Je reconnus immédiatement Laure sur le trottoir de cette petite rue déserte.
Et, au même instant, je m’étonnai de l’avoir reconnue sans aucune hésitation, comme si nous nous étions rencontrés la veille : on était loin du compte, il devait y avoir vingt ans que je l’avais perdue de vue et, de plus, je la rencontrais dans une ville où elle n’habitait pas à l’époque où j’étais tellement amoureux d’elle.
— Laure, murmurai-je étourdi par l’étonnement.
Je sentis qu’elle, en revanche, marquait un temps avant de me reconnaître. Normal, seule ma réaction à moi me paraissait tellement insolite : en effet, quand j’avais quitté Laure, j’avais trente ans, elle cinq de moins ; elle devait donc avoir quarante-cinq ans maintenant et n’avait absolument pas changé. Ni de visage ni d’allure. À peine si elle avait modifié sa coiffure, mais elle portait toujours avec fierté ses longs cheveux châtains et, de toute évidence, elle affichait la même arrogance dans son port de tête et comme dans son regard de perverse jeune femme qui avait également gardé intacte sa façon assez indécente de cambrer un admirable corps toujours sans défauts.
— Laure-jamais-à-l’heure, dis-je partagé entre la fascination et le malaise.
Cela la fit sourire.
— Oui, dit-elle. Il n’y a que toi qui m’appelais ainsi. Pourtant j’étais en retard avec tout le monde.
— Il n’y a rien de changé en toi. En vingt ans, tu n’as pas pris une ride, pas un kilo sans doute. Rien. On dirait même que tu as toujours la même montre.
C’était son prétexte favori pour s’excuser avec ironie de ses retards aux rendez-vous. Elle avait à l’époque une montre arrêtée une fois pour toutes sur le chiffre douze.
Invariablement, elle prétendait en riant que c’était ce qui l’empêchait d’arriver à l’heure. Elle se refusait pourtant de donner à réparer cette montre, ou à la jeter.
— Mais je n’en ai jamais changé, m’affirma-t-elle en souriant. Tu as toujours été très observateur. Et regarde, ajouta-t-elle en me tendant son ravissant poignet aussi frêle que celui d’une fillette.
Je vis le cadran, l’heure.
Je crus alors tout comprendre, avec une inexorable conscience de l’impossible, et je regardai en même temps Laure, son corps, son visage pour bien me prouver que je n’étais pas en train de rêver ou de fantasmer.
Il était 6 heures du soir pour tout le monde, bientôt il serait 7 heures, sauf pour Laure. Sur sa montre, il était immuablement midi ou minuit.