Muriel avait pour elle la beauté de son visage et la grâce de son corps d’alanguie, mais rien en elle n’était aussi frappant que son regard qui lui donnait un indiscutable pouvoir d’étrangeté : il reflétait en permanence un immuable étonnement plein de douceur et de candeur. Muriel, en effet, était la disponibilité sans méfiance, sans préjugé, sans raisonnement, comme si elle avait toujours vécu en marge de toute morale, de toute contrainte, comme de toute notion de savoir.
Je ne la connaissais que depuis un quart d’heure quand je lui murmurai que je la voulais et une demi-heure plus tard, je me retrouvais chez elle, dans son lit, entre ses cuisses. Je ne pouvais même pas la soupçonner de vénalité ni d’ailleurs de nymphomanie, et j’avais rarement rencontré une fille qui donnait une telle sensation de vivre, légère et insouciante, dans une bulle en marge des miasmes du quotidien.
— Que j’aime faire l’amour avec vous, gémit-elle après me l’avoir prouvé en me rejetant épuisé après avoir été secoué, malaxé, sucé, branlé, inondé, électrisé durant deux heures de planing sauvage dans les vagues du désir.
Muriel pourtant me prouva, en douceur et sans un mot, à quel point elle vivait entièrement reliée aux vibrations de l’instant présent, coupée de toute autre tranche de temps. Après s’être écartelée éperdue dans toutes les positions et toutes les transes de la jouissance elle me servit un café avec autant de réserve que si elle attendait de me présenter à ses parents. Et quand je voulus l’inviter à dîner, elle refusa courtoisement. Ce qui lui rappela, me dit-elle avec la même neutralité que notre après-midi lui avait fait manquer un rendez-vous avec l’homme qu’elle aimait. Calme révélation qui ne me fit aucun effet. J’avais toujours considéré la jalousie comme une stupide réaction d’amour-propre, et si Muriel tenait à un autre alors qu’elle venait de se révéler capable de si bien s’enfiévrer avec un inconnu, cela me faisait simplement sourire. Et comme je tenais pardessus tout à la revoir, je n’entamai aucune dissection sentimentale, je lui donnai rendez-vous pour le lendemain au bistrot où nous nous étions rencontrés, et nous irions dîner ensuite.
Mais je l’attendis en vain.
Dans la soirée, je lui téléphonai, je ne lui fis aucun reproche et elle m’expliqua sans aucune émotion qu’elle ne s’était plus souvenue du nom ou de l’adresse du bistrot où nous nous étions connus.
Ce fut le premier déraillement, il en annonçait une longue série. Et cela dès le début de la semaine qui tombait un lundi cette année-là.
Ce jour-là, je lui donnai mon numéro de téléphone en lui demandant de m’appeler en fin d’après-midi, elle le nota, elle promit, mais le confondit avec un autre.
Le mardi, c’est moi qui la rappelais, elle ne reconnut pas ma voix, mon nom ne lui disait absolument rien et elle en arriva à raccrocher après quelques minutes.
Le mercredi, c’est Muriel qui m’appela parce qu’elle avait retrouvé mon numéro noté sous un nom qui lui semblait vaguement familier. Je ne pris pas le risque de lui donner rendez-vous au-dehors et vins la chercher à son domicile pour l’emmener dîner. Je n’y trouvai personne, rien qu’un mot très bref pour me dire qu’à la suite d’un imprévu elle devait s’absenter jusqu’au lendemain.
Le jeudi, au petit matin, je reçus un télégramme de Muriel qui me demandait de l’excuser, elle ne pourrait pas me voir ce soir comme promis. De quoi s’étonner car nous n’étions pas convenus du moindre rendez-vous et elle devait évidemment me confondre avec un autre.
Le vendredi matin, je l’appelai et pour la première fois elle m’avoua qu’elle ne cessait de penser à moi, qu’elle avait envie de moi, qu’elle n’arrivait pas à oublier l’après-midi passé ensemble. Elle ne pouvait pas me voir ce jour-là, le lendemain soir seulement. Dans un café qu’elle connaissait bien, que tout le monde connaissait, elle ne pouvait donc pas se tromper.
Le samedi, elle fit preuve d’une exemplaire ponctualité, elle était déjà assise quand j’arrivai avec deux minutes d’avance. Je la regardai alors qu’elle ne m’avait pas encore vu et je fus stupéfait de découvrir qu’elle était beaucoup plus belle que dans mon souvenir, si svelte et singulièrement gracieuse dans sa fragilité, si distante aussi, et j’étais encore plus étonné d’avoir pu aborder et pousser dans un lit en si peu de temps une jeune femme assez intimidante, qui paraissait d’ailleurs très sûre de sa force de séduction et de son pouvoir de tenir les étrangers à distance.
J’arrivai devant sa table et mon étonnement se changea en glacial effroi quand je compris qu’elle ne me reconnaissait absolument pas. Elle m’avait pourtant balayé un instant du regard puis l’avait laissé se perdre ailleurs, étale, indifférent, pas même allumé par un soupçon de curiosité. Pris de court, je lui demandai sans assurance, d’un air parfaitement emprunté, si vraiment elle ne me reconnaissait pas. Elle prit à peine le temps de tourner la tête vers moi avant de me dire d’une voix morne :
— De tous les trucs éculés, celui-là est vraiment un des plus stupides.
Je lui donnais raison et m’éloignai de sa table. J’allai m’asseoir plus loin. Personne ne vint la rejoindre et d’ailleurs elle ne donnait pas l’impression d’attendre. Au bout d’une demi-heure, après avoir bu deux petits verres de blanc, elle se leva et sortit.
Je compris tout alors. Ce qui m’avait paru tellement déconcertant depuis une semaine et ce qui me laissait pétrifié dans ce café. Muriel n’était pas, comme je l’avais cru le premier jour, la disponibilité désarmante, mais le changement à vue en permanence. Elle était incapable de relier un souvenir de la veille à la réalité de la journée en cours. Tout pour elle ne pouvait jamais être qu’oubli et recommencement, déconnexion et renouveau sans espoir de continuité. Autant s’avouer qu’on pouvait éventuellement la séduire au gré d’un moment, mais abandonner toute idée de la reconquérir.
Cette vérité me fit mal en la découvrant, mais il me fallut affronter bien des années et un nombre encore plus important de rencontres pour admettre le corollaire de cette vérité : cette Muriel un instant donnée, à jamais perdue, se révélait la femme que j’avais le plus viscéralement désirée.
Celle que je regrettai de plus en plus souvent, le plus sûrement.