La route

Ils avaient quitté la côte normande très tôt dans la matinée et, juchés sur leurs vélomoteurs, ils avalaient les cinquante derniers kilomètres qui les séparaient de la capitale. Il faisait soleil en cet après-midi de juin. Poussés par une douce brise, ils étaient ivres de soleil, d’air rafraîchissant, de kilomètres engloutis à vitesse constante. Ils se sentaient bien dans leur peau bronzée par le vent du large affronté à bord de leur voilier durant quinze jours.

Ils se connaissaient depuis un mois à peine, ils avaient tous les deux vingt ans et chaque regard qu’ils échangeaient en souriant contenait autant de tendresse et de gaieté que de désir. Les roues de leurs vélomoteurs se touchaient presque et tous deux roulaient à moitié nus, exhibant des corps admirablement proportionnés, musclés, souples et lisses. Leurs visages avaient la même insolente beauté, celle des adolescents conscients de vivre à pleines pulsions, sans entraves et sans complexes, leurs plus belles années. Ils s’enivraient chaque seconde de cette journée privilégiée ; ils étaient la joie triomphale de vivre en toute impunité, en toute liberté.

Ils venaient de prendre à toute allure les virages d’une route vicinale très pittoresque quand ils arrivèrent dans l’avenue beaucoup plus sévère d’un hospice de vieillards. Sous les arbres, sur une double rangée de bancs aspergés d’ombre, des dizaines de petits vieux prenaient l’air, immobiles, momifiés dans leurs rêvasseries, perdus dans leur grand vide, rongés par chaque seconde de ce temps qui leur était si impitoyablement compté. Oppressés malgré eux au milieu de ces silhouettes encore vaguement en vie au seuil du royaume des morts, les deux jeunes gens d’un commun accord actionnèrent leur décélérateur et roulèrent, silencieux, à quinze kilomètres à l’heure seulement.

De toutes parts, ils sentaient monter vers eux des regards vitreux remplis de haine et de rancœur, et ces dizaines de regards finissaient par donner un seul faisceau d’envie, de glaciale rancune qui convergeait vers ce couple si éloigné de la décrépitude, si agressivement en vie.

— Il fait presque froid, ici, murmura la jeune femme à son compagnon.

Mais déjà ils étaient arrivés au bout de la grande allée, ils reprirent de la vitesse sous le soleil retrouvé loin des arbres.

C’est à cent mètres de la route nationale, dans un virage à faible visibilité, qu’ils se firent faucher par une camionnette qui arrivait en sens inverse. Tous deux sous la violence du choc se retrouvèrent dans le coma, sans aucune chance de s’en sortir.

La voiture qui les avait réduits en charpie les transporta vers l’hospice. Elle appartenait en effet à cet établissement dont elle assurait le ravitaillement.

Mais quel genre de ravitaillement apportait exactement cette camionnette aux agonisants perpétuels de l’hospice ? Ces rapaces toujours en quête d’un ultime influx vital…