Lettres à Alejandro Gómez Arias
10 avril 1927
(…) En plus de toutes les choses qui me chagrinent, voilà que maman est tombée malade elle aussi, papa n’a pas d’argent et Cristina ne s’occupe pas de moi, elle ne fait pas le ménage dans ma chambre, je dois la supplier pour tout, elle poste mes lettres quand ça lui chante et elle me pique tout ce qui lui fait envie (…) Pour me distraire un peu, je lis ; j’en suis à la cinquième relecture de John Gabriel Borkman et à la six ou septième de La Bien Plantada(28); il y a aussi dans le journal un article quotidien sur « La révolution russe », par Alexandre Kerenski (c’est le dernier aujourd’hui), et sur ce qui se passe à Shanghai. J’apprends l’allemand, mais j’en suis toujours à la troisième déclinaison, c’est vraiment la croix et la bannière. (…)
Dimanche prochain, papa va faire une photo de moi avec « Cañita », pour que je te l’envoie, d’accord ? Si tu peux en faire faire une jolie de toi là-bas, envoie-la-moi, histoire que je dessine ton portrait quand j’irai un peu mieux.
Écris-moi – écris-moi – écris-moi et écris-moi, et puis surtout, même si tu vois au Louvre la Vénus de Milo en personne, ne m’oublie pas.
Et même si tu vois le nec plus ultra de l’architecture, ne m’oublie pas. C’est la seule chose susceptible de me soulager, ne m’oublie pas.
[Elle signe d’un triangle]
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Vendredi saint, 22 avril 1927
Mon Alex,
Alicia m’a écrit mais, depuis le 28 mars, ni elle ni personne n’a reçu la moindre nouvelle… Rien n’est comparable au désespoir de ne rien savoir de toi depuis un mois.
Je suis toujours malade, je maigris beaucoup. Le médecin est d’avis qu’il faut me poser un corset en plâtre pendant trois ou quatre mois, au lieu de cette gouttière qui fait peut-être un peu moins mal que le corset mais qui donne de piètres résultats ; comme il faut y rester des mois, les malades se blessent, et les plaies sont plus faciles à soigner que la maladie. Le corset va me faire horriblement souffrir, parce qu’il doit être bien ajusté et, pour me le poser, il va falloir me suspendre par la tête jusqu’à ce qu’il sèche, sinon ça ne servirait à rien tellement ma colonne est déglinguée ; alors, en me suspendant, ils vont faire en sorte de me redresser le plus possible, et je te passe les détails ; bref, tu peux imaginer ma souffrance et celle qui m’attend… Le vieux docteur dit que le corset donne de très bons résultats quand il est bien mis, mais ça reste à voir. Si je casse pas ma pipe d’ici là, on me le posera lundi à l’hôpital français… Le seul avantage de cette saleté, c’est que je pourrai marcher, mais vu à quel point j’ai mal à la jambe quand je marche, l’avantage s’avère être un inconvénient. En plus, je risque pas de sortir dans la rue avec cette dégaine, ou j’atterrirais à l’asile à coup sûr. Si jamais par malheur le corset ne donnait aucun résultat, alors il faudrait m’opérer et l’opération consisterait, toujours d’après ce même docteur, à m’enlever un bout d’os dans une jambe pour me le mettre dans la colonne, mais avant que ça arrive, tu peux être sûr que je me serai autoéliminée de la surface de la terre (…) Voilà à quoi se réduit mon existence, rien de nouveau sous le soleil. Je m’ennuie avec un E comme Et merde ! Mon seul espoir est de te revoir (…}
Écris-moi
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et surtout, aime-moi
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[Elle signe d’un triangle]