Lettres au docteur Leo Eloesser

Detroit, 26 mai 1932

 

(…) Cette ville me fait l’effet d’un vieux patelin miteux, on dirait un petit village, je n’aime pas du tout. Mais je suis contente parce que Diego y est bien pour travailler, il a trouvé pas mal de matériel pour les fresques qu’il va peindre dans le musée. Les usines, les machines, etc., tout ça, il adore, il est comme un enfant avec un nouveau jouet. La zone industrielle de Detroit est d’ailleurs la plus intéressante, le reste est comme dans tous les États-Unis : moche et stupide (…)

J’ai pas mal de choses à vous raconter à mon propos, mais, disons, pas très agréables. D’abord, ma santé va mal. Je voudrais vous parler de tout sauf de ça, car vous devez en avoir par-dessus la tête d’entendre tout le monde se plaindre et, surtout, d’écouter les malades vous raconter leurs maladies, mais j’aimerais avoir la prétention de croire que mon cas est un peu différent car nous sommes amis et, aussi bien Diego que moi-même, nous vous aimons beaucoup. Et vous le savez bien.

Sachez d’abord que je suis allée voir le docteur Pratt, parce que vous l’aviez recommandé aux Hastings. La première fois, j’y suis allée pour mon pied, qui ne va pas mieux, et par conséquent pour mon orteil, qui va encore plus mal que la dernière fois que vous m’avez vue, il y a presque deux ans. Ça ne m’inquiète pas trop vu que je sais qu’une guérison n’est pas envisageable et que pleurer n’arrange rien, au contraire. À l’hôpital Ford, où le docteur Pratt exerce, un médecin, je ne me rappelle plus lequel, m’a diagnostiqué un ulcère trophique. Qu’est-ce que c’est ? J’en suis restée bouche bée quand j’ai appris que j’avais un truc pareil à la patte. Mais la chose la plus importante dont je veux m’entretenir avec vous avant toute autre personne, c’est que je suis enceinte de deux mois. Voilà pourquoi je suis retournée voir le docteur Pratt, qui m’a dit qu’il connaissait mon cas parce qu’il en avait parlé avec vous à La. Nouvelle-Orléans et que je n’avais pas besoin de lui rappeler toutes ces histoires d’accident, d’hérédité, etc. Estimant que dans mon état il valait mieux avorter, je le lui ai dit et il m’a donné une dose de quinine et une purge bien carabinée d’huile de ricin. Le lendemain, j’ai eu une très légère hémorragie, presque rien. Pendant cinq ou six jours, j’ai un peu saigné, mais vraiment très peu. J’ai quand même cru que j’avais avorté et je suis retournée voir le docteur Pratt. Il m’a auscultée et m’a dit que non, qu’il était sûr et certain que je n’avais pas avorté et qu’à son avis, au lieu d’avoir recours à une opération, il valait mieux que je garde l’enfant, parce que malgré le mauvais état de mon organisme, notamment la légère fracture du pelvis, la colonne, et cetera et cetera, je n’aurais pas trop de mal à le mettre au monde par césarienne. Il dit que si nous restons à Detroit pendant les sept prochains mois de ma grossesse, il s’occupera de moi avec le plus grand soin. Je voudrais avoir votre avis, en toute confiance, car en l’occurrence je ne sais pas quoi faire. Naturellement, je prendrai la décision que vous jugerez la plus convenable pour ma santé, et Diego en dit de même. Pensez-vous qu’il serait plus dangereux d’avorter que d’avoir l’enfant ? Il y a deux ans, j’ai subi un avortement chirurgical au Mexique, plus ou moins dans les mêmes circonstances qu’aujourd’hui, sauf que j’étais enceinte de trois mois. Cette fois, ça ne fait que deux mois et je pense que ce sera plus facile, mais je ne sais pas pourquoi le docteur Pratt pense qu’il vaudrait mieux que j’aie cet enfant. Vous connaissez mon état mieux que personne. En premier lieu, avec cette hérédité dans le sang, je ne crois pas que le petit arriverait en très bonne santé. En deuxième lieu, je suis très faible et l’accouchement n’arrangerait rien. Et pour couronner le tout, la situation n’est pas simple pour moi en ce moment, car je ne sais pas exactement combien de temps il va falloir à Diego pour terminer sa fresque(45), mais d’après mes calculs ce sera en septembre, or l’enfant est censé naître en décembre, il faudrait donc que je reparte au Mexique trois mois avant l’accouchement. Si Diego tardait plus, il vaudrait mieux que j’attende la naissance du petit ici, mais il serait de toute façon compliqué de voyager avec un bébé de quelques jours. Je n’ai personne de ma famille ici pour s’occuper de moi pendant et après ma grossesse, et mon pauvre petit Diego ne pourrait pas même s’il le voulait, à cause de son travail et des milliers de choses dont il doit s’occuper. Inutile, donc, de compter sur lui. À la limite, je pourrais partir à Mexico en août ou en septembre et accoucher là-bas. Je ne crois pas que Diego ait très envie d’avoir un enfant : le travail est son principal souci, et il a bien raison. Les gosses arrivent en troisième ou en quatrième position. En ce qui me concerne, je ne saurais vous dire si cela me convient ou pas d’avoir un enfant, car Diego est continuellement en voyage et je n’ai aucune intention de rester à Mexico et de le laisser partir tout seul. Bref, ça ne ferait que nous compliquer la vie à tous les deux, vous ne croyez pas ? Mais si vous êtes vraiment du même avis que le docteur Pratt, si vous pensez qu’il vaut mieux pour ma santé ne pas avorter et garder cet enfant, alors je trouverai le moyen de pallier toutes ces difficultés. Votre avis m’importe plus que tout autre, parce que vous êtes le mieux placé pour juger de ma situation, et par avance je vous remercie du fond du cœur de me dire clairement ce que vous estimez préférable. Au cas où il conviendrait d’avorter par voie chirurgicale, je vous prie de bien vouloir écrire au docteur Pratt, car il ne se rend probablement pas compte de tout et, comme l’avortement est contraire à la loi, il a peut-être peur, mais après il sera trop tard pour l’opération.

