Ce n’était pas un obsédé sexuel, mais plus simplement, un homme assoiffé de rencontres, hanté par le besoin de séduire des femmes et d’être séduit par elles. Avec ou sans l’accomplissement par l’acte d’amour. Être fasciné, subjugué, lui importait plus que baiser par simple curiosité, dans une relative indifférence. Il ne puisait que dans les méandres de l’éternel féminin sa consolation de vivre pour crever sur cette dérisoire planète. Rien d’autre ne l’avait jamais intéressé, ni le travail ni les diversions intellectuelles ni surtout l’ambition de gagner du pouvoir ou de l’argent.
Cette enivrante dérive avait été toute sa vie. Et maintenant il venait d’atteindre soixante-dix ans et il devait bien admettre que cette même vie était derrière lui.
C’est alors qu’il entra un jour dans une librairie où il fut accueilli par une douce jeune femme d’une vingtaine d’années dont le ravissant visage d’enfant assez narquois contrastait de façon insolite avec un corps singulièrement excitant, à la fois gracile et bien en chair, indolent et vibrant.
Dès la première heure, il l’invitait à prendre un café en face de la librairie et, à partir de cet instant, il affronta, en toute amertume avouée, une morne évidence : il désirait cette presque adolescente qui agissait avec la plus stricte neutralité et, de plus, il avait même vécu pas mal d’années sans avoir ressenti un désir aussi lancinant. Douloureux aussi : depuis la cinquantaine affrontée sans complexes, ses maîtresses avaient souvent l’âge d’être ses filles, mais cette fois il se laissait troubler par une femme qui pouvait être sa petite-fille. Que faire sinon refouler ses impulsions et pédaler dans les regrets ?
Mais, dès cette première rencontre, il revint tous les jours à la librairie. Comme sur la pointe des pieds, discrètement, furtif, fureteur, butinant d’un rayon à un autre pour acheter invariablement un ou deux livres par jour, jamais moins, jamais plus.
Ensuite, après avoir réglé son achat quotidien, il s’approchait de la petite libraire pour lui dire au revoir et lui donner deux chastes baisers, à peine appuyés, sur les yeux ou près des lèvres ou encore dans le cou, sans jamais effleurer le corps de la jeune femme, acte qu’il craignait parce qu’il aurait pu lui faire perdre son apparent sang-froid. Et, de toute façon, éprouver la douceur et humer l’odeur de cette peau encore tellement enfantine suffisait à le faire rêver, fantasmer, regretter. Aller plus loin l’aurait dégoûté de lui-même.
À la fin de l’année, il ne put cependant s’empêcher de dresser un bilan, comme emporté dans une absurde rêvasserie. Et sans être un virtuose du calcul mental, il lui fallut bien reconnaître qu’à une moyenne de 100 frs par jour en achat de livres, il avait dû dépenser au cours de l’année environ 30 000 frs dans cette seule librairie.
Il pensa alors avec quelque ironie que les prostituées l’avaient toujours laissé indifférent et que jamais il n’aurait eu l’idée de cracher 300 frs pour s’en payer une, mais qu’il avait accepté, sans même y penser, de dépenser cent fois plus pour quelques baisers aussi légers qu’anodins. Et, pour comble, il lui avait été très consolant d’agir ainsi. Mais il ressentait plus de nostalgie brumeuse en reconnaissant qu’il avait rarement vécu une aventure sans aventure aussi perverse sous l’aspect de la plus apparente innocence.