Lettre à Eduardo Morillo Safa

Coyoacán, 1er octobre 1946

 

Cher Monsieur,

J’ai reçu votre lettre aujourd’hui. Merci d’être aussi aimable avec moi, comme toujours, et de me féliciter pour le prix(124) (que je n’ai toujours pas reçu). Sûr qu’ils vont faire traîner, mon frère, je les connais, ces p… poids lourds… qui vont à deux à l’heure ! Avec votre lettre – je veux dire au même moment – j’en ai reçu une du docteur Wilson, celui qui m’a opérée et qui a fait de moi un vrai « pistolet-mitrailleur » ! Il dit que je peux désormais peindre deux heures par jour. J’avais déjà commencé avant qu’il ne m’y autorise et je tiens jusqu’à trois heures sans lâcher le pinceau. J’ai presque fini votre premier tableau(125), qui, bien entendu, n’est autre que le résultat de cette p… d’opération ! Je suis assise au bord d’un précipice avec mon corset d’acier à la main. Derrière, je suis couchée dans un lit d’hôpital, le visage tourné vers un paysage ; un morceau de mon dos est découvert et l’on y voit la cicatrice des coups de scalpel infligés par les chirurgiens, ces « fils de… leur mère ». Le paysage est le jour et la nuit. Il y a un « squelettor » (c’est-à-dire la mort) en train de fuir, effrayé par ma volonté de vivre. Essayez d’imaginer, même si ma description est « maladroitissime ». Comme vous pouvez le constater, je ne maîtrise même pas la langue de Cervantès : pas une once de talent ou de génie poétique ou descriptif ; mais vous êtes assez « calé » pour comprendre ma langue passablement « fantasque ».

J’ai adoré votre lettre, mais je suis désolée que vous vous sentiez si esseulé dans ce milieu farci de ringardise et de mer… veille ! Néanmoins, cela vous permettra de jeter un coup d’œil averti sur l’Amérique du Sud en général, et plus tard vous pourrez écrire la vérité vraie, en comparant avec le Mexique qui avance vaille que vaille.

J’aimerais en savoir plus sur les peintres de là-bas. Pouvez-vous m’envoyer des photos ou des revues avec des reproductions ? Y a-t-il des peintres indiens ? Ou seulement des métis ?

Vous savez quoi, jeune homme ? Je mettrai tout mon cœur à vous peindre la miniature de doña Rosita(126). Je vais commander des photos du tableau grand format et je le peindrai en tout petit, qu’est-ce que vous en dites ? Je peindrai aussi l’autel avec Notre-Dame des Douleurs, et les petits pots de blé vert, d’orge, etc. Ma mère dressait cet autel tous les ans et c’était fabuleux. J’ai déjà planté la chía et tout le reste et, dès que j’aurai terminé ce premier petit tableau, ce qui ne saurait tarder, je commencerai le vôtre. Je trouve très « chouette » l’idée de peindre le petit va-nu-pieds avec la femme au châle. Je ferai tout mon possible pour que le résultat vous « en bouche un coin ». Comme vous me l’avez suggéré, je les remettrai au fur et à mesure à votre tante Julia, à votre domicile, et je vous enverrai une photo chaque fois que j’en terminerai un. Pour les couleurs, il faudra de l’imagination, camarade, mais vous n’aurez pas trop de difficulté à les deviner car vous avez déjà pas mal de Fridas.

Vous savez que le pinceau finit toujours par m’épuiser, surtout quand je m’emballe et que je m’y mets plus de trois heures d’affilée, mais j’espère être un peu moins flapie d’ici deux mois. Quelle chienne de vie, mon frère : on s’en prend plein la figure, on en tire des leçons mais, à la longue, ça nous retombe dessus comme une masse, alors j’essaie d’être forte, mais parfois j’ai envie de tout envoyer valser, ni une ni deux, sans faire de chichis !

