Faire de la route en voiture m’avait toujours ennuyé.
Je prenais régulièrement le train quand je revenais de la côte normande vers la capitale, mais ce jour-là j’avais un rendez-vous important en fin d’après-midi et les horaires ne m’arrangeaient pas. J’avais cependant choisi d’éviter la monotonie de l’autoroute pour retrouver sur la route nationale désertée le halo des années d’un déjà lointain passé. Il y avait longtemps en effet que je fuyais de temps en temps la ville pour passer quelques jours à bord de mon voilier et y oublier, au près serré ou au portant dans les vagues, tous les miasmes du quotidien citadin.
Je ne roulais que depuis une demi-heure quand je ressentis le besoin de prendre un café dans le bistrot d’un petit village traversé par la route.
Je la vis immédiatement alors que je me demandais encore à quelle table j’allais réinstaller pour jeter sur le papier quelques notes qui me tournaient dans la tête. De toute façon, à part un serveur, il n’y avait qu’elle dans ce minuscule bistrot de campagne. Mais, même s’il avait été rempli de clients, je n’aurais sans doute remarqué que cette calme blonde au brumeux regard ; j’aurais été frappé de plein fouet par ce visage si triste qui me souriait pourtant depuis que j’étais entré, avec pas mal de tendresse et un évident soupçon d’ironie. Je connaissais ce sourire de connivence, presque de complicité. Il ne s’adressait pas au client de passage, mais à l’écrivain que l’on reconnaissait, sans doute pour l’avoir déjà vu à la télévision. Et justement, mon dernier passage dans une émission littéraire remontait à la semaine précédente. Tout s’enchaînait avec une inéluctable logique, même si le lieu ne semblait guère directement relié à la littérature ni aux mondanités parisiennes.
La renommée, toujours si relative d’ailleurs, me laissait froid, sauf quand elle servait de prélude à d’improbables rencontres. Et celle-ci en était une, je le pressentais.
La jeune femme me souriait toujours, de façon plus imperceptible cependant. Et comment imaginer un prologue doté d’une pente douce plus facile à suivre en toute désinvolture ? Faire semblant d’ignorer ce sourire eût été au contraire assez grossier. Je le lui rendis donc tout en lui demandant si elle acceptait de prendre un autre café avec moi. Sa bouche mima que oui, bien sûr. Je ressentais presque le besoin de me frotter les yeux pour les décrasser de toute illusion d’optique : la situation, si banale dans quelque bar à la mode de la capitale, paraissait tellement incongrue dans ce patelin perdu au milieu des prés et des champs.
— Vous n’allez pas me dire que vous habitez ici ? lui dis-je.
— Pourquoi pas ?
— Un visage aussi lucide que le vôtre, dans un village de quelques dizaines d’habitants, c’est assez peu plausible. Simple question de pourcentage.
— Vous croyez ? demanda-t-elle en jouant la candeur de sa voix mate et grave, véritable reflet sonore de son regard de calme voyeuse.
— Je vous voyais moins bronzé, ajouta-t-elle avec assez d’indifférence pour bien me faire comprendre qu’elle me connaissait de vue et qu’elle n’était pas très surprise de m’apercevoir devant elle.
Tout cela, lui fis-je remarquer, ne me disait pas ce qu’elle faisait dans ce bistrot. Elle me répondit avec une louable neutralité qu’elle prenait, comme moi, une consommation, mais qu’en effet elle n’habitait pas ici. Elle avait simplement passé quelques jours chez des amis qui louaient une maison dans les environs.
— Mais comme je m’ennuie avec eux et que me promener dans la verdure m’ennuie aussi, je viens souvent passer un peu de temps ici.
— À boire du café ?
— Ça dépend. Parfois du whisky. Voulez-vous que je vous en offre un ? Boire seule est un vice qu’on aime bien partager.
J’approuvai, nous nous retrouvâmes devant deux whiskies servis très généreusement, sans ces ridicules doseurs qui me faisaient toujours penser à des éprouvettes chimiques.
— Il y a longtemps que vous me connaissez ? lui demandai-je pour rester dans la plus stricte neutralité.
— Quelques années. Je n’ai lu que cinq ou six de vos livres alors que vous avez bien dû en écrire plus de trente. Mais le premier m’aurait suffi, il m’a hantée pendant bien longtemps.
Elle m’avoua aussi son sentiment de déception quand, après m’avoir lu, elle m’avait un jour vu à la télévision. Je lui paraissais trop sûr de moi, de ma présence à l’écran, trop agressif dans le superficiel, un peu ivre aussi, et si visiblement satisfait de réanimer une émission à succès assez languissante.
