La dérive

En face de la maison très basse accrochée à la colline qui surplombait la Manche, sur la bande étroite d’une petite plage de sable fin, à un mètre de la mer étale à marée haute, Éric étarquait le foc de son dériveur léger qui s’appelait également L’Éric. Par hasard, car il portait déjà ce nom en relief sur une plaque de cuivre quand il avait acheté d’occasion le voilier de ses rêves sur le béton d’un club nautique.

Il y avait quinze ans de cela, Éric l’avait toujours barré en solitaire et comme il quittait régulièrement la capitale pour retrouver l’ivresse de hisser les voiles, il avait fait avaler des milliers de milles à l’étrave de son bateau qui s’était payé tous les temps, toutes les vagues, tous les courants et tous les impondérables toujours à craindre quand on défiait une mer ouverte. Éric, en effet, naviguait aussi bien en plein été qu’au cœur de l’hiver.

On était en avril et il faisait exceptionnellement beau sur la côte Ouest depuis plus d’une semaine. Éric se sentait particulièrement heureux de prendre la mer ce matin-là. Il avait de plus en plus de mal à supporter l’hystérie des grandes villes et passer de la dérisoire névrose citadine au calme marin lui paraissait un antidote dont il pouvait de moins en moins se passer. Souvent, il lui arrivait, après un mois sans mer, de pousser son bateau dans les vagues avec les gestes fiévreux d’un camé en état de manque et de revenir vers le rivage à la nuit tombante, sonné, salé, lavé de tout miasme terrestre, vidé de tout souci matériel ou professionnel.

Journaliste peu ambitieux alors qu’il venait de dépasser la quarantaine, il préférait les filles, la mer, la rêvasserie à la course au pouvoir ou à l’argent, il vivait d’assez peu en écrivant des chroniques très caustiques que pas mal de journaux se disputaient. Cela le laissait depuis bien des années sans horaires, sans contraintes avec pour seul véritable acquis ce qu’il appréciait le plus : une totale liberté.

Malgré le soleil si brûlant pour la saison, les plages étaient encore désertes et aucun bateau n’avait quitté le port à la pleine mer. À peine si un homme promenait son chien à ras des flots et si, plus loin, un pêcheur promenait sa ligne dans l’eau sans aucun espoir de tenter le moindre poisson.

Éric fut donc assez étonné de voir s’avancer vers lui une jeune femme qu’il ne connaissait pas. Et qu’il n’avait encore jamais vue, de cela il était convaincu : il ne l’aurait jamais oubliée même s’il l’avait à peine entrevue ici ou ailleurs.

— C’est votre nom ? lui demanda-t-elle en désignant la plaque rivée à l’arrière du voilier.

— Je ne suis pas l’Éric de mon bateau, mais je m’appelle Éric moi aussi.

Elle s’appelait Juliette.

Et portait bien son nom car tout en elle était candeur et douceur, blondeur et blancheur. Mais sans aucune mièvrerie, car elle irradiait au contraire la joie de vivre, et dégageait une surprenante luminosité quand elle souriait, ce qui lui arrivait presque sans cesse, peut-être pour gommer le tragique et l’angoisse que trahissaient ses grands yeux plus sombres que la nuit. Très élancée, presque fluette, on s’étonnait de voir son joli corps enfermé dans le maillot noir très collant que portaient généralement les nageuses solidement charpentées. Plus émouvante qu’impressionnante, elle paraissait assumer avec quelque timidité le fait que son maillot moulait chaque courbe de son corps, exagérant la tendre plénitude de ses seins, l’excitant renflement de son sexe et le galbe sans défaut de ses fesses. Autant reconnaître que tout, en elle, de la tête aux pieds, pouvait fasciner, séduire, attendrir. Et, atout non négligeable, elle avait exactement la voix qu’on aurait pu attendre : douce et cajoleuse, singulièrement en harmonie avec l’équivoque et l’ironie qu’elle distillait dans son dialogue.

Éric n’eut rien à lui demander ou à lui proposer, Juliette lui avoua avec une timide gentillesse que, de la maison de ses parents d’où elle découvrait toute la mer, elle l’avait souvent vu naviguer toujours seul par tous les temps et il lui arrivait de regretter de ne pas s’en aller avec lui à la dérive. Plusieurs fois, elle avait failli venir le rejoindre sur la plage d’où il partait avec son dériveur. Mais elle avait choisi le jour de ses vingt ans pour passer à l’acte, lui demander de l’emmener à bord de L’Éric surtout qu’il faisait si beau et que la brise était si tiède, si constante.

— De toute façon, ajouta-t-elle en mimant un grand sérieux, j’ai le droit de monter à bord d’un dériveur puisque je suis capable de parcourir à la nage les trente mètres qu’exige le règlement.