Vous savez quoi ? Je n’aime pas vous sentir triste. Regardez autour de vous : il y a des gens, comme moi, qui sont encore pires que mal, mais ils font avec et ils vont de l’avant, alors vous allez me faire le plaisir d’arrêter de vous dévaluriner. Dès que vous le pourrez, rappliquez à Mexícalpán de los tlachiques. Comme vous le savez, ici, la vie est dure mais savoureuse, et vous méritez ce qu’il y a de mieux, parce que, à dire vrai, vous êtes une « grosse pointure », camarade. Prenez-le comme un compliment que votre bonne copine vous envoie du fond du cœur.

Cette fois-ci, ni ragots ni nouvelles du front, vu que je passe ma vie cloîtrée dans cette foutue demeure de l’oubli, soi-disant pour m’y refaire une santé et peindre à mes moments perdus. Je ne vois pas âme qui vive, ni la crème des crèmes ni le fond du ruisseau, et j’ai déserté les réunions « littéraro-musicales ». Tout au plus, j’écoute cette ignoble radio, un vrai châtiment, pire qu’un lavement. Je lis les journaux (c’est à qui sera le plus c… ompétent). Je suis en train de lire un pavé de Tolstoï : Guerre et Paix, je trouve ça « chouette ». Les romans à l’eau de rose ne font plus battre mon cœur depuis belle lurette, et il arrive qu’un roman policier atterrisse de loin en loin entre mes mains. J’aime de plus en plus les vers de Carlos Pellicer et ceux de quelques autres vrais poètes comme Walt Whitman ; en dehors de ça, la littérature n’est pas ma tasse de thé. Dites-moi ce que vous aimez lire, pour que je vous l’envoie.

Vous êtes sûrement au courant de la mort de doña Estercita Gómez, la mère de Marte(127). Je ne l’ai pas vu personnellement mais, par l’intermédiaire de Diego, je lui ai envoyé une carte. Diego me dit que ça lui a fichu un coup et qu’il est très triste. Écrivez-lui.

Merci, mon beau, pour ce que vous me proposez de m’envoyer de là-bas. Chaque chose que vous m’offrirez sera un souvenir que je garderai bien tendrement.

J’ai reçu une lettre de votre petite Mariana, ça m’a fait très plaisir. Je vais lui répondre. Passez le bonjour à Licha et aux enfants(128).

Quant à vous, je vous embrasse. Recevez l’affection sincère de votre copine

Frida

 

Merci pour l’argent que vous allez m’envoyer, je commence à en avoir besoin. La petite vous salue bien, ainsi que Diego et les gosses(129).

Lettres
cover.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml
book_0094.xhtml
book_0095.xhtml
book_0096.xhtml
book_0097.xhtml
book_0098.xhtml
book_0099.xhtml
book_0100.xhtml
book_0101.xhtml
book_0102.xhtml
book_0103.xhtml
book_0104.xhtml
book_0105.xhtml
book_0106.xhtml
book_0107.xhtml
book_0108.xhtml
book_0109.xhtml
book_0110.xhtml
book_0111.xhtml
book_0112.xhtml
book_0113.xhtml
book_0114.xhtml
book_0115.xhtml
book_0116.xhtml
book_0117.xhtml
book_0118.xhtml
book_0119.xhtml
book_0120.xhtml
book_0121.xhtml
book_0122.xhtml
book_0123.xhtml
book_0124.xhtml
book_0125.xhtml
book_0126.xhtml
book_0127.xhtml
book_0128.xhtml
book_0129.xhtml
book_0130.xhtml
book_0131.xhtml
book_0132.xhtml
book_0133.xhtml
book_0134.xhtml
book_0135.xhtml
book_0136.xhtml
book_0137.xhtml
book_0138.xhtml
book_0139.xhtml
book_0140.xhtml
book_0141.xhtml
book_0142.xhtml
book_0143.xhtml
book_0144.xhtml
book_0145.xhtml
book_0146.xhtml