— Étrange, lui dis-je. C’est exactement ce que je ressens quand je me revois sur cassette.
— Ça ne m’étonne pas, murmura-t-elle en m’effleurant la bouche d’un seul doigt, d’un geste las qui me parut si touchant.
Moi, en revanche, j’étais assez étonné. Généralement, mes lecteurs rencontrés par hasard m’agaçaient très vite, même quand il s’agissait de lectrices. Ils en faisaient trop ou pas assez, dérapaient dans l’excès de louanges ou dans le mutisme, givrés par un trac encore plus ridicule. Mais cette jeune inconnue, de toute évidence, n’appartenait à aucune de ces deux catégories. Elle échappait aux normes, à tel point que, même si elle m’avait avoué dès les premières minutes avoir été subjuguée par un de mes livres, j’aurais pu jurer au contraire qu’elle n’avait jamais entendu parler de moi. C’est alors qu’au lieu de la regarder, de l’observer, je la vis soudain.
Elle avait surtout, maintenant que je la scrutais avec une brutale lucidité, quelque chose de singulièrement hivernal, d’insalubre en même temps. Sa peau très blanche et si lisse, ses yeux gris pâle presque décolorés, ses traits aux contours incertains, ses cheveux flous, la trouble densité qui lui donnait une telle présence vénéneuse, tout en elle évoquait un paysage vaguement fantomatique, malsain, noyé sous la brume.
Et cette jeune femme abordée avec une telle facilité n’avait pas seulement pour elle son charme insidieux et sa douce insolence, mais de chaque instant qui pouvait la faire s’enliser dans la banalité, elle savait comment refluer en douce vers la réponse ou la remarque qu’on n’attendait pas. Et chaque fois avec cette atonale lenteur, aussi bien dans ses gestes que dans sa façon de parler, souvent sur le souffle d’ailleurs.
— Je me sens bien avec vous, lui dis-je sans trop savoir pourquoi je lui avouais ça à ce moment-là, alors que je me sens dérangé par la plupart des gens. Surtout quand ils viennent à moi, me semblent légers, diserts. Et rassurants. Ce que vous êtes si peu, au contraire même…
— Oui. Moi aussi, je me sens bien avec vous. On sait cela dès les premières minutes. Et ça me dérange assez…
— Pourquoi ?
— Si je vous le disais, vous ne pourriez pas le croire.
Et la façon dont elle se pencha pour avaler avec quelque avidité une gorgée de whisky me fit croire que vraiment elle voulait biffer ce qu’elle venait de dire. Je l’oubliai moi aussi car je ne posai pas la moindre question à ce sujet.
— Mais oui, Claude Ridder, dit-elle comme si elle s’arrachait une sorte de conclusion, sans aucune trace de trouble dans son expression presque absente.
Ce qui me fit penser que si elle connaissait mon nom, moi j’ignorais le sien et je n’avais pas encore songé à le lui demander.
— Sophie, répondit-elle. Sophie Ristel.
Je lui fis remarquer que nos noms se ressemblaient vaguement.
— Un peu oui, approuva-t-elle. On peut même les associer. Ridderistel… Ou Ristelridder… Ça ne sonne pas si mal.
Oui ça se mélangeait en réalité, si bien que pour la première fois, je m’avouai que je n’avais pas seulement envie de parler et d’écouter parler Sophie Ristel, j’avais également envie de glisser mes mains sous sa robe, sur sa belle peau de blonde extérieurement étale comme un étang, m’y plonger au ralenti, pour y faire monter degré par degré la brûlance qu’elle savait si bien dissimuler. Mais pour quelque obscure raison, peut-être parce qu’elle m’impressionnait, je ne fis pas la moindre allusion à ce désir.
Et pour la première fois également, je me demandai qui était exactement Sophie Ristel. Si vraiment elle n’était qu’une lectrice de charme qui, par un absurde et dérisoire hasard, s’était retrouvée à la même minute que moi dans un endroit où, à part nous, il n’y avait personne d’autre. Était-ce vraiment un hasard ? Mais, en fait, qu’avais-je d’assez intéressant pour justifier une rencontre arrangée en secret par une certaine Sophie Ristel ? Dans quel but et pourquoi ? Je n’étais pas assez célèbre ni assez distant avec la presse pour justifier une véritable mise en scène de rencontre à l’improviste. Je n’étais pas non plus un agent double, un délinquant recherché par la police ni même un riche célibataire convoité par toutes les femmes esseulées. D’ailleurs, Sophie n’entrait dans aucune de ces catégories. Peut-être pouvais-je à tout prendre lui poser la question. Celle-là même que je savais idiote.