Elle savait aussi pourquoi le règlement n’exigeait qu’un parcours aussi ridicule. Parce qu’en aucun cas on ne devait quitter à la nage un voilier qui aurait dessalé, même si on n’arrivait pas à le redresser. Ne pas tenter de regagner le rivage en nageant surtout s’il paraissait proche, demeurer accroché à une épave que l’on pouvait repérer plus facilement qu’un nageur, c’était une loi sacrée du nautisme. Éric s’étonna des connaissances que Juliette lui énonça comme des vérités premières depuis longtemps acquises. Mais elle habitait depuis son enfance plusieurs mois par an au bord de la mer et avait évidemment fait quelques stages à l’école de voile du coin. En revanche, en ville, elle n’avait jamais réussi à passer son bac. Cela semblait la laisser assez indifférente ; les métiers sérieux l’ennuyaient, les carrières et les grandes ambitions encore plus. Elle ne paraissait pas croire en grand-chose et même si elle ne se laissait pas prendre aux pièges de la vaine révolte ou du mépris théâtral, on la sentait plus avide de faire son temps en douceur sans trop faire de vagues plutôt que se jeter à la conquête de mirages de toute façon dérisoires. Quelques minutes avaient suffi à Éric pour comprendre que Juliette serait fatalement à sa place sur un dériveur puisque, de toute évidence, elle appartenait à la race, en voie d’extinction, des dériveuses légères.

Il ne restait plus qu’à lui demander si elle avait un chandail chaud à emporter, elle l’avait. Elle savait que le vent de Normandie pouvait toujours fraîchir. Et il gardait de toute façon deux cirés à bord, en permanence.

— Alors on y va, dit Éric en poussant le bateau vers la minuscule frange d’écume que dégorgeait une dernière vague de quelques centimètres de haut.

Il soufflait une brisette de force 2, orientée nord-est, elle prenait donc la voile par le travers et c’était bien le départ de plage le plus rassurant que l’on puisse imaginer. Il fit rire Juliette qui découvrit des dents toutes égales entre elles, presque trop parfaites et assez éclatantes pour exprimer la joie de vivre à pleines pulsions.

— Cela me fait rire ces conditions idéales alors que vous savez si bien que le départ de plage peut être un tel cauchemar.

On pouvait le dire. Il en avait claqué des haubans, déchiré des voiles, brisé des mâts ou des bômes, fracturé des safrans ou des dérives en chavirant dans les agressives déferlantes, pris par le travers dans leur enroulement et impitoyablement rejeté vers le rivage ou aussi inexorablement submergé par des trombes d’eau écumante.

— Un jour, lui rappela Juliette, je vous ai regardé partir alors que la mer était creusée par un vent de force 5 qui venait droit du large. J’ai compté vos essais pour rien. C’était fascinant. Vous avez été rejeté douze fois par les rouleaux, sans jamais chavirer, et puis vous avez passé la treizième fois. Il n’y avait pas même un chien sur la plage, vous n’aviez personne à impressionner, rien à vous prouver à vous-même parce que vous naviguez depuis si longtemps sans doute.

Éric souriait en l’écoutant évoquer cette séquence avec autant de vérité et il croyait revivre la sauvagerie de la mer qui venait se fondre dans son besoin à lui de passer les rouleaux, de gagner le large ce jour-là, à ce moment-là, dans ces conditions particulièrement difficiles, donc un peu effrayantes, avec la certitude que capituler et rester sur sa faim de risques calculés ternirait tout son séjour à la mer.

— Ou alors, ajoutait-elle après un moment de réflexion, vous ressentiez cette fureur de baiser avec les vagues parce que vous aviez un chagrin d’amour à oublier.

Il l’écoutait, il la regardait vibrer, allumée et passionnée, il se souvenait de tout lui aussi, mais de moins en moins concerné par cet épisode tumultueux qui datait de l’an dernier et de plus en plus sûrement happé par une imprévisible réalité : il tombait amoureux de cette si jeune femme enfin venue vers lui par cette journée solaire alors qu’elle avait souvent pensé à agir ainsi.

Avec ses cheveux blonds si flous retenus par un élastique en une soyeuse queue de cheval, on aurait pu lui donner seize ou dix-sept ans seulement, mais à travers la lucidité narquoise de ses propos on pressentait qu’elle avait dû toujours connaître des hommes beaucoup plus âgés qu’elle.

