Lettre à Nickolas Muray(82)
Coyoacán, 13 juin 1939
Nick, mon chéri,
J’ai reçu la superbe photo de moi que tu m’as envoyée. Je la trouve encore plus belle qu’à New York. Diego dit qu’elle est aussi magnifique qu’un Piero della Francesca. Pour moi, c’est bien plus que ça, c’est un trésor, et en plus, elle me rappellera toujours ce matin où nous avons pris notre petit déjeuner ensemble au Barbizon Plaza Drugstore, après quoi nous sommes allés à ton atelier prendre des photos. Celle-ci était l’une d’entre elles. À présent, je l’ai tout près de moi. Tu seras toujours à l’intérieur du châle magenta (sur le côté gauche). Des millions de mercis de me l’avoir envoyée.
Quand j’ai reçu ta lettre, il y a quelques jours, je ne savais plus quoi faire. Sache que je n’ai pas pu retenir mes larmes. J’ai senti quelque chose en travers de ma gorge, comme si j’avais avalé la Terre entière. Je ne saurais dire si j’étais triste, jalouse ou en colère, mais la sensation que j’ai éprouvée m’a plongée dans le plus profond désespoir. J’ai lu et relu ta lettre à plusieurs reprises, trop, je crois, et je me rends compte à présent d’un certain nombre de choses que je n’avais pas perçues au début. Je comprends maintenant, tout est parfaitement clair et la seule chose que je veux te dire, du fond du cœur, c’est que tu mérites ce qu’il y a de mieux, car tu es une des rares personnes honnêtes avec elles-mêmes dans ce foutu monde, et c’est la seule chose qui compte vraiment. Je ne vois pas comment ton bonheur pourrait me blesser un seul instant. Les femmes mexicaines (comme moi-même) ont parfois une vision tellement bête de la vie ! Mais tout ça, tu le sais, et je suis sûre que tu me pardonneras mon attitude tellement stupide. Tu dois néanmoins comprendre que, quoi qu’il nous arrive dans la vie, pour moi tu seras toujours le Nick que j’ai connu un certain matin au 18 E. 48th St.
J’ai annoncé à Diego que tu allais bientôt te marier. Dès le lendemain, il l’a répété à Rose et à Miguel, quand ils sont venus nous rendre visite. Force m’a été de le leur confirmer. Je suis vraiment désolée d’en avoir parlé sans ton autorisation, mais ce qui est fait est fait et je te demande de pardonner mon manque de discrétion.
S’il te plaît, rends-moi un grand service : envoie-moi le petit oreiller, je ne voudrais pas que quelqu’un d’autre s’en serve. Je promets de t’en confectionner un autre, mais je veux celui qui est en ce moment sur le canapé d’en bas, près de la fenêtre. Un autre service : ne « la » laisse pas toucher les signaux à incendie dans l’escalier (tu sais de quoi je veux parler). Si tu peux et que ça ne te dérange pas trop, évite d’aller avec elle à Coney Island, tout particulièrement au Half Moon. Décroche ma photo de la cheminée et mets-la dans la chambre de Mam à l’atelier ; je suis sûre qu’elle m’apprécie autant qu’avant. En plus, ce n’est pas très agréable pour l’autre dame de voir mon portrait dans ta maison. Je voudrais te parler de tas de choses mais je ne crois pas très opportun de t’embêter avec ça. J’espère que, malgré l’absence de mots, tu comprendras mes désirs.
Mon chéri, tu es sûr que ça ne t’embête pas trop de t’occuper à ma place de la peinture de Mme Luce ? Tout est prêt pour l’envoyer, sauf qu’il me manque une information et j’ai besoin que tu me donnes un coup de main. Je ne me souviens pas de la date à laquelle Dorothy Hale s’est suicidée, or il me la faut pour la noter sur la partie inférieure du tableau ; si tu peux passer un ou deux coups de fil pour te renseigner, ça me ferait très plaisir. Sans vouloir trop te déranger, s’il te plaît, écris sur un bout de papier la date exacte et envoie-la-moi par la poste. Quant au tableau, tu n’auras qu’à le déposer dans ton bureau (il est tout petit) ; dès que tu apprends que Mme Luce est à New York, appelle-la et fais-lui savoir que ce maudit tableau est là. Elle l’enverra chercher, j’en suis sûre.
Concernant les lettres que je t’ai envoyées, si elles sont gênantes, donne-les à Mam et elle me les renverra. Je ne veux surtout pas représenter un souci dans ta vie.
Pardonne-moi de me comporter comme une fiancée à l’ancienne en te demandant de me rendre mes lettres, c’est ridicule de ma part, mais c’est pour toi que je le fais, pas pour moi, parce que j’imagine que ça ne t’intéresse plus de garder ces papiers.
Pendant que j’étais en train d’écrire cette lettre, Rose m’a téléphoné et m’a dit que tu t’étais déjà marié. Je n’ai rien à dire sur ce que j’ai ressenti. J’espère que tu seras heureux, très heureux.
Si tu trouves un peu de temps, écris-moi quelques mots, juste pour me dire comment tu vas. Tu le feras ?
Embrasse pour moi Mam et Ruzzy.
J’imagine que tu dois être très occupé en ce moment et que tu n’auras pas le temps de me trouver la date à laquelle Dorothy Hale s’est tuée, alors sois gentil : demande à Mam de me rendre ce service, je ne peux pas envoyer le tableau tant que je n’ai pas cette maudite date. Et il est urgent que cette Claire Luce ait enfin son tableau pour qu’elle m’envoie le fric.
Autre chose, si tu écris à Blanche Hays, transmets-lui toute mon amitié. Pareil aux Sklar, tout spécialement.
Merci pour cette magnifique photo. Merci pour ta dernière lettre et pour les trésors que tu m’as donnés.
Avec amour
Frida
S’il te plaît, excuse-moi de t’avoir téléphoné l’autre soir. Je ne le referai plus.