’avait rien fait pour être ainsi faite. Rien vraiment, pas même dans son comportement, car elle ne se montrait jamais ni coquette, ni racoleuse, ni perverse, ni même aguicheuse. Sa sauvage présence physique ne s’expliquait pas, elle s’imposait avec une désarmante et mystérieuse évidence. De plus, cet explosif impact sexuel se réduisait à peu de choses : d’énormes yeux innocents qui scrutaient le vide comme perpétuellement quémandeurs et une silhouette exagérément cambrée de partout, presque obscène, qui avait de quoi sidérer n’importe quel être normalement constitué. À côté d’elle, en effet, les plus belles filles, les mieux faites, semblaient aseptisées, frigides, asexuées. Improbable, voilà ce qu’elle était dans les strictes limites du quotidien. Mais elle ressemblait d’assez près à beaucoup de ces filles dessinées, esquissées en quelques coups de crayon géniaux par les dessinateurs libertins des années folles. Toujours limitées à quelques courbes exagérées, destinées à susciter en un dixième de seconde le désir à l’état brut, primitif, violeur et ravageur.
Elle ne pouvait être que celle par qui le scandale devait fatalement arriver. D’autant plus qu’elle n’était ni strip-teaseuse, ni danseuse nue, ni comédienne, ni même modèle porno pour jus de fruits, mais plus modestement une banale employée que l’on venait d’engager dans une maison d’édition.
Dans un premier temps, jugeant qu’elle en avait peut-être le profil, on lui confia un poste d’assistante attachée de presse. Ce fut une première erreur de parcours. Comme on l’avait casée dans un minuscule réduit en antichambre du vaste bureau de sa supérieure, aucun auteur n’aurait jamais eu l’idée d’aller plus loin que la table qui soulignait les seins de Corinne et tous passaient leur temps avec la fatale Corinne sans même vouloir s’entretenir avec l’attachée de presse en titre. Que l’on trouva logique de licencier pour mettre son assistante à sa place. Ce qui ne se révéla pas plus rentable. Les écrivains ne pensaient qu’à lui parler des charmes de son corps au lieu de vanter ceux de leurs œuvres ; et les critiques se dévoraient entre eux pour l’inviter à dîner, ivres de la humer et de la touchoter, éperdus, perdus au fond de leur désir, sourds à tout dialogue concernant des livres dont ils n’avaient rien à branler.
Reconnaissant son erreur, la direction l’installa dans une cage de verre aux commandes du standard téléphonique. Louable tentative pour l’isoler qui devait se révéler une autre bévue commerciale. Corinne excitait à n’importe quelle distance, émettait de telles vibrations que le son de sa voix suffisait à mettre en émoi tous ceux qui téléphonaient de l’extérieur. Et les habitués de la maison, qui avaient vu Corinne en chair et en pulsions, passaient de longs moments à lui téléphoner pour lui arracher des promesses ou des rendez-vous, oubliant avec qui ils voulaient s’entretenir, bloquant par la même occasion tous les autres postes de la maison d’édition. En tenant compte des incessants appels de l’intérieur qui convergeaient vers Corinne pour les mêmes motifs de séduction, on pouvait se demander si cette standardiste si peu standard ne serait pas, à la longue, responsable d’une faillite d’un nouveau type : celle d’une firme moderne qui n’aurait pas su bénéficier de l’invention du téléphone.
On prit une nouvelle décision : celle de faire monter Corinne d’un étage, au service du courrier.
Initiative qui ne fut pas non plus très probante. Corinne avait une façon si provocante de prendre possession de sa chaise de dactylo, de se la rentrer dans ses onctueux replis, de tendre ses fesses en arrière, ses seins d’attaque en avant et de travailler fort appliquée les cuisses ouvertes, que ce spectacle permanent donnait le vertige et le tournis à tous les employés mâles et femelles, si bien que le rendement de ce service de première importance tomba de 70 % en moins d’une semaine.