Et le temps passait aussi fluide que le silencieux sillage qui s’écoulait de l’étrave du bateau, aussi rassurant que ce soleil du large normand qui ne surchauffait jamais et autorisait seulement à se passer très exceptionnellement d’un lainage ou d’un coupe-vent. Éric parla assez longuement de lui à Juliette qui, consciente d’avoir à peine vécu, avait beaucoup moins de choses à expliquer. Elle découvrait un homme dont elle avait déjà lu pas mal d’articles souvent assez virulents ou sincères pour éclater comme des bribes de confession et elle se laissait emporter par son ravissement de constater que le marin n’était pas beaucoup moins angoissé que l’écrivain.

Quant à Éric, il découvrait une inconnue si proche de ses fantasmes, de sa façon de voir, d’aimer et de vivre, qu’il avait presque la sensation d’avoir déjà parcouru des milliers de milles avec elle recroquevillée contre ses genoux nus, lovée dans ses mots, perdue dans son regard, confiante, attentive, disponible, offerte sans être soumise, en équilibre entre la tendresse et l’ironie, mais tellement spontanée, si loin de toute notion de jeu ou d’aguicherie.

Leurs corps se frôlaient souvent, mais ils évitaient de se toucher avec leurs mains. Le désir de faire l’amour était en eux depuis les premières minutes de cette virée sous cette saoulante brise solaire, mais ils avaient le temps et se voyaient mal vautrés l’un sur l’autre entre le puits de dérive, les pièces d’accastillage et les cordages d’un dériveur. Simplement, comme pour sceller un pacte tacite, après avoir quitté le rivage, ils s’étaient embrassés très longuement, la bouche à peine entrouverte, et rien qu’en mordillant leurs lèvres ils avaient pressenti que l’amour entre eux serait, comme cette navigation en douceur, une lente dérive vers le plaisir, quelque chose qui coulerait de source sans heurt et sans inutiles contorsions, sans névrose et sans faux-semblants. Ce baiser presque chaste leur avait paru plus révélateur, plus obsédant que n’importe quel corps à corps. En se parlant, en s’écoutant parler, en se souriant, en se taisant, en se humant, en se regardant, Éric et Juliette avaient eu, de plus en plus insidieusement, la certitude que tout était joué entre eux, noué, indissoluble déjà.

— Je veux vivre avec toi, lui avait dit très calmement Éric alors qu’il lâchait de l’écoute pour ouvrir la grand-voile.

— Oui. Nous resterons ensemble. Dès ce soir, cette nuit et les autres.

— Tu sais déjà que tu auras envie de passer toutes ces nuits avec moi alors que nous nous sommes à peine embrassés ?

— Je le savais avant de t’avoir embrassé.

Ils savaient surtout qu’il n’y avait plus rien d’autre à ajouter. Tout était dit. Il ne restait plus qu’à jouir de cette lente dérive au gré de ce léger vent chaud, au gré de leur désir, de leurs sentiments, de leur tendre attente. Et à en jouir avec l’ivresse de profiter d’une si rare conjonction : une rencontre qui basculait avec tant de charme vers l’amour, dans la douceur solaire d’un mois d’avril comme on n’en avait jamais enregistré dans le Nord.

Éric naviguait depuis l’âge de quinze ans, toujours en dériveur, et il avait appris la prudence, sur toutes les côtes de France, à force d’avatars imprévus, de coups de vent encaissés à l’improviste, de dessalages plus ou moins effrayants, de manœuvres discutables tant il est vrai qu’à la barre une connerie évitée peut toujours en cacher une autre jamais commise. Mais Éric détestait les téméraires, les camés du risque, les régatiers sauvages, les gladiateurs de la victoire. Il aimait viscéralement la mer, donc il la respectait et la craignait parce qu’il savait tout de ses humeurs changeantes, capricieuses, hypocrites et si souvent dangereuses. Il ne perdait jamais de vue deux principes de base : pouvoir rouler de la toile ou diminuer la surface de la voilure, ne jamais se retrouver très loin d’une parcelle de plage ou d’un refuge quand le temps paraissait incertain.

Mais, au milieu de cette radieuse journée de printemps,

Éric ne prévoyait ni menace de danger ni risque mal calculé. C’est en souriant à Juliette, au soleil, au bleu du ciel, à ces moments si rassurants qu’il barrait du bout des doigts, pointant vers le large depuis qu’il s’était éloigné du rivage. Le vent était établi à force 2 maximum, il venait du nord-est et prenait donc le voilier au largue, l’allure, au portant, la plus favorable. Éric ne voyait pas la nécessité de changer de cap pour longer la côte ce qui l’obligerait à louvoyer au près serré, sur le souffle et contre le courant de la marée descendante. Soit à faire presque du surplace. Il préférait naviguer pour le plaisir de naviguer dans les conditions les plus alanguissantes, surtout qu’il n’avait pas d’horaire à respecter et pas de lieu à rallier.

