L’hameçon

Jamais il n’aurait cru arriver jusque-là. Il fallait pourtant s’y faire : récemment, dans un train, on lui avait délivré la carte vermeil, qui lui revenait de droit depuis quelques mois. Et parallèlement, son dernier livre, le trentième, qu’il avait mis trois ans à écrire s’était soldé par un morne échec qui semblait bien sonner le glas de sa carrière.

Il se retrouvait non seulement sans situation stable mais sans ressources car il n’avait jamais eu le sens de l’économie. De plus, sa femme qui le supportait depuis plus de trente ans, venait de le quitter pour un docteur à la retraite qu’elle aimait bien.

Bref, il se retrouvait seul, sans argent, sans avenir, sans même les bénéfices à tirer d’un passé souvent bénéfique, avec pour seul bien un présent passablement délabré, angoissant même.

C’est alors qu’il eut l’idée d’insérer dans un hebdomadaire à la mode une petite annonce qu’il voulut vibrante de sincérité. Il mit plusieurs jours à la rédiger :

 

Écrivain vieillissant ayant connu la célébrité à la quarantaine et la débâcle à la cinquantaine, désormais sans projets comme sans compte en banque, pratiquement privé de toute pulsion sexuelle, cherche à rencontrer pour liaison durable jeune femme intelligente, lucide, à la fois tendre, pleine d’humour et capable de subvenir entièrement à ses besoins.

 

Et il termina sur une phrase qui devait donner tout son piment à cette annonce : SI PAS TRÈS SÉDUISANTE SABSTENIR.

Cet hameçon lancé avec un exemplaire cynisme par un homme qui se trouvait dans une situation assez désespérée pour éventuellement se contenter d’un laideron salarié devait avoir sa force d’impact souterraine : en effet, cinquante-deux bouches s’y laissèrent prendre.

Il eut néanmoins pas mal de pièges à éviter. Comme il aurait pu le prévoir, la majorité des correspondantes n’étaient évidemment ni intelligentes ni belles ni lucides, ce qu’elles compensaient parfois par une bonne dose de susceptibilité, donc de fatuité. Certaines arboraient un visage ingrat, mais un corps assez attirant ou vice versa. Beaucoup enfin, dotées de certains attraits et de quelque charme, n’avaient vraiment pas de quoi entretenir qui que ce soit, à peine si elles arrivaient à survivre elles-mêmes.

Mais son annonce fut payante malgré tout, très payante.

Il en était à enlever le slip de la dernière candidate qu’il savait déjà ravissante, ironique et douce, quand il reçut dans les narines l’odeur acide d’un sexe de rêve et dans le regard la vision d’un cul féerique. Et comble de coup de chance, elle préférait se faire caresser plutôt qu’être pourfendue, ce qui convenait admirablement à un homme aussi fatigué.

De plus, si elle n’était pas tellement avide d’écarter les cuisses à tout propos, elle avait un compte en banque ouvert à l’infini. Et elle ignorait l’avarice comme toute forme de mesquinerie.

Cette exemplaire héritière allait à peine sur ses vingt-cinq ans. L’écrivain l’épousa sans tarder, préférant cette solution aux risques de la « liaison durable » souhaitée.