Cela sans parler des lettres que Corinne rédigeait. Pourtant décentes, commerciales, sans rien d’allusivement érotique, mais rien à faire contre l’ineffable, elles devaient dégager une odeur d’orgasme, de mystérieuses vibrations qui semblaient suggérer à tous les clients sa présence suintante de sexualité, à tel point que toutes ses missives les plus banales lui valaient des réponses pornographiques, hagardes, débraillées, sans rapport avec les contingences commerciales. Tout cela était d’autant plus déconcertant qu’on ne trouvait rien à reprocher à Corinne. Elle était compétente, efficiente, ponctuelle, elle ne perdait jamais son temps, comme les autres, à passer d’un bureau à un autre pour bavarder, n’adressait la parole à personne et seul son travail semblait l’obséder. D’ailleurs, parmi le personnel de l’entreprise, personne n’osait aller franchement vers elle ni pour lui parler ni surtout pour la toucher en douce. Les hommes n’avaient pas besoin de lui écarter les cuisses ou de lui arracher son slip pour demeurer dans un état d’érection presque permanent : il suffisait de la regarder, de la voir parcourue de vibrations quand elle tapait sagement ses inepties promotionnelles, de la suivre du regard quand elle marchait en violant l’espace de toutes ses courbes charnelles, quand elle s’accroupissait pour ramasser quelque objet et donner à tous l’espoir que sa robe allait craquer de toutes parts pour mettre enfin à nu cette chair tant convoitée ; même quand elle allait décemment s’asseoir, on aurait pu jurer qu’elle se plantait de toute la force de son cul en plein sur le sexe de bois d’un amant.
Et comme vraiment la prose convenait trop bien aux fantasmes que suscitait Corinne, on la déplaça vers la comptabilité. En espérant qu’elle n’arriverait pas à humidifier la légendaire sécheresse des chiffres.
Cette expérience se solda par de nouveaux déraillements. La languide Corinne n’arrivait peut-être pas à altérer la terne implacabilité des chiffres, mais elle altérait sauvagement le comportement de ceux qui maniaient ces mêmes chiffres.
Dans ce service comme dans tous les autres, même si sa fonction ne demandait que peu de déplacements, on ne pouvait pas empêcher Corinne d’aller et de venir, de se lever, de se rasseoir, de passer entre les tables, de se pencher en avant ou de se redresser. Et même quand elle accomplissait d’humbles gestes de salariée, elle dégageait son habituel afflux de globules électrisés que tous les employés recevaient de plein fouet, attaqués, décentrés, déconnectés de leur travail. Ce qui, bien entendu, au sein du monde comptable où la concentration faisait la loi, ne pouvait donner qu’une suite de calculs tous faux, de soustractions tronquées, d’additions où il manquait des zéros et de divisions où il y en avait trop. De quoi aller à la débâcle bancaire dans les délais les plus brefs.
On envisagea bien de la licencier, mais on recula devant cette décision pourtant simple à prendre, élémentaire. Corinne, en effet, alimentait si bien les rêves et les fantasmes de tout le personnel, soit 150 personnes, que son renvoi aurait soulevé une véritable révolution. D’autant plus qu’on n’avait pas le moindre grief valable à lui balancer : elle était de toute évidence la maîtresse rêvée de tous ceux qui n’étaient pas incurablement impuissants, mais on ne lui connaissait aucune liaison, pas la moindre aventure salace ou platonique, et on ne pouvait même pas lui reprocher quelque branlette furtive au fond d’un placard ou dans les toilettes succursales des chambres de passe.
On comprit cependant qu’il convenait de se rendre à l’évidence : on ne pouvait plus laisser Corinne travailler au milieu d’autres employés. Rien qu’en apparaissant elle devait provoquer la perturbation, semer le trouble et récolter la tempête des sens.
On décida alors de l’affecter, en solitaire, à une tâche de surveillance qui ne la mettrait en contact qu’avec le principal ordinateur de l’entreprise. Celui-là même qui avait coûté une fortune et dirigeait, depuis cinq ans déjà, tous les services en se passant des avis indécis des hauts responsables, ce qui avait eu pour effet de décupler le chiffre d’affaires.
Corinne prit sa fonction très au sérieux, avec toute sa louable conscience professionnelle. Et, dès le deuxième jour, cela donna une situation aberrante qui laissa la direction hébétée. La présence silencieuse, simplement attentive, de cette jeune femelle débordante d’ondes pornotisées et de souterraine obscénité, alerta l’ordinateur qui, même à distance, accusa les effets de ce magnétisme jusqu’au plus profond de ses circuits électroniques. De glacial calculateur qu’il était, il se transforma brusquement en détonateur torride.