— On ne voit presque plus la côte, dit Juliette. Si on ne vire pas de bord, on arrive où ?

— À l’île de Wight avec un peu de chance. À environ 200 km d’ici.

Il se demanda à combien de milles du rivage il était arrivé et comprit que, de toute façon, il avait dépassé d’assez loin la limite imposée aux dériveurs légers qui devait être de 2 ou 3 milles, il ne savait plus exactement. Il savait en revanche, même si évaluer les distances en mer était toujours très trompeur, qu’il devait sans doute naviguer à plus de 7 ou 8 milles des côtes, ce qui lui arrivait souvent quand le temps était au beau fixe et que la météo affichait un optimisme somnolent. Ce qui lui fit penser qu’il n’avait même pas pris la peine, depuis au moins deux jours, d’écouter un seul bulletin météo.

C’est à cet instant précis qu’il enleva ses lunettes solaires et comprit que le soleil semblait se voiler même si aucun nuage ne le dissimulait, mais tout le ciel avait viré du bleu profond au gris bleu métallique.

Il se demandait s’il n’allait pas empanner pour se rapprocher du rivage quand sa voile se mit à faseyer, son écoute devint toute molle : la brisette de charme avait fait place au calme plat.

Il pensa alors qu’il avait évidemment deux pagaies à bord, mais qu’elles seraient assez peu efficaces pour avaler une douzaine de kilomètres sans l’aide d’un souffle de vent ou à la rigueur d’un courant favorable, ce qui n’était pas le cas.

Il ne pouvait pas savoir à quel point ces suppositions se révéleraient absurdes, il ne savait pas encore qu’il allait passer de ce calme un peu inquiétant au cauchemar à peine crédible en moins de dix minutes.

Le premier signe de l’escalade vers le pire aurait pu rassurer un néophyte, mais il parut de très mauvais augure à Éric et lui donna une sourde inquiétude de tout ce qui semblait se tramer dans les coulisses : il vit sa girouette, rivée très astucieusement à la proue de son voilier, hésiter, trembloter, puis effectuer au ralenti un demi-tour pour s’établir et indiquer que l’imperceptible souffle de vent qui venait du nord-est passait à l’ouest. Cela signifiait, Éric le savait par expérience, que ce calme plat annonçait non seulement un vent différemment orienté, mais sans doute un néfaste changement de climat. Remplaçant tout à coup le nordet de beau temps, le vent d’ouest n’avait jamais eu la réputation d’annoncer un temps encore plus radieux.

Sans rien dire, se forçant au calme, Éric prit sa pagaie et vira de bord en pagayant puisque son dériveur immobilisé n’était pas manœuvrant. Il plaça son étrave rigoureusement face à la côte que l’on devinait à peine, encore fantomatique. Au moins si jamais le vent devait se lever et forcer brusquement, il prendrait le bateau par le travers, l’allure la moins dangereuse pour rentrer en fuite ou en catastrophe en lâchant de la voile.

Puis Éric se redressa pour scruter la mer du côté ouest. Il n’avait pas besoin de jumelles marines pour enregistrer deux faits sans appel : tout l’horizon s’assombrissait par l’ouest, déjà cancérisé au large par du gris sombre ; et la mer, là-bas, n’était plus une seule ligne tirée au cordeau, mais une suite de hachures anarchiques. Et impossible de s’y tromper, la gigantesque nappe de gris enflait, se rapprochait de quoi pulvériser toute illusion en crachant des faits qui avaient fait leurs preuves au cours des temps : le vent avait vraiment tourné à l’ouest, il risquait de souffler avec bien trop de violence pour un simple dériveur si loin du rivage salvateur et, de plus, il avait déjà creusé au large une mer probablement redoutable.

— Le temps va changer, dit Éric à Juliette en jouant un calme qu’il sentait se fissurer. Il faut que nous foncions vers la côte dès que nous aurons du vent dans les voiles.

Et nous en aurons, et plus qu’il n’en faut, pensa-t-il, mais il ne crut pas utile de le dire. En attendant, il lui parut plus important de passer de la tenue d’été azuréen au harnachement nautique de temps normand. Pendant qu’il était encore possible d’enfiler des vêtements au lieu de ne penser qu’à l’équilibre du bateau, Éric réalisa très vite qu’il n’avait pas emporté de combinaisons isothermiques, ce qu’il regretta, et aussi qu’il n’avait qu’un seul gilet de sauvetage, ce qu’il regretta moins car il n’en portait presque jamais. Il tendit à Juliette un lourd chandail marin imperméabilisé, il en mit un plus léger.