— Vous êtes journaliste, Sophie Ristel ?
Cela la fit rire. Elle avait un rire très peu sonore, mais si spontané qu’il la métamorphosait entièrement.
— Non, vraiment pas.
— Je ne vous vois pas non plus dans la peau d’une journaliste. Mais je ne vous vois pas davantage dans celle d’une comédienne, d’une employée ou d’une mère de famille.
— C’est tout simplement parce que vous me voyez comme je suis vraiment. Je me contente de survivre. Je suis fondamentalement sans emploi. En revanche, je mangerais bien quelque chose, pas vous ?
— Si. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
— Presque rien. Je n’aime pas manger. Mais, par hasard, j’aime le seul plat qu’on puisse vous proposer ici, les moules marinière.
Avec les bulots, les pinces de crabe, et les crevettes, les moules marinière étaient une de mes rares gourmandises. On en commanda donc, accompagnées de deux autres whiskies qu’elle buvait comme moi noyés dans deux tiers d’eau gazeuse. Sophie prenait un tel plaisir à déguster ce plat si populaire dans le Nord qu’on aurait pu jurer qu’elle mangeait un homard arrosé d’un grand cru. Ce qui ne l’empêcha pas de s’intéresser plus à ma vie qu’à celle des crustacés.
— Depuis combien de temps gagnez-vous bien votre vie ?
J’hésitai un instant avant de répondre dix ans.
— Et avant ? interrogea Sophie avec plus d’attendrissement que de véritable curiosité.
— Je végétais dans l’anonymat en allant d’un boulot minable à un autre, d’un bureau dérisoire à un autre.
— Et vous écriviez déjà pour vous ?
— C’est quand je croupissais dans les bas-fonds des travaux forcés que j’écrivais vraiment. Des textes rédigés en état second, presque en écriture automatique. Ils ont d’ailleurs été refusés par tous les éditeurs pendant des années.
— Et celui qui m’a tellement frappée ?
— C’est le premier texte délirant qui a fini par être publié. Il a eu deux ou trois cents lecteurs, deux notules dans toute la presse.
— Mais tout a bien dû basculer un jour…
— Oui, quand j’ai écrit froidement une histoire d’amour presque vraie qui a bouleversé tout le monde. Le triomphe de la banalité.
— C’est un peu triste tout ça.
— Si on veut. Mais devenir un vieux paumé de cinquante ans aurait été encore plus triste.
— Parce que vous avez cinquante ans ?
— Quarante-neuf plus exactement. C’est tout comme.
— Ça dépend de ce qui peut vous arriver durant l’année qui vous sépare des cinquante ans, non ?
Cela me fit sourire. J’aimais bien ses phrases d’une acide lucidité qui sapaient au vol des clichés lancés pour ne pas dire grand-chose. Et pour tenter quand même de ravaler mon image de marque aux yeux de Sophie, je lui avouai qu’entre deux romans commerciaux, j’écrivais des textes méprisants pour me défouler de ma nausée de la fin, de mon sens de l’inutile, du dérisoire de toute ambition.
— Et comment échappez-vous au ridicule d’écrire d’innombrables variations sur le fait que tout est ridicule ?
— Justement, quand j’écris tout cela, j’échappe à cette sensation d’inutile. Je ne pense plus alors qu’à mon besoin d’écrire. Parce que c’est ma came. Ma survie.
— Vous n’en avez pas d’autre ? ironisa Sophie en me jetant un regard qui en disait long sur son refus de se laisser duper.
— Les filles parfois. Quand je veux vraiment une femme plutôt qu’une autre j’arrive à tout oublier. Même la visqueuse certitude que je dois quand même crever. Et qu’avoir ou ne pas avoir cette fille n’a en réalité aucun sens.
— Vous vivez seul ? me demanda Sophie qui me donnait parfois l’impression qu’elle enregistrait des notes pour ma biographie détaillée.
— Rarement. Je me suffis mal à moi-même. La dernière femme avec laquelle je vivais m’a quitté il y a quelques semaines. Écœurée, lassée.
— C’est pour cette raison que vous êtes venu passer quelques jours au bord de la mer ?
— Oui. Pour cette seule raison, sinon je n’aurais eu aucun besoin particulier d’aller reluquer la mer.
