Lettre au docteur Samuel Fastlicht
9 janvier 1948, Coyoacán
À Monsieur le docteur Samuel Fastlicht
À remettre en main propre
Cher ami,
Voici enfin le tableau. J’ai tardé plus que ce que nous étions convenus car ces derniers temps j’ai dégusté comme pas deux, d’ailleurs je n’ai pas les mots pour vous le décrire. L’état dans lequel je suis se reflète naturellement dans mon autoportrait. Il ne vous plaira peut-être pas, et vous avez parfaitement le droit de me le dire en toute sincérité. Personnellement, il me plaît beaucoup, car il est l’expression exacte de mes émotions, or c’est ce que recherche tout peintre sincère. Mais c’est vous qui achetez, ce qui change tout. Anita Brenner m’a dit qu’il vous avait paru trop cher. Écoutez, mon ami, n’allez pas me trouver gonflée, bien au contraire, je vends mes tableaux à 3 000 pesos, et à vous, parce que vous avez été si gentil avec moi, je vous le laisse à 2 500, desquels je dois soustraire les 500 que je vous dois pour les molaires, donc il ne m’en restera que 2 000 tout rond, ce qui par les temps qui courent ne vaut pas tripette. Mais je ne veux pas non plus vous forcer la main. Si le marché ne vous convient pas, je peux vous en faire un autre plus petit, qui demande moins de travail, et je vendrai celui-ci ailleurs. C’est juste qu’en ce moment je suis dans une « dèche » pas piquée des hannetons et j’ai besoin de me renflouer. C’est pourquoi je vous l’envoie avec la peinture encore fraîche. Dans une semaine, j’irai vous le vernir. Vous savez, mon ami, qu’entre vous et moi la franchise est reine, alors vous pouvez tout me dire. Si vous êtes d’accord pour l’argent, remettez-le, s’il vous plaît, à ma sœur Cristina, la petite qui vous apporte le tableau. Je ne le fais pas moi-même car je me sens aussi en forme qu’un chat tout mouillé.
Des millions de mercis et j’espère que vous comprendrez que je n’essaie surtout pas de vous rouler ou quoi que ce soit dans le genre.
Je vous envoie toute mon affection, et ne me grondez pas si je ne suis pas venue moi-même. Si vous étiez à ma place, vous vous seriez déjà jeté du haut de la cathédrale.
Que la vie vous soit douce en 1948 et toutes les années à venir, c’est le vœu le plus cher de votre camarade et amie sincère.
Frida