— Enfile la brassière par-dessus, lui dit-il en l’aidant à bien serrer les cordons autour de la taille. Comme ça, toi au moins tu seras conforme aux règles de la sécurité.

Il lui restait deux coupe-vent, il valait mieux les mettre également quitte à avoir un peu trop chaud, ce qui n’avait jamais tué personne sur une mer du Nord.

Maintenant la masse sombre des nuages englués les uns dans les autres en passant du gris au noir n’était plus qu’à quelques kilomètres. Elle grossissait à vue d’œil. Il appartenait à Éric de prendre une décision en quelques secondes, à vue d’œil également. La plus importante de toutes : avec quelle voilure étaler ce qui allait leur tomber dessus. Inutile de penser à garder toute la toile avec à son bord une petite blonde inexpérimentée qui ne pèserait rien au rappel face au vent. Et ne garder que la grand-voile en affalant le foc lui paraissait bien téméraire également.

— C’est un grain qui va nous tomber dessus, pensa-t-il tout haut. Reste calme. Ça donnera un vent très violent, mais les grains ne durent pas plus de dix minutes en général. Je vais affaler la grand-voile pendant qu’il en est encore temps et ne garder que le foc. Ce sera bien suffisant.

Éric raisonnait avec une logique qui s’appuyait sur plusieurs expériences du même genre. Chaque fois, quand il avait l’assurance de pouvoir naviguer en fuite sans jamais devoir virer de bord, il avait pu regagner la côte dans de brefs et redoutables coups de vent en ne gardant que son foc qui tractait dès lors son dériveur avec la violence d’un grand cerf-volant devenu fou.

En quelques gestes aussi précis que rageurs, Éric affala sa haute voile et la ferla très serré autour de la bôme qu’il bloqua pour l’empêcher d’osciller dans tous les sens. Il vérifia les écoutes du foc, les cadènes et les manilles des haubans, s’assura de la solidité de sa barre, de son safran, si souvent responsables de chavirages tragiques quand ils ne tenaient pas le gros temps.

Déjà le vent s’essayait au prologue, par courtes claques qui passaient de force 2 à 4, assez fluctuantes dans leur orientation du même coup. Le soleil s’était retiré de la scène et laissait en échange une lumière glauque parfaitement en harmonie avec le gris sale d’une mer parcourue de décharges inquiétantes, de furieux clapots, comme barattée par un vent de surface. Et le ciel se rapprochait des eaux, monstrueusement gonflé de nuages semblables à ceux d’un crépuscule d’hiver.

— On y va, dit Éric presque soulagé de sentir du vent s’engouffrer dans le foc, avec assez de force déjà pour arracher brutalement le dériveur à son inertie. Si c’est un grain, il ne durera pas assez longtemps pour lever une mer trop dure. Le tout est de gagner la côte le plus vite possible.

Juliette ne répondit rien, elle tenait bien serré le cordage qu’Éric lui avait arrimé au mât pour qu’elle ne perde pas l’équilibre, elle avait peut-être moins peur que lui, d’abord parce qu’elle lui faisait confiance, ensuite parce qu’elle avait moins conscience de tous les sauvages dangers que n’importe quelle mer tenait en réserve, les dispensant aux moments les plus imprévisibles.

Exactement ce qui allait arriver.

Éric avait pourtant raisonné en marin avisé, il avait agi en conséquence avec un maximum de prudence, mais il s’était trompé dans sa prévision du temps : ce n’était pas simplement un grain qui s’abattait près des côtes après des journées trop chaudes pour la saison, mais une véritable tempête incongrue au printemps qui, depuis ce matin déjà, dégringolait depuis la pointe extrême du Cotentin, véritable dépression climatique comme on n’en avait jamais enregistrée, à cette époque de l’année, dans les annales de la météo. Qu’Éric avait commis l’erreur de ne pas écouter avant de hisser les voiles. Tous les bulletins annonçaient cette tempête depuis la veille.

Éric, lui, n’en prit conscience qu’en entendant le fracas liquide et venteux qui s’amplifiait par tribord alors que son dériveur, encore propulsé par un vent de force 4/5 seulement, ne fracassait avec aisance qu’un clapot assez désordonné qui ressemblait à celui d’un lac flagellé par de mauvaises rafales.

Et ce qu’il vit en se retournant, il ne devait le voir qu’une seule fois et jamais, au gré de ses vingt-cinq ans de défis à la mer, il n’avait eu cette paralysante sensation d’en croire à peine ses yeux, ses oreilles, d’admettre ce que la réalité leur fourguait jusqu’au plus profond de l’horreur : des hordes de nuages changés en hardes de suie accouchaient d’un vent ravageur qui déchiquetait toute l’étendue de la mer, la changeait en un gigantesque escalier de lames de plus en plus hautes, de plus en plus écumantes, marches de cauchemar écroulées les unes sur les autres, lancées à la poursuite de leur fureur dans un vacarme d’apocalypse.