Si, au contraire, vous pensez qu’il vaut mieux pour moi avoir cet enfant, alors dites-moi s’il est plus convenable de repartir au Mexique en août, pour accoucher là-bas, auprès de ma mère et de mes sœurs, ou bien d’attendre la naissance ici. J’arrête de vous embêter, vous n’imaginez pas, mon cher petit docteur, combien j’ai honte de vous déranger avec tout ça ; je vous parle non seulement comme à un médecin mais surtout comme à mon meilleur ami et votre avis me sera d’une utilité dont vous n’avez pas idée, parce que je ne peux compter sur personne ici. Diego, comme d’habitude, est très gentil avec moi, mais je ne veux pas le distraire avec ce genre de choses maintenant qu’il a tellement de travail et qu’il a besoin, avant tout, de tranquillité et de calme. Je ne suis pas assez proche de Jean Wight et de Cristina Hastings pour leur demander leur avis, c’est trop important, surtout qu’à la moindre bourde, la faucheuse m’attend au tournant ! Voilà pourquoi, pendant que j’ai encore un peu de temps devant moi, je veux savoir ce que vous pensez et faire ce qui sera le plus approprié pour ma santé. Je crois d’ailleurs que c’est la seule chose qui intéressera Diego, parce qu’il m’aime, je le sais, et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour lui être agréable. Je mange mal, je n’ai pas d’appétit ; en faisant un effort, j’arrive à avaler deux verres de crème chaque jour ainsi qu’un peu de viande et de légumes. Mais maintenant, à cause de cette satanée grossesse, j’ai tout le temps envie de vomir et… je suis au bout du rouleau ! Tout me fatigue, ma colonne me fait mal, quant à ma jambe, n’en parlons pas ; je ne peux pas faire d’exercice, du coup, pour digérer, c’est la croix et la bannière ! Pourtant, j’ai envie de faire des tas de choses et jamais je ne me sens déçue de la vie, comme dans les romans russes. Je comprends parfaitement ma situation et je suis plus ou moins heureuse, d’abord parce que j’ai Diego, ma mère et mon père ; je les aime tellement. Je crois que c’est amplement suffisant, je ne demande surtout pas de miracles à la vie. De tous mes amis, c’est vous que j’aime le plus et c’est pour cette raison que je me permets de vous embêter avec toutes ces sottises. Pardonnez-moi et, quand vous répondrez à cette lettre, donnez-moi de vos nouvelles. Diego et moi vous embrassons tendrement.