Je scrutais le visage de Sophie, je le voyais avivé par la curiosité, le besoin de creuser, d’aller plus loin en arrière. Comme moi, elle devait être subjuguée par l’idée de remonter à la source des choses, de suivre de cause en cause, d’incident en incident, le pourquoi d’une rencontre à un carrefour aussi imprévu que ce bistrot perdu si loin de nos lieux familiers.
— Mais la jeune femme qui vous a quitté, vous auriez pu aller l’oublier ailleurs. Voyager plus loin, vous consoler dans un autre lit, vous saouler dans des bars…
— C’est encore en hissant les voiles que j’oublie le plus facilement. Et puis ce n’est pas elle que je regrette, c’est moi avec elle. Il y avait longtemps que je n’avais pas été aussi calme avec une très jeune femme, aussi confiant.
— Au fond, si elle n’était pas partie, vous ne seriez pas ici aujourd’hui ?
— Certainement pas. Il nous arrivait de faire du bateau ensemble, mais elle n’aimait que la chaleur, le soleil d’été.
Et en cette saison, ici, vraiment… C’est tellement important que je sois venu ici aujourd’hui ?
— Plus important que vous ne pouvez le croire.
Sophie eut une moue assez amère en prononçant ces mots comme si elle n’avait pas pu s’empêcher de mimer la gravité de son propos.
— Aujourd’hui même ? Pas hier ni demain ? dis-je.
— Non. Aujourd’hui, ce mercredi.
— Parce que je vous ai rencontrée ?
— Si on veut.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
— Comment ? Comme ça ?
— Avec cet air absent et une certaine compassion.
— Parce que je ne vous imaginais pas comme je vous vois maintenant.
Elle avait dit cela avec une sourde neutralité et sans allumer dans son regard aucune expression particulière. C’était une simple constatation. Mais je pensai à cet instant que j’avais rarement rencontré une dialogueuse comme elle. Fascinée par les mots, provocatrice, à l’affût des réponses amorçant d’autres questions, sans jamais tomber dans l’épuisante futilité d’une simple conversation. Avec elle, chaque phrase en entraînait une autre, souvent teintée d’équivoque, de tendre ironie ou d’invisible perversité. De ces phrases apparemment banales, énoncées avec le maximum de Concision, qui toutes remettaient les choses en cause et donnaient une impression de chute alanguie dans les pensées les plus ambiguës de Sophie. Je suivais cette pente et j’en venais à me dire que peu à peu j’allais peut-être passer à mon insu de la douceur de ses mots feutrés à la douceur plus carnivore de ses cuisses. Mais je me retenais de la toucher, je n’allais pas vers elle, je ne l’effleurais même pas d’un seul doigt. Elle me paraissait à la fois rassurante et vénéneuse, proche et fuyante, pleine de sollicitude et d’indifférence. Et je faisais semblant de ne rien remarquer, mais je n’étais pas dupe : Sophie posait beaucoup plus de questions que moi, elle ne parlait jamais d’elle et me faisait sans cesse parler de moi. Pourquoi ? Je n’en savais rien, je n’avais jamais été méfiant et son jeu me fascinait, surtout que son sens de l’interrogation tellement au point était si rare à une époque où l’on se contentait de mornes échanges culturels ou de ratissage de tous les poncifs. Je ne fis donc rien pour changer de sujet, de rythme, de climat. Au contraire, je lui demandai si elle avait vraiment entendu parler de moi. Elle me répondit que non, pas spécialement, mais qu’elle croyait avoir une image de moi.
— Et comment m’imaginiez-vous ?
— Je vous voyais plus cynique. Plus brutal aussi. Moins lucide. Donc moins désespéré.
— Vous enjolivez la réalité. Je ne suis pas désespéré, je suis sans espoir. Je n’ai plus rien à décrocher. Et plus rien ne me donne vraiment soif. Finalement, dans mon passé, j’ai tout réussi et tout raté, ça ne m’a mené nulle part.
— Socialement, vous êtes arrivé comme on dit dans la bonne société.
— Je crois surtout que je suis arrivé au point mort. Je ne devais pas être fait pour cette chute en pente molle. Surtout que c’est une chute vers le haut. De toute façon, depuis deux ans, je suis un sursitaire. J’ai failli me noyer après avoir chaviré avec mon dériveur, en plein hiver. Dans un grain brutal de force 10. Sans le chalutier qui passait par là, j’étais mort.
— Oui, le 12 février 1980.
Une véritable décharge de stupeur me parcourut de haut en bas. Jamais une phrase apparemment anodine ne m’avait fait un tel effet, mélange de crainte, d’incompréhension et de curiosité.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous venez de dire ? arrivai-je à énoncer de façon plus ou moins compréhensible.