Jamais Éric n’avait vu la mer passer de l’étalé au déchaînement en si peu de temps, en moins de dix minutes, preuve sans appel que ce vent noir poussait sous son souffle une mer qu’il avait barattée depuis bien des heures et sur un parcours de centaines de kilomètres.

Avant de prendre les vagues dans le cul, L’Éric encaissa dans son foc un vent qui passa sans transition de force 5 à 7 avec des rafales de force 9. Quoique sous-voilé, le dériveur déjaugea, se perdit dans un seul planing comme s’il allait prendre son envol entre ciel et mer. Pure illusion évidemment, cela ne pouvait devenir, au contraire, qu’une descente aux enfers et, à partir de cet instant, les événements se précipitèrent en un seul crescendo tragique impossible à endiguer. Éric en était conscient, il connaissait son bateau, sa capacité d’étaler des vents assez violents comme ses limites, et savait donc qu’il n’avait aucune chance d’éviter le chavirage dans les creux d’une mer aussi déchaînée, pas une chance sur mille, même à un kilomètre seulement du rivage et on en était loin du compte.

— Agrippe-toi au cordage, ne le lâche surtout pas et mets-toi le plus possible vers l’arrière, cria-t-il à Juliette.

Se faire entendre à travers les gémissements et les crissements du vent devenait de plus en plus difficile. De toute façon, il n’y avait plus rien à dire, plus rien à faire sinon tenter l’impossible : arriver jusqu’au sable de la terre ferme.

Flagellé par le sifflement erratique des rafales dans les drisses et les haubans, étourdi par l’explosion des embruns contre la coque, arrosé par le geyser d’intérieur qui fusait par le puits de dérive sous l’effet de la vitesse, à la merci de chaque vague qui se lançait à la poursuite du dériveur pour n’en faire qu’une bouchée entre ses mâchoires molles, Éric savait maintenant qu’il avait gardé juste assez de voile pour aller à son maximum de vitesse sans risque assuré de dessaler, mais il était conscient de demeurer à la merci de toutes les lames qu’il rattrapait sur sa lancée et, plus encore, de toutes celles qui pouvaient rattraper sa poupe pour se jouer alors du voilier comme s’il n’avait été qu’une brindille.

À la fois lucide et sonné, drogué de cette peur, ivre de sa propre folie de s’être perdu dans cette marmite d’épouvante, à la fois certain d’aller au naufrage et quand même électrisé par l’aberrant défi d’y échapper, Éric était entièrement enfermé dans une seule hantise : gagner de la distance vague par vague, demeurer en équilibre à travers ce labyrinthe de pièges mouvants, sans cesse recommencés, sans cesse différents, plus nocifs de minute en minute puisque la mer devenait de plus en plus grondante, même si le vent s’était stabilisé dans sa fureur, à force 8 sans doute, largement au-dessus de la résistance d’un dériveur normalement voilé.

Pendant un interminable quart d’heure, L’Éric arriva à surfer en survitesse sur la crête des vagues les moins agressives, à piquer parfois de l’étrave dans les flots pour revenir par miracle à la surface, à négocier en force ou en souplesse les creux les plus sournois, jusqu’au moment où il fut rattrapé par une série noire de trois vagues d’une effrayante puissance qui déboulaient déchaînées vers l’arrière de L’Éric, écumantes, sur le point de déferler, aussi redoutables que des rouleaux venant se briser sur une plage de sable en pente douce. La première de ces lames frappa la poupe du dériveur, ce qui le déséquilibra, le fit légèrement pivoter pour offrir son flanc à la deuxième qu’Éric tenta en vain de contrer pour remettre son voilier droit dans la vague qui à cet instant-là se dégueula elle-même en force, déportant le voilier déventé dans l’imparable succion de son creux, l’entraînant à enfourner par le travers, puis à chavirer dans la troisième lame encore plus haute que les précédentes.

Ayant été aspiré puis avalé dans un gouffre remous de haute mer, L’Éric se retourna complètement avec une brutalité aussi impressionnante que la rapidité avec laquelle le drame se joua. À cet instant, le voilier devait être encore bien loin de la côte, à 3 ou 4 milles sans doute.

