La figurante

Il l’avait remarquée sur le tournage d’un film dont il était le scénariste alors qu’elle faisait partie, plus modestement, du lot des figurants muets. Il n’avait vu qu’elle dans ce grouillement humain et il en était tombé amoureux, le temps d’un regard. Le sien, parce qu’elle n’avait pas levé les yeux vers lui.

Le soir même, il l’invitait à dîner, mais leur aventure s’arrêta là. Elle vivait avec un homme qu’elle aimait et les autres ne devaient avoir aucune chance de l’intéresser. Il n’arriva même pas à lui arracher un autre rendez-vous. De toute évidence, elle était de ces amoureuses fidèles qui se méfiaient des tentations légères souvent susceptibles de devenir, à la longue, de dangereuses obsessions.

Cette attitude le bouleversa parce qu’il la jugeait tellement imprévue et, au lieu de se faire une raison devant ce refus, il s’enlisa dans un entêtant masochisme, si bien que son attirance se changea très vite en un véritable sentiment passionnel. À but perdu, sans même l’espoir d’un écho.

Deux ans passèrent.

Il ne fallut que ce laps de temps et trois films à la petite figurante pour devenir une vedette que tous les metteurs en scène demandaient. Non sans raison car elle avait autant de présence que de charme, un minimum de mystère, une silhouette difficile à oublier et même un réel talent de comédienne.

Le scénariste se faisait plus péniblement une place au soleil, et son amour demeuré dans l’ombre le hantait toujours. Il n’avait pas cherché à oublier sa figurante qui maintenant faisait de la figuration sur toutes les affiches, et sans jamais essayer de lui téléphoner ou de la harceler pour la revoir, il lui écrivait toutes les semaines une lettre, parfois très brève, parfois de plusieurs pages. Dans ces lettres, il ne lui parlait jamais de ce qu’il ressentait pour elle, il ne la traquait pas, ne lui demandait rien.

Elle ne répondait jamais à ces missives, mais un jour au bout d’un an, elle lui écrivit un petit mot sans aucune fioriture pour lui demander son numéro de téléphone personnel. Rien d’autre. Depuis ce signe, il attendait. Sans impatience, sans illusions exagérées, avec cependant une sourde certitude qu’un jour elle viendrait à lui, d’une façon ou d’une autre. Ce qu’il dissimula sans rien changer à son rythme d’une lettre par semaine et sans se montrer plus sentimental que d’habitude.

Il fut assez étonné d’être réveillé un mardi matin à 7 heures par la sonnerie du téléphone. Personne ne l’appelait jamais si tôt.

Une femme se présenta comme une des rédactrices attachées au service d’information d’un grand quotidien. Elle lui demanda s’il était bien l’abonné du 42 33 75 04. Il affirma que oui. Elle lui demanda ensuite s’il connaissait personnellement Michèle Farber. C’était bien le nom de la femme à laquelle il pensait depuis tant de longs mois.

La rédactrice lui apprit alors qu’on avait relevé dans l’agenda de rendez-vous de Michèle Farber une curieuse note à la date de ce jour : Ne pas oublier d’appeler le 42 33 75 04. Et lui avouer que c’est lui que j’aime.

Mais elle devait lui apprendre une triste nouvelle : Michèle Farber s’était suicidée dans la nuit.