Lettre à Diego Rivera

New York, 9 janvier 1939

 

Mon joli petit môme,

Hier, je t’ai parlé au téléphone et je t’ai senti un peu triste. Je m’inquiète pour toi. J’aimerais bien recevoir ta lettre avant mon départ, pour en savoir plus sur Coyoacán et sur toute cette affaire. Ici, deux articles ont paru dans le News, à propos du vieux et du général. Je te les envoie pour que tu te voies à quel point ils peuvent être bêtes dans ce putain de pays, ils disent que Lombardo(74) est un trotskiste furibond, etc., etc.

Tu sais que je vais passer cette dernière semaine chez Mary. Elle est venue me chercher hier soir, parce que David veut que je me repose et que je dorme bien avant d’embarquer ; cette sale grippe m’a achevée, elle a fait de moi une misérable loque. Tu me manques, mon tout beau, tellement que parfois j’ai une furieuse envie de partir à Mexico, d’ailleurs la semaine dernière j’ai failli me dégonfler pour le voyage à Paris, mais comme tu le dis si bien, ce sera peut-être ma dernière occasion d’y aller, alors je vais faire contre mauvaise fortune bon cœur et mettre les bouts. Je serai de retour à Mexico en mars car je n’ai pas l’intention de rester plus d’un mois à Paris…

Mary va m’aider à faire ma valise, parce que, avec cette maudite maladie, je n’ai rien pu faire. Je n’ai pas pu finir le tableau de Mme Luce(75), je le terminerai à Paris car je suis à bout de forces : pendant cinq jours j’ai eu de très fortes fièvres et je suis épuisée, à deux doigts de clamser. Et pour couronner le tout, j’ai mes règles, je suis complètement lessivée. La pauvre Mary a été une mère pour moi, David et Anita pareil, de temps en temps ils me grondent tellement que la Terre en tremble, notamment quand je désobéis aux médecins, tu me connais, mais je me suis évité la pneumonie, heureusement parce que j’en aurais bien bavé. Il a fait un vache de froid, tout le monde se traîne une bronchite ou quelque chose dans le genre, et je me fais gronder parce que je ne porte pas de sous-pull en laine, mais pour tout te dire, ils piquent et je ne supporte pas d’avoir ça sur ma peau.

Ça m’a fait plaisir de savoir que tu avais aimé le portrait que j’ai fait pour Goodyear(76). Lui, il est ravi, et pour mon retour il m’a commandé celui de Katherine Cornell et celui de sa fille, mais ce sera en octobre, quand tu reviendras avec moi, parce que je ne vais pas attendre plus longtemps sans toi. J’ai besoin de toi comme de l’air pour respirer et c’est un véritable sacrifice que d’aller en Europe, car tout ce que je veux c’est mon petit môme tout près de moi.

J’ignore quels sont les projets des Breton car ils ne m’ont plus jamais écrit, ils n’ont même pas répondu au télégramme que je leur ai envoyé la semaine dernière. J’imagine qu’ils vont m’attendre à Cherbourg ou là où le bateau fera escale, sinon je me demande ce que je pourrais bien foutre dans cette contrée que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam.

Mon amour, ne joue pas trop avec Fulang, tu as vu ce qu’il a fait à ton pauvre œil, contente-toi de le regarder de loin, et qu’il ne s’avise pas de te faire mal pour de bon parce que je le tue. Et ce cher raton laveur ? Il doit être énorme maintenant. Empêche-le de chasser trop souvent, c’est mauvais pour lui.

Vous avez monté ma bicyclette dans ma chambre ? Je ne veux pas que les gosses l’utilisent, il vaut mieux que tu la ranges là-haut. Lupe se tient comme il faut ? Et Carmelita, qu’est-ce qu’elle devient ? Passe le bonjour à tout le monde et tout spécialement au général Désordre.

Tu vois Ch. Hidalgo ? Dis-lui que je n’ai pas oublié les gants et le pull qu’il m’a commandés. Et puis dis à Kitty de te recoudre tes vêtements, de tout bien laver et d’appeler le « coiffing » quand tu en auras besoin. Et toi, pense à te baigner et à prendre bien soin de toi. N’oublie pas que je t’aime plus que ma propre vie, que tu me manques à chaque minute un peu plus. Sois sage, même si tu t’amuses n’arrête jamais de m’aimer, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Je t’écrirai de Paris aussi souvent que possible, et toi, épargne-moi le chagrin de ne pas avoir de nouvelles de toi. Écris-moi de toutes petites lettres ou des cartes postales, mais qu’au moins je sache comment va ta santé.

Mon tableau de la morte est plutôt réussi, sauf l’espace entre les deux corps, et le bâtiment a l’air d’une cheminée, tu sais, celles qui sont bien carrées, et puis je le trouve un peu trop bas. Chaque jour je suis un peu plus convaincue que je ne vaux pas tripette en dessin et je me sens conne quand je veux introduire un peu de distance dans ma peinture. Je donnerais tout pour voir ce que tu es en train de faire en ce moment, ce que tu peins, pour pouvoir être près de toi et pour dormir avec toi dans notre petite chambre du pont ; ton rire me manque tellement, et ta voix, tes mains, tes yeux, même tes colères, tout, mon tout petit, toi tout entier, tu es ma vie à présent et rien ni personne ne peut me changer.

J’attends la lettre que tu m’as promise dans ton télégramme et au téléphone. Dis-moi pourquoi tu m’as semblé triste, dis-moi tout, dis-moi si tu veux que j’aille te retrouver et que j’envoie foutre Paris et tout le monde.

Je t’envoie des millions et des millions de baisers et tout mon cœur.

Ta chicuita.

Friduchín

Lettres
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