— Je dis le 12 février 1980.
— Comment pouvez-vous savoir cela ? Je sais bien que j’ai raconté ce fait divers dans une revue de nautisme… mais pourquoi l’auriez-vous lu ? Et de là à retenir la date exacte…
— J’ai sans doute une très bonne mémoire.
— Une si bonne mémoire que vous ne faites jamais la moindre allusion à votre vie.
— Ma vie n’a pas tellement d’intérêt, je suppose.
Elle supposait, soit. Mais cela me laissait un âcre arrière-goût de malaise. Celui de savoir que si Sophie ne s’intéressait que médiocrement à sa vie, en revanche elle s’intéressait de si près à la mienne qu’elle en connaissait des détails que tous mes proches ignoraient. Même la femme qui partageait par à-coups ma vie, cette année-là, n’aurait pas pu citer la date exacte de mon naufrage.
De façon de plus en plus insinuante, une impression de trouble me gagnait : cette petite blonde que j’avais jugée, au premier regard, disponible et gentiment narquoise, ne gagnait pas à être connue, elle perdait peu à peu son apparente simplicité, sa spontanéité, sa désinvolture de fille peu maussade, pas farouche et si ouverte aux problèmes des autres. Des autres ? Rien de plus faux sans doute. Seuls mes problèmes la concernaient. Elle n’avait jamais fait la moindre allusion à quelqu’un d’autre. J’en arrivais à me demander qui était Sophie Ristel et si vraiment seul le hasard l’avait placée à cet endroit anonyme où j’allais la rejoindre un peu plus tard. Pourtant, je n’avais jamais cru à rien. Ni au destin, ni aux signes, ni aux surprenantes coïncidences. Il en fallait plus pour me faire dérailler de ma certitude que nous n’étions sur cette planète que pour être trimbalés d’un néant à un autre, au gré d’une multiplicité de hasards erratiques.
Mais, en attendant, c’est Sophie qui reprit la conversation, et toujours sans dévier de son sujet de prédilection : moi. Avec une indéniable légèreté. Fallacieuse, probablement.
— Ça va peut-être vous étonner, mais j’ai été assez déçue de voir que vous aviez une voiture.
— Tout le monde en a une, parfois deux.
— Peut-être. Mais en ce qui vous concerne, votre dériveur et votre Solex paraissaient vraiment votre label personnel. Ils sont plus célèbres que vos livres.
— C’est ça l’usure. Je ne lance plus mon dériveur dans des vagues de terreur et j’ai troqué mon volage deux-roues contre une caisse à roulettes.
— C’est triste.
— Ah oui ? Tellement triste ?
— Bien plus que vous ne pourriez le croire. C’est si dangereux, une voiture.
Je lui fis remarquer que le deux-roues était bien plus dangereux qu’une voiture pour son utilisateur. Elle en convint en silence, avec soumission.
— Parfois, Sophie, je me demande quand même où vous voulez en venir. Même si je me le demande sans aucune méfiance.
— Et si je ne pensais, depuis tout ce temps, qu’à venir simplement à vous ?
— Vous seriez donc quand même une journaliste, une enquêteuse, ou quelque chose de ce genre ?
— Je vous ai dit que non. Et je ne mens jamais.
— Jamais ?
— Vraiment jamais. C’est mon label personnel.
— Ce n’est pas comme moi.
— Je sais. Ainsi quand vous dites avoir quarante-neuf ans, vous mentez.
— Vous le savez ?
— Vous en avez cinquante-quatre. Mais ce n’est qu’un demi-mensonge. En réalité, vous ne paraissez pas avoir plus de quarante-cinq ans.
— Oui. Avec la différence que je sais avoir mes cinquante-quatre ans. Et je m’en fous de l’âge de mes artères, je ne connais que celui de ma carte d’identité.
Sophie ne bougeait presque pas et n’esquissa aucun geste vers moi, mais elle ne cessait jamais de me regarder. Et à certains moments, comme celui-ci, elle savait voiler son regard, le laver de toute ironie pour laisser filtrer soudain une si déchirante mélancolie qu’elle me fit tout oublier pour me transfuser sans transition une seule obsession : celle de basculer vers elle pour la caresser de la tête aux pieds en silence au lieu de poursuivre avec tant de sincérité cet inutile dialogue. Je n’en fis rien et Sophie demeura sur le terrain de la sincérité justement, en murmurant :
— Vous mentez peut-être sans cesse, Claude Ridder, mais vos livres ne mentent pas : vous promenez vraiment l’horreur de la mort en laisse.
