La nuit

Il devait y avoir quinze ans que j’habitais au quatrième étage de ce banal immeuble de quartier résidentiel, mais je n’étais jamais entré dans ma cuisine à 2 heures du matin. Elle donnait sur une cour intérieure que dominait un grand immeuble moderne et déjà délabré.

C’est là que je la vis. Entièrement nue.

Vision qui m’agressa avec une telle fulgurance que je ne crus pas devoir allumer la lumière pour trouver ce que je cherchais. J’allai simplement vers la fenêtre, je ne fus plus qu’un regard.

La jeune femme était encadrée par une fenêtre d’en face, au même niveau que la mienne, à 20 mètres de là, dans une chambre à peine meublée, cernée de murs nus. Elle était là, mise en vitrine, si proche de mes mains, si loin, dans un ailleurs aussi inaccessible que si elle avait évolué dans une autre dimension.

Quel choc ! Il faisait rose chez elle, il faisait laid et douillet, plutôt minable, mais son corps éclatait, sous la lueur ridicule et feutrée de deux lampadaires de boudoir, comme un fantasme censuré au seuil de l’improbable.

Elle évoluait, plus nue que les murs, persuadée d’être seule dans la nuit noire du quartier, dardant pour moi seul, à travers les vitres, un cul qui avait de quoi laisser hébété, éclaté en deux demi-globes d’une stupéfiante perfection, des seins arrogants, un sexe goulu et dodu dont les poils sombres et drus grignotaient des cuisses bien musclées, une chute de reins presque exagérée qui me rejetait au fond de moi, simplifié, rajeuni, lavé de tout souvenir d’un autre corps, dégénéré, sans forces, sans voix et sans autre hantise que celle de me jeter, les doigts et les dents en avant, sur ce corps presque trop femelle pour être vrai.

Elle rangea quelques objets avec des airs de somnambule lourde de toute la sève qu’elle devait contenir, agissant avec une parfaite décontraction, d’autant plus excitante qu’elle prenait des postures oscillant entre la grâce et l’obscénité sans le faire exprès : ramassant des miettes sur la moquette accroupie comme si elle pissait, ce qui pornographiait singulièrement ce con de haute nuit ; rangeant un bibelot sur une étagère assez haute pour l’obliger à se mettre sur la pointe des pieds et creuser exagérément sa vertigineuse chute de reins ; se cambrant un instant devant un miroir, ventre et sexe en avant comme si elle voulait se prendre elle-même ; déambulant sans but apparent, toujours très lentement, lascive malgré elle, tournoyant sur elle-même dans le vide, un coup pour dévoiler son ventre velu velouté, un autre coup pour montrer son cul d’attaque sournoisement dévoré par cette mousse nocturne que l’on devinait gluante et affamée. Corps soleil de chambre qui avait le rayonnement hautain et la veulerie sournoise, non pas de la chair à vendre ou à louer, mais d’un organisme sexuel à violer, extraordinaire, impossible à saisir ou à séduire, un instant mis en vitrine dans l’incroyable, parfait, nettoyé de toute scorie par la fadeur de cette lumière rosée qui lui donnait une chair trop lisse, trop uniformément colorée. Idéal de la fesse, fesses de l’idéal érotique, explosées comme en rêve sous cet éclairage de vitrine à putes, à la fois minérales et charnelles, vulgaires et hiératiques, galbées exagérément pour inspirer le désir sauvage, jetées en même temps dans cet aquarium désert qui les enduisait d’inaccessible.

Ce fascinant intermède de cinéma muet dura environ cinq minutes, puis la jeune femme se plaqua contre le mur du fond, éteignit brusquement les lumières, biffa du monde son image pour me laisser à l’ombre et au néant.

Je ne fermai pas l’œil de la nuit, trimbalé au gré d’une dure leçon d’humilité. Moi qui avais repéré et abordé tant de femmes, affalé comme des focs tant de slips, écarté tant de cuisses, saccagé tant de ventres offerts ou à moitié refusés, branlé tant de sexes plus ou moins inondés, je n’en voulais plus qu’un seul : celui de cette inconnue dont je ne connaissais ni le nom ni l’âge ni la voix ni la couleur d’yeux ni même le visage que j’avais à peine regardé et qui ne m’avait pas particulièrement frappé.

Quand je me levai, plutôt hagard, il faisait déjà grand jour et je constatai que des volets clos cachaient les deux fenêtres magiques de cette nuit.

Je passai toute la matinée à faire le guet devant la porte d’entrée de son immeuble. Il avait sept étages et parmi les locataires qui sortirent entre 9 heures et 13 heures je ne vis personne susceptible de rappeler de près ou de loin la femme qui me hantait depuis toutes ces heures.

Je me décidai alors à passer aux actes puisque l’oublier me paraissait exclu. L’escalier placé au centre de l’immeuble devait être le sien et elle ne pouvait habiter qu’au quatrième étage, à gauche ou à droite de cet escalier. À droite, un docteur demeurait là d’après la plaque de cuivre. Je sonnai. On vint m’ouvrir pour me dire que le médecin consultait à l’hôpital et qu’il ne recevait pas avant 15 heures. Je demandai si par hasard je pouvais parler à sa femme… Il était veuf depuis trois ans. Il ne me restait plus qu’à m’adresser en face. Sous la sonnette, il y avait un nom : Catherine Rouard. Cela pouvait être elle, même si ce nom paraissait bien banal pour une femme d’intérieur aussi rare. En appuyant sur le bouton de la sonnette, je sentis une vibration électrique me passer à travers tout le corps, comme si j’avais enfoncé mon doigt dans l’entrecuisse de mon apparition de cette nuit. Je l’imaginai venant m’ouvrir toujours aussi nue, à la fois distante et spasmée silencieusement de la tête au fond du sexe. Mais personne n’ouvrit, personne ne bougea dans l’appartement.

Puisque j’avais un nom à jeter en pâture, je pouvais aborder la concierge. Pour des raisons bancaires, soit les plus plausibles, j’affirmai rechercher une Mme Rouard, Catherine ou Christine, domiciliée ici. Et je tentai de la décrire tant bien que mal en la couvrant pudiquement sous un balbutiement d’imprécisions qui la disaient assez grande, la trentaine sans doute, brune châtain, ni maigre ni corpulente. Mon portrait robot lui parut tout à fait fidèle, d’une rare exactitude. Il s’agissait bien de Catherine Rouard. Malheureusement, elle avait déménagé dans la semaine et elle-même était partie ce matin à l’aube. Elle avait un avion à prendre et allait rejoindre l’homme qu’elle devait épouser. Très loin, aux antipodes. Non, elle n’avait pas laissé d’adresse, elle ne recevait jamais de courrier.

J’hésitai à poser la dernière question, je ne pus m’en empêcher :

— Il y a longtemps qu’elle habitait ici ?

— Mme Rouard ? Je pense bien. Une dizaine d’années environ.

Même si elle n’avait habité là que depuis quelques semaines, qu’est-ce que cela aurait pu changer ? Vraiment rien. Mais quand même, dix ans ! Penser que depuis dix ans j’avais vécu exactement en face de cette créature issue des tréfonds et des poncifs classiques de l’érotisme déchaîné. Sans jamais avoir soupçonné sa présence.

Dix ans et sans elle, la femme de tous mes fantasmes…

Je senlis mes jambes se couper de leurs nerfs et je crus que j’allais défaillir.