Quant à l’autre Éric, le barreur, il se retrouva projeté à quelques mètres de son bateau, dans ce raccourci fulgurant des accidents, et sa première sensation n’eut pas la couleur de la panique, mais celle de l’hébétude d’avoir dessalé malgré tout, même si quelques secondes plus tôt il était encore hanté par l’éventualité d’en arriver là. La stupeur cependant se dilua très vite dans l’effroi de se voir non seulement cerné par de terrifiantes parois liquides, mais séparé de son bateau, sa plate-forme épave, ce qui signifiait la noyade assurée s’il n’arrivait pas à la rejoindre et, du coup, il oublia tout pour retrouver un réflexe de marin : il nagea vers son dériveur qui avait fait le grand soleil et flottait avec la dérive en l’air, unique point d’appui d’une coque entièrement lisse battue par les flots.

C’est alors seulement qu’Éric dériva dans une autre réalité qui lui donna la sensation que tout son sang venait de se coaguler dans ses veines : il ne voyait pas où était Juliette. Elle n’était ni sur la coque ni accrochée tant bien que mal au dériveur renversé ni livrée aux vagues à proximité du bateau. Sans pouvoir nager dans ces vagues, elle aurait dû flotter soutenue par sa brassière, elle n’avait pas pu couler à pic même si elle avait dû être assommée par quelque pièce du voilier, ce qui risquait d’arriver quand on dessalait très brutalement. Mais nulle part, il ne la voyait nulle part.

Malgré sa conscience de descendre, degré par degré, dans le cauchemar, Éric eut alors la présence d’esprit de saisir l’écoute qui traînait dans les flots et de la nouer autour de sa cheville pour être relié à son épave si une vague devait l’emporter. Il eut le plus grand mal à se hisser sur son dériveur pourtant tellement plat, y parvenant épuisé avec cette angoisse de réaliser quelle somme d’efforts exigeait le moindre geste accompli dans l’eau. Enfin debout sur la coque, accroché à la dérive il scruta la mer. En vain, il n’arrivait pas à repérer Juliette. Même s’il était toujours difficile de retrouver un nageur dans une mer aussi creuse, Juliette n’avait pourtant pas pu être emportée bien loin en si peu de temps. Surtout que sa brassière réglementaire, donc orange vif, devait être visible d’assez loin.

— Juliette, haleta Éric en imaginant qu’il hurlait son nom à pleine voix, au comble de la révolte, du désarroi, de la terreur de ne pas savoir dans quel acte se jeter.

Mais soudain, flagellé par une image qui lui sauta dans le regard, il crut qu’il devenait fou, qu’il titubait en pleine divagation : et si Juliette demeurait introuvable parce qu’elle était restée coincée sous le bateau qui se serait renversé sur elle ? Dès lors, le gilet de sauvetage qui la maintenait implacablement au-dessus des flots, comme un énorme bouchon, l’empêchait du même coup de plonger pour se dégager de ce piège. À peine pensable ? Et alors ? Des incidents nautiques qu’on n’avait jamais relevés dans le passé, il y en avait régulièrement. Et d’aussi absurdes, fournisseurs réguliers des cimetières marins de notre époque tellement avide de défis mortels.

Avec la sensation d’être lui-même frappé de démence, Éric se laissa glisser le long de la coque et s’enfonça sous le dériveur. Pour comprendre que son hypothèse la plus folle n’était jamais que la simple et atterrante réalité. La blonde et douce Juliette surgie pleine de vie dans une radieuse matinée était bien là, il ne pouvait voir qu’elle. À des kilomètres en dessous du niveau de cette matinée solaire. Engluée dans l’horreur de l’imprévisible. Réduite à une énorme tache orange perdue dans un puits de bouillonnements glauques. Ballottée comme un paquet de linge, apparemment sans réactions, trimbalée par les agressives perturbations des lames qui s’engouffraient sous le bateau, coincée dans un enchevêtrement de cordages et d’accastillage, sans cesse projetée contre le fond du dériveur devenu un toit de plomb, un véritable couvercle de cercueil du grand large. Juliette était là en effet, submergée sans cesse par des montagnes d’eau grondante ; prise au piège et mise en cage dans ce bocal de cauchemar, elle dérivait, montait, descendait au gré des courants et des succions, déjà sans connaissance probablement sans paraître blessée, mais étouffée peu à peu, noyée de remous en remous, gorgée de tout ce tumulte liquide rendu plus effrayant encore par le fracas qu’il dégorgeait.

C’est en vain qu’Éric tenta désespérément, logiquement malgré tout, d’arracher Juliette à la noyade sous cette carcasse de 120 kg de plastique qui collait aux flots. Rien de ce qu’il essaya ne servit.