— Et constamment, pour mon malheur, pas seulement pour l’emmener pisser deux fois par jour.
— C’est pour cette raison que vous me regardez comme ça ? demanda Sophie en allumant à peu près le même regard assez troublé au fond de ses yeux.
— Comme ça ? Comment ?
— Avec cette façon de guetter, entre deux phrases, le moment de passer aux actes. Non parce que je vous plais particulièrement, mais parce que me faire l’amour peut vous donner l’oubli pendant quelque temps.
— Si vous n’êtes pas journaliste et si vous savez tant de choses de moi, peut-être êtes-vous, plus simplement, une admiratrice ?
— Vous en avez beaucoup ?
— De plus en plus. Le génie, ça n’attire personne, mais la réussite, donc le fric, c’est un bon aimant.
— Ça vous déçoit ?
— Non, ça me rassure. Et me fait comprendre que la planète tourne rond sans ratés : toujours dans le sens des aiguilles de l’intérêt, à tous les niveaux.
Sophie m’approuva par un lumineux sourire qui la rendait presque rayonnante en un dixième de seconde, puis elle observa une pause pour se recomposer un visage d’où elle avait réussi à gommer toute expression identifiable.
— Et moi aussi, bien entendu, articula-t-elle avec une lenteur calculée, je viens vers vous par intérêt ?
Sa question me surprit, me prit de court parce que je ne me l’étais pas posée un seul instant. Et je ne voyais pas comment y répondre avec précision.
— Je me le demande… Je ne sais pas pourquoi, mais dans votre cas l’intérêt ne me semblerait pas lié à une question d’argent. Je pressens autre chose, mais quoi ?
— Vous raisonnez raisonnablement. L’argent n’a rien à voir dans cette histoire. Et si j’ai bien compris, vous devez déjà savoir que je suis venue sur le coup de 15 heures, ici même, pour vous attendre. Vous, Claude Ridder, et personne d’autre.
— Je n’en suis pas tout à fait sûr, mais je le crois, oui.
— Et dans quel but à votre avis ?
— Peut-être le plus simple. Pour me rencontrer. Me donner un manuscrit à lire, profiter de mes quelques relations. Ou pour passer un moment avec moi. Par curiosité ou par désœuvrement, sans doute.
— Un moment ? Un seul ? Vous croyez ?
Elle se tut exactement comme elle se serait arrêtée net au bord d’un précipice. On aurait pu jurer qu’elle allait au contraire s’abandonner à un long monologue. Et puis non, elle le remplaça par le silence et une totale immobilité. Seuls ses yeux semblaient vivre et respirer. Son attitude hiératique me fit penser à la sournoise panique affrontée un jour à bord de mon dériveur sur une mer que ne troublait pas le moindre souffle de vent, mais qui soulevait une calme et lourde houle engendrée par une récente tempête. Il me semblait que toute la mer n’était qu’une gigantesque entité qui respirait au ralenti et allait d’un instant à l’autre s’entrouvrir en un seul gouffre, m’aspirer et…
Et Sophie entama son prologue d’une voix douce, mais sans tendresse particulière, sans aucune trace de sensualité dans son expression.
— Et si je vous disais qu’en effet j’ai envie de vous et que je ne pense qu’à rentrer à Paris avec vous pour y passer la nuit ensemble.
Je ne répondis rien, je ne voyais pas ce que j’aurais pu dire. C’était un peu imprévu, mais plausible. Pas plus insensé qu’autre chose. Mais l’attitude de Sophie, toujours aussi étale et réservée, me donnait à penser que cette proposition énoncée sans aucune sentimentalité dissimulait sans doute un arrière-plan dont j’ignorais tout. Je ne savais pas encore que je n’étais plus maintenant qu’à quelques minutes de la vérité qui surgissait au ralenti, au gré de phrases apparemment anodines. En effet, Sophie ne pouvait plus reculer, elle en avait déjà trop dit. Et soudain, un peu théâtralement cette fois, alors qu’elle était restée si longtemps à mes côtés, parfois presque collée contre moi, elle se leva, fit le tour de la table et s’installa en face de moi, comme pour prendre du recul et gagner de la présence en ne cherchant plus que mon regard, en évitant tout autre contact.
— Je vous connais assez, Claude Ridder, pour savoir que vous ne croyez pas aux voyantes, aux tireuses de cartes, aux branleuses de tarots ou autres conneries du même genre, annonça Sophie.
