Lettres à Alejandro Gómez Arias

16 décembre 1923

 

Alex,

Je suis vraiment désolée de ne pas avoir été hier à quatre heures à l’université. Ma mère ne m’a pas laissée aller à Mexico parce qu’il y avait du grabuge, à ce qu’on lui avait dit. En plus, je ne me suis pas inscrite et maintenant je ne sais pas quoi faire. Je te supplie de me pardonner, je sais que tu m’as trouvée grossière, mais ce n’était pas ma faute ; j’ai eu beau faire, ma mère s’était mis en tête de ne pas me laisser sortir et j’avais plus qu’à ronger mon frein.

Demain lundi, je vais lui dire que je passe un examen de modelage et que je dois rester toute la journée à Mexico. On verra bien : il faut d’abord que je teste l’humeur de ma chère petite maman, après je me déciderai à lâcher ce bobard ou pas. Si jamais j’y vais, je te retrouve à onze heures et demie à la fac de droit. Tu n’auras pas besoin d’entrer dans l’université : attends-moi au coin de chez le glacier, si tu veux bien. Comme prévu, la posada aura lieu chez Rouaix, du moins la première, c’est-à-dire maintenant ; je suis bien décidée à ne pas y aller, mais va savoir si au dernier moment…

En tout cas, étant donné que nous allons peu nous voir, je veux que tu m’écrives, Alex, parce que sinon moi non plus je ne t’écrirai pas, et si tu n’as rien à me dire, envoie-moi une feuille blanche ou bien dis-moi cinquante fois la même chose, au moins j’aurai la preuve que tu te souviens de moi…

Bon, je t’embrasse et t’envoie toute ma tendresse.

Ta

Frieda

 

Excuse les revirements d’encre.

*

19 décembre 1923

 

(…) Je suis en colère parce qu’on m’a punie à cause de cette idiote de Cristina, tout ça parce que j’ai flanqué une rouste à cette morveuse (elle m’avait chipé des trucs) et qu’elle s’est mise à beugler pendant une demi-heure. Résultat : je me suis pris une raclée de première et on ne m’a pas laissée aller à la posada d’hier, et maintenant c’est tout juste si on me laisse sortir dans la rue. Du coup, je t’écris à toute vitesse, mais je t’écris quand même pour que tu voies que je ne t’oublie pas, même si j’en ai gros sur le cœur. Imagine un peu : je peux pas te voir, je suis punie et j’ai passé la journée à ne rien faire, tellement je suis en pétard. Tout à l’heure, j’ai demandé à maman de me laisser aller jusqu’à la place pour m’acheter une friandise et j’en ai profité pour aller à la poste… histoire de t’écrire.

Reçois plein de baisers de ta petite à qui tu manques.

Salue pour moi Carmen James et Chong Lee (s’il te plaît).

 

Frieda

*

22 décembre 1923

 

Alex,

Hier je n’ai pas pu t’écrire car il était tard quand on est rentrés de chez les Navarro, mais à présent j’ai du temps pour toi. Hier soir le bal n’était pas extraordinaire, c’est le moins qu’on puisse dire, mais bon, on trouve toujours moyen de s’amuser un peu. Ce soir, il y a une posada chez Mme Roca, j’irai dîner là-bas avec Cristina, ça risque d’être bien parce qu’il y aura des tas de jeunes gens, et la maîtresse de maison est très sympathique. Je t’écrirai demain pour te raconter comment c’était.

Chez les Navarro, je n’ai pas beaucoup dansé car je n’étais pas d’humeur. C’est avec Rouaix que j’ai le plus dansé, les autres me tapaient sur le système.

Il y a une autre posada au programme chez les Rocha, mais va savoir si on ira…

Écris-moi, ne sois pas méchant.

Des tas de baisers de

Ta Frieda

 

On m’a prêté Le Portrait de Dorian Gray. Envoie-moi, s’il te plaît, l’adresse de Guevara, pour lui envoyer sa Bible.

*

1er janvier 1924

 

Mon Alex,

(…) Où avez-vous passé le Nouvel An, finalement ? Moi, je suis allée chez les Campos. C’était moyen, car on a passé presque tout le temps à prier et ensuite j’avais tellement sommeil que je me suis endormie et je n’ai pas du tout dansé. Ce matin, j’ai communié et j’ai prié Dieu pour vous tous…

Figure-toi qu’hier après-midi je suis allée me confesser et j’ai oublié trois péchés, et pas des moindres, mais j’ai quand même communié, alors maintenant je sais pas trop quoi faire. C’est que je me suis mis en tête de ne pas croire en la confession, du coup, j’ai beau vouloir, j’arrive plus à me confesser comme il faut. Une vraie bourrique, pas vrai ?

Bon, mon amour, comme tu peux le constater, je t’écris. C’est sûrement la preuve que je ne t’aime pas, mais alors pas du tout.

Frieda

 

Excuse-moi de t’écrire sur un papier tellement nunuche, mais Cristina me l’a échangé contre des feuilles blanches ; j’ai regretté après coup, mais trop tard. (Il n’est pas non plus si moche.)

*

12 janvier 1924

 

Mon Alex,

(…) Pour l’inscription à l’école, ça va être une galère : il parait que ça commence le 15 de ce mois et que c’est un vrai sac de nœuds. Sauf que ma mère refuse que j’aille m’inscrire tant que le calme n’est pas revenu(11). Bref, je n’ai aucun espoir d’aller à Mexico, je vais devoir rester au village. Qu’est-ce que tu sais de la révolte ? Raconte-moi, histoire que je sois au courant de ce qui se passe pendant que je suis coincée ici (…) Tu vas me répondre que je n’ai qu’à lire le journal, mais ça me fatigue à l’avance, alors je lis d’autres choses. J’ai trouvé quelques très beaux livres sur l’art oriental. Voilà ce que lit ta Friducha en ce moment.

Bon, mon tout beau, comme je n’ai plus de papier et que je vais finir par t’ennuyer avec mes bêtises, je te dis au revoir et je t’envoie 1 000 000 000 000 de baisers (si tu me le permets), sans faire de bruit, sinon San Rafael(12) va se mettre dans tous ses états. Écris-moi et raconte-moi ce que tu deviens.

Ta Frieda

 

PS : Passe le bonjour de ma part à Reynilla si tu la vois. Excuse-moi pour mon écriture infecte.

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