Y voyant à peine clair dans cet aquarium d’eau trouble, déjà mal à l’aise dans l’élément liquide qui lui avait toujours fait peur, submergé par un clapot anarchique, Éric commençait à ressentir les effets de la fatigue, du froid de l’eau, mais tout ce qui lui restait d’énergie se concentrait sur une seule obsession : débarrasser Juliette de la gangue flottante qui l’enserrait du cou à la taille et l’empêchait de passer sous le bateau pour lui échapper. Mais Juliette avait enfilé un coupe-vent qu’il aurait fallu déchirer de part en part pour atteindre les cordons du gilet de sauvetage devenu un gilet de noyade. Il arriva à dénouer le dernier cordon, puis très difficilement l’avant-dernier, après quoi il reçut par puissantes giclées des litres d’eau dans les yeux, les narines, le gosier et faillit étouffer. Il dut renoncer en pensant que, même s’il arrivait à ouvrir cette brassière, il ne voyait pas comment il pourrait l’enlever. Il aurait fallu un couteau pour mettre en pièces le coupe-vent, il n’en avait pas à bord, pas depuis qu’il avait perdu le sien le mois dernier.

Alourdi, y voyant à peine, il eut l’impression de retomber à moitié assommé au fond de lui-même en pensant, comme dans un rêve de demi-veille, qu’il n’y avait plus qu’une ultime solution : tenter de redresser le voilier pour dégager ainsi Juliette, la laisser dériver en dehors du piège.

Les bras déjà engourdis par le froid, les jambes aussi lourdes que si elles avaient été gorgées d’eau, il ne se mouvait plus qu’au ralenti et il s’acharna en vain à se jucher sur sa coque par le flanc, trop haute, trop lisse et constamment balayée par les lames qui déferlaient par-dessus le voilier. Aveuglé par l’épuisement, Éric se laissa porter jusqu’au safran sorti de l’eau, s’y agrippa et centimètre par centimètre réussit à parvenir, par le tableau arrière jusqu’à la dérive à laquelle il s’accrocha à plat ventre pour reprendre un peu de souffle, un semblant de vie sous la douche constante des vagues ivres de se mettre un obstacle imprévu sous les dents.

Il se mit debout en titubant et selon la règle d’une technique éprouvée et détaillée dans tous les manuels de nautisme, il pesa de tout son poids sur la dérive, l’utilisant comme levier pour faire osciller le dériveur et tenter de le redresser. Mais, malgré les coups de boutoir de la mer, le dériveur les encaissait par le flanc, comme s’il avait été une énorme bouée, sans osciller, sans se soulever alors qu’Éric s’épuisait de tout son corps, soudé à la dérive considérée comme la dernière et seule planche de salut. Rien n’arrivait. Ou bien le mât avait croché dans le sable d’un haut-fond ou alors les caissons étanches s’étaient remplis d’eau, ce qui devait donner au bateau un poids supplémentaire de quelques centaines de kilos impossibles à déplacer.

C’est alors qu’une vague plus forte que toutes les autres déferla en torrent pour submerger la coque attaquée par le travers. Éric fut balayé, emporté, roulé dans les flots comme s’il n’avait pesé que quelques grammes.

Il n’eut aucune difficulté à se laisser descendre sous le dériveur une dernière fois, il lui sembla qu’il coulait tout naturellement à pic. Ce qui serait sans doute arrivé s’il n’avait pas été arrimé à son bateau par le cordage qui lui enserrait la cheville. Mais il ne reçut que la preuve de ce qu’il redoutait. Le regard fixe de Juliette, l’inertie de tout son corps aussi flasque qu’une algue ballottée au gré des turbulences, tout disait qu’elle avait cessé de vivre. Noyée parce qu’il avait voulu la sauver en lui donnant le seul gilet de sauvetage. Celui qu’on devait obligatoirement porter, même par petit temps.

Éric ressentit une véritable décharge de révolte et d’horreur lui traverser tout le corps qui se détendit en un sursaut désespéré. Ce qui le fit remonter à la surface des flots plus déchaînés que jamais. À tel point que, par hasard, il se fit prendre dans un ressac d’une sourde violence, et comme aspiré vers le haut il se retrouva projeté en travers de sa coque où il s’ouvrit l’arcade sourcilière en heurtant brutalement la dérive. Par un fulgurant réflexe de survie, il eut le temps de nouer ses bras autour de cette dérive. Puis, au bout de l’épuisement et de l’effroi, il sombra dans l’inconscience.

Il ouvrit les yeux, le lendemain seulement, dans une chambre d’hôpital où il avait été transporté inanimé, encore vivant pourtant, souffrant de contusions sans gravité, mais paralysé par une commotion cérébrale.

Il ne sut jamais que lui seul avait été repêché par l’équipage d’un chalutier qui déboulait dans les vagues pour regagner au plus vite un port où trouver refuge.

En effet, il avait perdu la raison. Il ne la recouvra jamais.