Je l’approuvai en haussant les épaules.
— Alors écoutez-moi bien. Vous m’avez dit que vous avez passé quatre jours à naviguer. Vous comptiez rester plus longtemps, éventuellement ?
— Non. Je devais rentrer aujourd’hui. Dans l’après-midi.
— Pourquoi aujourd’hui ?
— Parce que j’ai un rendez-vous important en ville.
— Avec qui ?
— Parfois, je vous trouve quand même un peu indiscrète. Avec mon éditeur. Pour une question d’argent si vous voulez tout savoir. Ce qui justifie l’importance de mon retour, aujourd’hui même.
— J’imagine que vous devez voir votre éditeur en fin d’après-midi, entre 18 et 19 heures ?
— Comment pouvez-vous savoir cela ?
— Vous allez partir d’ici vers 16 heures et vous n’avez plus que deux heures de route à faire. C’est un calcul assez élémentaire.
— Il est même assez simplet, mais il n’explique pas grand-chose.
— Surtout qu’il n’a en réalité aucun sens. Parce que vous n’arriverez jamais jusqu’à l’heure de votre rendez-vous avec cet éditeur.
Je crus vraiment avoir mal entendu, surtout que Sophie m’avait annoncé cela comme si elle avait dit que le temps semblait se couvrir.
— Ah ! non ? Parce que je vais passer tout l’après-midi ici avec vous, peut-être même la nuit ? Oublier tout le reste ?
Sophie m’adressa un sourire plein de modestie avant de reprendre la parole avec encore plus de gentillesse :
— Non, vous n’arriverez pas à l’heure là-bas parce que vous aurez un accident à 17 h 18. Donc bien avant d’arriver à l’endroit où vous êtes attendu.
— À 17 h 18 ? Mais c’est aussi précis qu’un horaire de chemin de fer.
— Exactement. Mais ce sera sur la route, au volant de votre voiture.
— Et j’imagine que vous savez naturellement comment les choses se dérouleront ?
Sophie paraissait plus enjouée soudain, comme emportée au gré des événements.
— De la façon la plus banale. À un croisement d’ailleurs assez peu dangereux. Tout arrivera bêtement comme toujours dans le cas d’un accident qu’on pourrait si bien éviter. Une collision avec un camion que vous percuterez à un croisement.
— À vive allure évidemment.
— Oui. Vous serez tué sur le coup.
C’était curieux. Personne n’avait évidemment jamais eu l’occasion de me jeter à la figure une révélation de ce genre. Surtout pas avec cette décontraction. Mais je croyais ce que Sophie m’annonçait et pourtant je ne ressentais aucune panique. Sans doute parce que je ne voyais pas la situation virer soudain au cauchemar : dès le moment où l’on précisait l’horaire exact d’un accident on pouvait lui échapper.
— Et mort sur le coup… Quelle précision dans les moindres détails. Vous n’avez pourtant pas l’air d’une des trois Parques, Sophie, ni même d’une trieuse de destins.
Et soudain, elle redevint grave, vira avec quelque fièvre dans un climat plus oppressant, plus nocturne.
— En effet, Claude. Je ne crois ni aux Parques ni même au destin. Je suis comme toi, je ne crois en rien.
Ah ! J’accusai le coup, elle venait de me tutoyer. C’était la première fois. Je le lui dis.
— Oui. Mais ce n’est pas tout à fait innocent. C’est pour te dire que tu ne partiras pas vers 16 heures comme prévu. C’est assez intime comme révélation, tu ne crois pas ?
— Cela me permet de te poser une question un peu indiscrète : Qui êtes-vous, Sophie Ristel ?
— Je suis une jeune femme, Claude Ridder. Celle dont vous avez envie et celle qui est venue à vous uniquement pour vous donner envie d’elle.
— D’elle seule ?
— D’elle seule, aujourd’hui. Je ne suis pas la femme de votre vie, je suis celle de votre journée. Mais cette journée aurait dû normalement être la plus importante de votre vie puisqu’elle devait être la dernière.
— À cause de vous.
— Oui. Ce n’est évidemment pas ici que nous devons faire l’amour. Vous devez me vouloir, comme vous me voulez d’ailleurs, puisque tout se déroule jusqu’à présent comme prévu. Et vers 16 heures au moment de reprendre la route, vous devez me persuader de vous suivre, de rentrer avec vous en ville pour passer la nuit dans votre appartement. Sans manquer pour autant votre rendez-vous avec l’éditeur.
— Et alors ?
