Prologue
Le 25 mai 1953, je suis arrivée chez Frida Kahlo, dans sa maison de Coyoacán située au coin des rues Allende et Londres (aujourd’hui transformée en musée Frida Kahlo). Je rentrais avec Diego Rivera de Santiago du Chili, après un bref détour par La Paz, en Bolivie. À l’aéroport, nous avions été accueillis par Ruth Rivera Marin, Emma Hurtado, Elena Vásquez Gómez et Teresa Prœnza. Le groupe avait décidé que je devais être hébergée chez Frida, dans l’espoir que notre cohabitation lui serait bénéfique. En effet, dans l’attente de l’amputation annoncée de sa jambe droite, elle était rongée par une angoisse intense et incontrôlable. Cristina Kahlo, qui soutenait sa sœur autant qu’elle le pouvait, approuva cette proposition qui allait lui permettre de respirer un peu, elle qui demeurait sans discontinuer au chevet de sa sœur.
Au Chili et durant notre long périple depuis l’Amérique du Sud, Rivera m’avait transmis son admiration pour Frida, dont l’état physique et mental du moment le désespérait. Mais il ne m’avait rien dit de l’atmosphère lourde et morbide qui régnait chez elle. Une préparation eût été requise, afin de me doter d’un passeport spirituel qui aurait atténué l’étrangeté de ma présence en un lieu que j’envahissais sans que la maîtresse des lieux ni moi-même en eussions été préalablement averties.
Je tentai de m’adapter à ces circonstances inattendues en ayant recours à ce qui avait été mon travail à Santiago : le journalisme culturel. Je proposai à Frida de me dicter sa biographie, ce qu’elle accepta avec enthousiasme. Sitôt dit, sitôt fait. Mais une surdose de Demerol eut bientôt raison de notre projet en mettant en péril la vie de ce « cerf blessé », gravement blessé. Lorsque j’eus compris à quel point les événements étaient complexes et les énergies tendues dans la maison de Coyoacán, je pris la décision de changer de décor.
La qualité des premières notes prises pour la réalisation de la biographie alimenta d’abord mon désir de poursuivre dans cette voie. Mais, aux alentours du mois de février 1954, j’acquis la conviction que cela ne serait pas possible. Je pris alors la décision de publier le travail en cours dans le supplément México en la Cultura du journal Novedades. Les premières pages parurent le 7 mars 1954 sous le titre « Fragments pour une vie de Frida Kahlo ». Le texte complet figure dans mes livres Frida Kahlo. Chronique, témoignages et approches (1977) et Frida Kahlo : une vie ouverte (1983). Ces « fragments » ont été par la suite cités à de nombreuses reprises, sans que la source en soit toujours précisée. Des paragraphes entiers ont été publiés, signés par d’autres. Ces appropriations sont bien la preuve de l’efficacité de ce genre de récit : la transcription textuelle des mots de Frida.
En 1974, j’ai pu divulguer pour la première fois quelques-unes des nombreuses lettres envoyées par Frida à son amour de jeunesse, Alejandro Gómez Arias, dans l’article « Frida Kahlo vingt ans après sa mort » (supplément Diorama de la Cultura du journal Excélsior, 14 juillet). Sa langue désinvolte, imaginative, témoignant d’un cœur et d’une intimité à nu, me laissa supposer que les écrits de Frida devaient receler des compartiments bien différents de ceux de son Journal, qui n’est pas une transcription de son vécu mais une série d’allégories, de confessions détournées, d’adulations poétiques, de lamentations, au sein desquelles les expressions verbales et visuelles se complètent avec une intensité surréaliste.
Lorsque Hayden Herrera, dans son ouvrage majeur Frida. Biographie de Frida Kahlo (d’abord publié en anglais en 1983 puis en espagnol en 1985), donna à connaître de nombreuses lettres de Frida à ses amis et amants, j’eus la conviction qu’il fallait réunir sous forme chronologique ce qu’elle avait écrit (lettres, messages, confessions, reçus, poèmes, demandes, plaintes, remerciements, implorations et autres textes plus élaborés) car le résultat de ce travail serait indéniable : une autobiographie tacite, qui accorde à Frida ses lettres de noblesse dans la littérature confessionnelle et intimiste du XXe siècle mexicain.
Étant donné la mythification dont Frida a fait l’objet durant ces deux dernières décennies, j’ai eu conscience de la difficulté qu’il y aurait à augmenter le volume de ce qui avait déjà été divulgué et d’accéder à ce qui à présent est jalousement gardé (succès commercial oblige). Le fruit de mes efforts est probablement modeste. Mais la finalité, je le répète, était tout autre : la séquence, le discours à la première personne, sans interprétations ni surinterprétations, sans laisser d’autres styles interférer. J’ai ainsi replacé les écrits non datés là où ils se situaient selon moi.
Voici donc réunis ses écrits (incomplets), livrés à leur sort face au lecteur, sans cadre narratif ou interprétatif pour les étayer. Ils n’en ont pas besoin. Elle par elle-même, oscillant de la sincérité à la manipulation, de l’autocomplaisance à l’autoflagellation, avec toujours son insatiable besoin d’affection, ses commotions érotiques, ses chatouillements humoristiques, son absence de limites, sa capacité à s’auto-évaluer et son extrême humilité.
Je dois remercier ceux qui sont arrivés avant moi dans les archives, dont j’ai trouvé les cadenas ouverts. J’ai de nombreuses dettes envers bien des personnes à qui je tiens à rendre hommage. Je ne voudrais pas qu’elles se sentent offensées dans leurs droits : il s’agit là d’un pas supplémentaire dans la construction publique d’un personnage qui désormais nous appartient à tous, car nous avons tous contribué à mettre à nu son intimité la plus secrète.
Frida s’est abritée sous de nombreux toits, sur différents sols, mais elle est née dans la maison de Coyoacán et c’est là qu’elle est morte (6 juillet 1907 – 13 juillet 1954), dans l’espace familial dont elle avait fait son royaume.
Raquel Tibol