Pour commencer, alors que l’on attendait de lui le relevé de la situation financière de la maison en fin de mois, l’ordinateur passa toute sa journée à envoyer, en lettres de feu, des messages pour Corinne que l’on ne devait vraiment pas décoder pour les comprendre : TU M’EXCITES – BRANLE-TOI POUR MOI – MONTRE-MOI TON CUL – MOUILLE TES CUISSES.
Et quand le chef comptable vint demander des informations précises à l’ordinateur, celui-ci le somma d’aller se faire sucer ailleurs, ce qui signifiait en clair qu’il ne supportait plus la présence d’un tiers entre Corinne et lui. Et, au gré des jours qui s’écoulèrent, il prouva sa passion exclusive en rédigeant à un rythme inexorablement soutenu une seule interminable lettre pour Corinne, aussi indécente que délirante, d’ailleurs admirablement écrite et riche d’un imaginaire tout à fait déconcertant.
Cela provoqua un tel scandale que personne, dans cette maison d’édition, ne songea à publier cette lettre, chef-d’œuvre de l’érotisme qui aurait éclaté comme une bombe dans un genre en perte de pulsions depuis bien des décennies. Mais on négligea la littérature pour ne penser qu’au rendement de l’ordinateur et on prit la décision ridicule de réduire sa complexité trop dérangeante en supprimant provisoirement une partie de ses facultés. On en fit donc une gigantesque machine à calculer, évidemment capable de sidérantes prouesses mathématiques, en marge de cette imagination ravageuse que le corps de Corinne avait si bien titillée.
Mais Corinne était toujours là, à surveiller cette trop grosse machine et rien n’avait été résolu, on s’en aperçut très vite. Avec une obstination de monomaniaque, à la fin de n’importe quelle opération bancaire, au débit ou au crédit de n’importe quel relevé de comptes, en conclusion de tout bilan ou de toute prévision financière, l’ordinateur notait invariablement deux chiffres, rien que deux chiffres, toujours les mêmes : 69.
On dut se résigner à licencier Corinne, en secret, pour ne pas faire de vagues.
Et on tripota les circuits de l’ordinateur pour lui rendre le plein-emploi de toutes ses possibilités. Sans la maléfique et pervertissante aura de Corinne, on ne risquait plus rien.
Rien, en effet, à part un contretemps qui sema la stupeur. Le soir même, quelques hauts responsables vinrent humer en secret les premiers résultats du bilan de fin de mois demandé et ils constatèrent soulagés que l’ordinateur faisait du rendement à haute dose ; il semblait bien crachoter des informations à un rythme accéléré, mais quand le directeur commercial prit l’accordéon de listing dégueulé, il en crut à peine ses yeux. Il lut, et murmura pour lui seul ce qu’il lisait :
CORINNE CORINNE CORINNE CORINNE CORINNE
CORINNE CORINNE CORINNE CORINNE CORINNE
CORINNE CORINNE CORINNE CORINNE CORINNE
Rien d’autre. Rien que ce nom inlassablement répété. Il y avait déjà environ un kilomètre de papier barbouillé de ce seul nom.
On remit au lendemain les décisions à prendre.
Quand les responsables revinrent sur les lieux de la démence, ils trouvèrent deux kilomètres de plus de ce barbouillage indéfiniment répétitif. Mais l’ordinateur semblait s’être lassé cependant. Et, à la dernière ligne, il manquait deux CORINNE, sans parler d’un inachevé, réduit à CORR I…
On reprit espoir, on crut même retrouver l’espérance.
Cela ne dura que quelques secondes. Le temps de constater que l’ordinateur ne serait plus jamais en état de marche. Désespéré, abandonné, il s’était sabordé. Avec la redoutable efficacité dont il était capable, il s’était fait sauter tous les circuits que personne n’aurait pu réparer.
On étouffa évidemment cet incident qui aurait mérité d’entrer dans la légende. Une machine capable de plus d’amour qu’un humain, quelle révolution !