Ils s’étaient rencontrés en été, au bord de la mer, et avaient passé toutes leurs journées à naviguer, ivres de soleil à bord d’un dériveur et leurs nuits à faire l’amour, ivres d’eux-mêmes.
Ils partageaient en effet une égale passion pour ces deux activités, barrer et baiser, qui leur paraissaient vraiment plus grisantes que toutes les autres. Surtout qu’ils avaient vingt ans et poursuivaient de molles études qui devaient les mener à l’acceptation de végéter dans de mornes besognes bureaucratiques, ce qu’ils détestaient par-dessus tout.
Comme ils habitaient une grande ville traversée par un fleuve-égout, ils se retrouvèrent, dès l’automne, sevrés des plaisirs de la dérive et cela durant de longs mois. Ils se défoulaient en achetant toutes les revues et tous les livres où l’on ne parlait que d’écoutes et de drisses, de safrans et de taquets. Ils ne manquaient jamais un film vaguement marin ni surtout aucun festival de documentaires vantant les ivresses de la glisse et, en janvier, ils passèrent dix heures par jour à l’annuel Salon de la Plaisance.
Il leur arrivait aussi, mais plus rarement, d’errer sans grand enthousiasme dans les salles généralement désertes du musée de la Marine. C’est pourtant là qu’un jour, ils eurent cette impulsion incongrue qui se concrétisa en acte à peine prémédité.
Allergiques à tout ce qui concernait les fastes putrides de la marine de guerre, les deux jeunes gens ne s’intéressaient qu’à la grande saga de la voile, ses drames, ses épopées, ses sidérants défis et ses implacables cauchemars. Ses cauchemars surtout, toujours si faciles à visualiser quand on avait l’habitude de défier la mer à la voile. Raison pour laquelle, un jour d’hiver, ils furent particulièrement subjugués par un gros canot pneumatique de survie posé sur le parquet d’une salle réservée aux épaves et aux souvenirs des drames nautiques demeurés légendaires. Cet énorme pneu à moitié recouvert d’une bâche moisie semblait bien avoir dérivé au gré de milliers de milles et on pouvait presque jurer qu’il venait de s’échouer là, recraché par les dernières déferlantes, après avoir affronté toutes les lames et tous les effrois dont l’océan pouvait être un si grand dispensateur.
Tous les deux, sans se concerter, eurent la même idée au même moment : rester dissimulés dans quelque recoin de cette salle en attendant la fermeture du musée et passer la nuit dans ce canot de survie comme s’ils étaient largués sur un océan après avoir abandonné leur bateau en perdition.
Se cacher fut aisé et après la fermeture de toutes les portes, ils se faufilèrent dans les ténèbres à bord du canot de leurs fantasmes. À la lueur d’une lampe de poche ils découvrirent qu’il y avait dans leur refuge marin tout ce qu’il fallait pour survivre au hasard des vagues : un sextant, une boussole, un compas, des cartes, des pagaies, une petite voile de secours, des couvertures, une trousse de pharmacie, un réchaud à butagaz, des fusées de détresse, un matériel de pêche au large. Mais ils ne trouvèrent évidemment aucune réserve de nourriture ou d’eau potable. On n’avait pas l’habitude d’exposer du dégradable dans un musée. La jeune fille se reprocha un instant de ne pas avoir pensé à emporter quelques sandwiches pour un fru-
gai repas du soir, mais jouer le jeu donnait un charme supplémentaire à l’aventure. Et, de toute façon, ils se pelotonnèrent très tôt dans leur abri en caoutchouc et la faim qu’ils avaifent l’un de l’autre leur fit oublier leur jeûne forcé.
Ils dormirent longtemps et profondément. Non sans penser, au réveil, que jetés détrempés au fond de ce même esquif au gré des lames d’une tempête, la nuit aurait été beaucoup moins sereine.
Mais plusieurs détails les perturbèrent quand ils s’extirpèrent de leur repaire de survie océanique. D’abord, il était 10 heures et ils n’entendaient pas le moindre bruit, aucun signe de vie. Ensuite, ils s’étaient laissé enfermer dans une sorte de vaste enclave sans fenêtre ni lucarne et même si elle s’ouvrait sur une salle du musée, elle en était séparée par un grillage coulissant caché par un mur pour aller se souder dans celui d’en face et ces barreaux semblaient aussi solides que ceux d’une cellule de prison. Enfin, non seulement les naufragés du parquet auraient donné cher pour une tasse de café chaud, mais ils commençaient à avoir assez faim. Ils fouillèrent leurs cent mètres carrés d’espace bourré de maquettes, de tableaux, de vieux cordages, de grappins, d’objets en bois ou en cuivre, en fonte ou en bronze, mais ils ne trouvèrent aucun robinet d’eau et pas le moindre aliment à se mettre sous la dent, pas même un poisson congelé, une boîte de conserve ou un paquet de biscuits de mer.
Personne ne pénétra dans le bâtiment au cours de la journée. Pas un visiteur, pas un gardien, pas même un surveillant. Ils en arrivèrent à se dire que ce devait être le jour de la fermeture hebdomadaire. Mais le lendemain n’apporta aucun changement : toujours personne, aucun signe de vie, aucun bruit de pas.
Le surlendemain, ils n’eurent plus qu’une seule hantise : s’évader de leur cage et arriver jusqu’à une porte de sortie.
Mais ils s’acharnèrent en vain durant des heures pour tenter de débloquer le grillage d’acier qui ne pouvait s’ouvrir que de l’extérieur par un système électronique. Ils cherchèrent ensuite comment trouver quelques gouttes d’eau ou quoi grignoter. En vain. La faim, la soif finissaient par ronger leurs forces, les mener au seuil du délire. Et peu à peu, inexorablement, au gré des heures, la révolte bascula dans les dérèglements de la terreur, jusqu’au grand froid de la panique et au déraillement de la logique.
Logique si banale en dehors du lieu clos où ils croupissaient, tellement quotidienne. Depuis le soir où le couple s’était laissé enfermer dans ce mausolée nautique, les gardiens de musée s’étaient mis en grève après les traditionnels préavis. Les tractations traînaient en longueur, on n’arrivait pas à un accord.
La grève dura douze jours, très exactement.