Frieda

 

Si vous pensez que je dois me faire opérer tout de suite, envoyez-moi, s’il vous plaît, un télégramme codé, histoire que vous n’ayez pas d’ennuis. Mille mercis et mon meilleur souvenir. F.

 

Concernant ce que vous m’avez demandé à propos du ballet de Carlos Chávez et Diego(46), figurez-vous que c’était une vraie pourriture, avec un grand P comme… Ce n’était pas la faute de la musique ou des décors, mais de la chorégraphie, pleine de blondes insipides essayant de se faire passer pour des Indiennes de Tehuantepec, et si vous les aviez vues remuer leurs fesses : on aurait dit que c’était du plomb qui leur coulait dans les veines. Bref, de la cochonnerie à l’état pur.

*

Detroit, 29 juillet 1932

 

Mon cher petit docteur,

J’aurais voulu vous écrire il y a longtemps, croyez-moi, mais il m’est arrivé tellement de choses que jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas trouvé le temps de m’asseoir tranquillement pour prendre ma plume et vous écrire ces quelques lignes.

Je veux tout d’abord vous remercier pour votre lettre et votre télégramme si aimables. À ce moment-là, j’étais enthousiaste à l’idée d’avoir cet enfant, même après avoir réfléchi aux difficultés que cela engendrerait ; c’est sûrement mon corps qui parlait, car je sentais le besoin de le garder. Quand votre lettre est arrivée, elle m’a encore plus encouragée, car il vous semblait que je pouvais avoir cet enfant, alors je n’ai pas remis au docteur Pratt la lettre que vous m’aviez envoyée pour lui ; j’étais en effet persuadée que je pourrais supporter cette grossesse, retourner au Mexique en temps voulu et accoucher là-bas. Presque deux mois se sont écoulés et je ne ressentais aucune gêne, je me suis mise au repos et j’ai pris grand soin de moi. Mais deux semaines environ avant le 4 juillet, j’ai remarqué un filet de sang épais qui coulait presque tous les jours, alors je me suis inquiétée et je suis allée voir le docteur Pratt, qui m’a dit que tout allait bien et que je pourrais avoir mon enfant par césarienne. Ça a continué jusqu’au 4 juillet et là, sans que je sache pourquoi, en un clin d’œil j’ai fait une fausse couche. Le fœtus n’était pas formé, quand il est sorti il était tout désagrégé, alors que j’étais enceinte depuis trois mois et demi. Le docteur Pratt n’a pas évoqué de cause précise, il m’a juste assuré que je pourrais un jour avoir un autre enfant. À l’heure où je vous écris, je ne sais toujours pas pourquoi je l’ai perdu et pour quelle raison le fœtus n’était pas formé, alors allez savoir comment je vais de l’intérieur, parce que c’est un peu bizarre, vous ne croyez pas ? J’étais tellement contente à l’idée d’avoir un petit Dieguito que j’ai beaucoup pleuré, mais maintenant que c’est passé, il n’y a plus qu’à se résigner… Bref, il y a des milliers de choses autour desquelles règne le mystère le plus absolu. Quoi qu’il en soit, je suis comme les chats, on n’a pas ma peau si facilement… c’est toujours ça… !

Faites un saut par ici et venez nous rendre visite ! Nous avons des tas de choses à nous raconter et avec de bons amis on en arrive à oublier qu’on est dans ce pays à la con ! Écrivez-moi et n’oubliez pas vos amis qui vous aiment tant.

Diego et Frieda

 

À vrai dire, je ne me sens pas à ma place, mais je dois faire contre mauvaise fortune bon cœur et rester ici, car je ne peux pas laisser Diego.

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