— Alors, si je vous laissais agir ainsi, comme c’est programmé, vous signeriez votre arrêt de mort. Dans cet accident, à 17 h 18.
— Avec vous ?
— Non, à cause de moi. Uniquement à cause de moi. Voyez-vous, Claude Ridder, à 17 h 16 alors que vous roulerez assez vite, vous aurez pour la première fois un geste vers moi. Un geste assez peu raisonnable. Vous vous pencherez vers moi pour m’embrasser. Et deux secondes plus tard, à cause de ce moment d’inattention, vous percuterez un camion de plusieurs tonnes.
J’essayais de regarder Sophie comme la nocive inconnue qu’elle prétendait être, mais des images contradictoires s’enchevêtraient en moi, me brouillaient toute chance de raisonner.
— Et vous me dites tout ça froidement ? arrivai-je à articuler.
— Je vous explique calmement les faits. Ce qui était prévu, ce qui devait arriver.
Il me fallut attendre un instant avant de pouvoir m’ex-primer. Exactement comme on avait besoin de reprendre son souffle avant de pouvoir replonger dans l’eau. Et j’en vins quand même à demander à Sophie l’essentiel, en quelques mots réduits à leur plus simple signification :
— Si j’ai bien compris, vous m’avez en effet expliqué ce qui devait arriver, mais que se passera-t-il en réalité ?
— Maintenant que je vous ai mis au courant, plus rien, justement. Seul, sans moi dans votre voiture, vous pouvez partir à 16 heures et arriver à l’heure à votre rendez-vous en ville. Sans histoire. À moins que vous ne considériez que mourir sur la route par vague désir d’une femme n’est pas non plus une telle histoire…
— Sans vous dans ma bagnole, je ne rentre pas de plein fouet dans ce camion ?
— Évidemment non. Puisque vous serez attentif. Et, de toute façon, vous ne le croiserez même pas. Vous ne partirez pas exactement à la même heure si vous me laissez ici. Peut-être dix ou cinq minutes plus tôt ou plus tard. Et rencontrer ce camion à un carrefour ne peut se jouer qu’à un dixième de seconde près.
— Sophie, vous n’essayez quand même pas de me faire croire que vous êtes ma mort ? Que j’ai rencontré dans une gargote de campagne, la mort… Sous les traits d’une tendre et séduisante jeune femme ?
— Oh non, Monsieur, répliqua-t-elle en mimant un timide affolement, je ne suis pas aussi importante que ça. La mort, ça n’existé pas, il n’y a que des millions de morts pour chaque individu, puisque l’on peut mourir de n’importe quelle façon, à n’importe quel instant, à cause de n’importe qui. Je n’étais plus modestement que votre mort d’aujourd’hui à 17 h 18. Rien de plus.
Et curieusement sa descente dans l’incroyable par une série d’aveux énoncés sans aucun pathétique, cette succession de coups de théâtre qui dépassaient la logique, tout cela s’était déroulé dans le climat anodin d’une conversation sur la hausse des prix ou la difficulté de se loger dans le monde moderne. Sophie ne semblait pas avoir changé d’attitude à mon égard, elle ne se montrait ni plus distante ni moins tendrement équivoque ni plus aguicheuse ni moins décontractée. On aurait pu jurer que nous avions pris quelques verres ensemble, puis un moules et frites tout en échangeant des propos allègres et allusifs dont nous avions déjà tout oublié. Il me restait quand même à savoir pourquoi elle avait agi ainsi avec moi.
— Pourquoi ? Je vous avoue que je n’en sais rien. C’est assez confus. Peut-être parce que vous m’avez touchée, ce que je n’attendais pas trop. Mais ce n’est sans doute pas aussi simple que cela.
— Peut-être qu’un jour, nous nous reverrons et qu’alors nous ferons l’amour ensemble…
— Non. Vous ne me reverrez jamais. Mais vous rencontrerez sans doute un jour une de mes cousines et vous ne la reconnaîtrez pas puisqu’elle ne me ressemblera pas du tout.
— Et celle-là, évidemment, ne se trahira pas.
— Il y a en effet bien peu de chances que cela puisse se dérouler de cette façon une deuxième fois.
— Et à vous, cela vous était déjà arrivé de vous trahir ?
— Cela n’aurait pas pu m’arriver. Vous vous méprenez encore sur mon compte. Je ne suis pas une employée de la mort, je n’étais que l’absurde cause de votre accident d’aujourd’hui. Absolument rien d’autre.
— Une chose est certaine. Je ne vous oublierai jamais.
— Non. Moi non plus je ne vous oublierai jamais.