Lettre à Matilde Calderón
New York, 20 janvier 1932
Ma chère petite maman,
Je vais enfin mieux, juste un chat dans la gorge et je tousse un peu, mais ce n’est rien. Le pire, c’est d’avoir passé quelques jours à m’ennuyer comme pas deux, cloîtrée dans cet hôtel miteux, à regarder Central Park où les arbres sont tellement clairsemés qu’on dirait une décharge, et à écouter rugir les lions, les tigres et les ours qui sont dans le zoo en face de l’hôtel. La nuit, je me suis mise à lire des romans policiers ; quand je tombe de sommeil, je vais au lit et là, les cauchemars commencent.
Huit jours de grippe où je n’ai rien fait d’autre. Hier, je suis enfin sortie un moment, mais je ne veux pas jouer les dures, parce que, ici, le climat ne fait pas de cadeau et si je rechute ce sera pire, tu ne crois pas ? Je préfère donc m’ennuyer et bayer aux corneilles à l’intérieur de l’hôtel. En plus, dès le matin, ça défile, l’après-midi aussi, et le soir j’attends Diego.
Alors on descend manger au restaurant de l’hôtel, ou bien on se fait monter le dîner dans la chambre.
Il y a une dame qui vient me voir régulièrement ; elle a sa sœur à San Francisco ; elle dit qu’elle me trouve sacrément sympa. La pauvre vieille, elle est gentille avec moi, mais moi, je ne supporte pas beaucoup les gens, je ne sais pas pourquoi.
Des fois, je reçois la visite des Bloch, des Juives dont le père est le meilleur compositeur de musique moderne, Ernest Bloch. Elles sont gentilles avec moi. La plus grande joue du luth (un instrument très ancien qui remonte au Moyen Âge) et la pauvre, elle traîne son luth pour s’accompagner en me chantant des chansons. L’autre jour, elle est venue cuisiner pour moi, histoire de varier mes repas, elle m’a préparé une soupe de légumes que j’ai trouvée dégueulasse, mais j’ai dû lui dire qu’elle était délicieuse ; après elle m’a concocté un dessert au chocolat avec des galettes, c’était pas trop mauvais. En tout cas, je lui suis reconnaissante d’être aussi gentille avec moi, parce qu’elle n’est pas obligée, tu ne crois pas ? Elles sont très pauvres, elles travaillent mais ce qu’elles gagnent leur permet tout juste de joindre les deux bouts, parce que leur père est en Europe et en plus c’est un coureur de jupons, il fait souffrir leur mère, elles ne l’aiment pas, elles vivent toutes seules ici ; elles ont seulement leur frère, qui est marié, c’est un ingénieur électricien, très pauvre lui aussi, un garçon très gentil.
Plusieurs personnes m’ont témoigné leur affection. Il y a une jeune fille qui a vécu trois ans au Mexique et qui parle très bien espagnol, elle s’appelle Ella Wolfe. Elle m’aime beaucoup et quand je suis tombée malade, elle avait beau travailler et vivre à l’autre bout de la ville, elle est venue me voir, m’apporter des médicaments, des livres, tout ce dont j’avais envie. Elle est russe, brune, rondelette, elle me rappelle Mati, sauf que Mati est plus jolie.
Malú Cabrera aussi a été très bonne pour moi, parce que malgré le passé… que tu connais, malgré son amitié avec Guadalupe Marín(40), elle est gentille avec moi et elle veut être mon amie.
Comme tu vois, il y a pas mal de gens qui s’occupent de moi. Quant à Diego, même s’il a l’air de s’en ficher et de s’intéresser seulement à sa peinture, il m’aime beaucoup et il est très gentil. Je crois que tous les hommes sont pareils : des inutiles si jamais on tombe malade, pas vrai ? Mais il est extraordinaire avec moi, et même parfois c’est moi qui ramène un peu trop ma fraise, j’exagère, je suis d’une humeur massacrante, mais ça me passera avec le temps.
Je vais écrire à Hortensia Muñoz. J’ai très envie de la voir avant de partir à Detroit.
Et toi, ma belle, qu’est-ce que tu me racontes de neuf ? Qu’est-ce que tu fais de tes journées ? Tu me manques à un point que tu ne peux pas imaginer. Parfois, quand je pense à toi et à papa, j’ai du mal à croire que je suis si loin de vous, mais face à l’évidence, il me prend des envies de partir en courant jusqu’à Coyoacán. Je crois qu’en août ou en septembre Diego aura fini tout ce qu’il a à faire.
Les Covarrubias me proposent de rentrer avec eux au Mexique en mars, mais je crois que je ne pourrai pas laisser Diego. Lui, il me dit que s’il gagne un peu d’argent cette année, on pourra aller vivre à Mexico pour toujours, mais qu’en attendant je dois faire contre mauvaise fortune bon cœur et supporter toutes ces vieilles, ces fêtes, etc., pour qu’il puisse atteindre son objectif. Je crois qu’il a mille fois raison, mais ça m’angoisse, je perds patience, je voudrais que ça arrive comme par magie. Tout ce que je constate, c’est que je ne peux pas aller bien sans vous, alors je broie du noir, tout m’ennuie, tout me gêne, bref, j’ai la coyoacanite.
Quand tu pourras, quand tu auras un tout petit peu de temps libre, écris-moi, ma belle, quand je reçois une lettre de toi je suis tellement contente que tout devient plus léger.
J’ai écrit à papa. Dans ses lettres il me dit qu’il ne peut pas se mettre à la peinture comme je le lui ai recommandé, parce qu’il est toujours occupé par son travail, il se dit qu’il vit aux crochets des autres et qu’il n’a plus les moyens de te donner tout ce qu’il voudrait. Moi, je lui réponds qu’il n’est qu’un gros bêta et qu’il doit prendre la vie plus à la légère. Au moins, vous ne manquez pas de l’essentiel, non ? Et puis, il peut faire des petits boulots de temps en temps, juste pour ne pas s’ennuyer et pour avoir de quoi s’acheter des cigarettes et des friandises. Si jamais j’arrive à vendre un tableau, je lui enverrai de quoi rembourser ce qu’il doit au Foto Supply, histoire de le calmer, et quand je rentrerai, tu verras comme tout se passera bien ; on vivra tous les trois très heureux. Je veux vivre avec toi maintenant, parce que durant les mois que j’ai passés à Mexico, je t’ai à peine vue et je ne peux pas me partager entre ma maison et la tienne. Si on vit tous les trois ensemble, tu verras comme ça ira bien, et moi, je serai la plus heureuse au monde.
Bon, ma belle, ne t’inquiète pas et ne va surtout pas croire que j’étais gravement malade ou je ne sais quoi d’autre. J’ai juste été enrhumée et maintenant je vais parfaitement bien, je tousse juste un peu.
Prends soin de toi, pense bien à moi et écris-moi chaque fois que tu pourras.
Fais plein plein de bisous à papa, à Cristi, à la petite, et passe le bonjour de ma part à Antonio. J’ai écrit à grand-mère. Tout ce que j’attends, c’est une autre lettre de toi.
Le cadeau d’Isoldita est bien arrivé ou pas ?
Je t’envoie mon cœur tout entier.
Ta Frieducha
Je vous envoie à toi et à papa ces cinq dollars pour que vous vous achetiez quelque chose qui vous plaise.