La fuite

C’est au printemps 44 qu’il s’était évadé de Gurs, l’un des camps de triage avant le transfert vers Drancy et de là vers une mort certaine.

Il avait échoué dans un petit village du Cantal où il résidait avec de faux papiers. En toute impunité car avec ses yeux bleus, ses cheveux plutôt blonds on le prenait pour un Français du Nord. Sa carte d’identité le disait d’ailleurs né à Lille. Profession : étudiant puisqu’il n’avait que dix-huit ans. Même cela était faux car depuis deux ans déjà, il n’avait plus qu’un seul statut : Juif traqué.

La jeune femme de vingt-cinq ans qui, à la fin de cet été-là, tomba amoureuse de lui était réfugiée parisienne et mariée à un petit employé qui, s’il n’appartenait pas à la Milice, la fréquentait en tout cas assidûment.

Comme il était exclu pour un couple illégitime de se compromettre dans le seul hôtel du patelin, la jeune femme, plus délurée que son compagnon, se libéra pour toute une soirée et elle l’entraîna au plus profond d’un bois où seul un chien policier aurait pu mettre le museau sur eux.

Ils s’écroulèrent enfin entre deux fouillis de verdure et se collèrent l’un à l’autre au bouche-à-bouche. Il faisait trop froid pour se déshabiller entièrement et la femme commença par retirer son slip en se tortillant. Puis elle se jeta sur le ventre du garçon qu’elle désirait depuis quelques semaines déjà et lui prit le sexe, le tendant vers sa bouche entrouverte, excitée certes, mais pas assez égarée pour ne pas lui dire d’une voix essoufflée :

— C’est drôle… Je ne t’aurais jamais pris pour un juif.

Ensuite, d’une seule goulée, elle l’avala.

La remarque encaissée de plein fouet avait de quoi faire débander n’importe quel homme, mais il était jeune, jamais encore une femme ne l’avait aspiré avec une telle gloutonnerie et, de toute façon, le temps d’y penser, il prenait déjà son plaisir dans une explosion de sperme et de salive.

Mais le lendemain à l’aube, il prenait son vélo et quittait le pays pour aller se planquer chez des fermiers résistants qu’il connaissait.

Il abandonnait sa première maîtresse expérimentée, dont il regretterait certainement le corps, la fureur dans l’amour et la soif de jouir, mais il ne pouvait pas prendre le risque d’avoir été aussi simplement identifié par elle. Même si elle méprisait son mari, elle pouvait parler, se trahir.

Le jeune homme n’était plus qu’à 40 km de la ferme où il voulait se rendre, il roulait sur une route de montagne dont les lacets serpentaient entre les arbres d’une vaste forêt quand il tomba, après un virage en tête d’épingle, sur une colonne d’une centaine de véhicules de la Wehrmacht immobilisés devant l’entrée d’un tunnel dynamité, saboté par des hommes du maquis.

Un sergent le héla, lui barra le passage, le conduisit jusqu’à la voiture d’un commandant qui examina ses papiers d’un air parfaitement détaché. Il ne se demanda pas un instant s’ils étaient vrais ou faux. Il prenait pour acquis qu’un étudiant français de dix-huit ans pédalant tout seul dans une région sauvage où les maquisards pullulaient ne pouvait être que l’un d’eux. Un agent de liaison sans doute.

On le fusilla contre un arbre. Il y avait le choix à cet endroit.