Lettres à Alejandro Gómez Arias
16 avril 1924
(…) Les exercices de la retraite étaient très beaux parce que le prêtre qui les a dirigés était très intelligent, presque un saint. Pendant la communion générale, on nous a donné la bénédiction papale et de nombreuses indulgences ont été distribuées, toutes celles qu’on voulait. Moi, j’ai prié pour ma sœur Maty(14) et, comme le prêtre la connaît, il a dit qu’il prierait lui aussi pour elle. J’ai également prié Dieu et la Vierge pour que tu ailles bien et que tu m’aimes toujours, et puis aussi pour ta mère et ta petite sœur (…).
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Jour des Gringos (4 juillet) 1924
(…) Je ne sais plus quoi faire pour me trouver un travail, car c’est la seule façon pour moi de te voir comme avant, tous les jours, à l’école.
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4 août 1924
(…) Je suis triste et je m’ennuie dans ce village. Il est assez pittoresque, d’accord, mais il manque un je-ne-sais-qui qui chaque jour se rend chez les Ibéro-Américains(15) (…).
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Alejandrito,
On m’a dit que tu étais très triste et préoccupé par une invention de radiotéléphonie sans fil, parce que tu as des maux de tête la nuit. Alors je t’envoie ce médicament, d’accord ?
[Deux petits dessins : un jeune homme face à un haut-parleur et elle, debout.] Mon dernier portrait. Je donne un concert et toi, tu l’écoutes sur ton appareil. Ondes aériennes.
[Dessin : un tramway avec son conducteur et des petites filles qui essaient de grimper dans le véhicule en marche. Dans le fond, des maisons.] Reynita et moi en passagères clandestines sur un Peralvillo. C’est une magnifique photo, comme tu les aimes. Voilà comment on voyait les maisons. Des petites filles qui vont tomber.
[Dessin : des tas de livres, une petite souris et un personnage face à une étagère.] Voilà comment je me vois quand tu nageras dans le bonheur. Ce n’est pas du nougat, ce sont des livres. Petite souris nichée dans un livre d’Anatole France. Toi en train de lire don Ramón Barbe de Bouc(16).
Ton amie,
Frideita
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Lundi 18 août 1924, huit heures du soir
Alex,
Cet après-midi, quand tu as téléphoné, je n’avais pas pu être chez le laitier à trois heures et demie pile ; on est bien venu me chercher, mais quand je suis arrivée le téléphone était raccroché et je n’ai pas pu te parler. Pardonne-moi, Alex, mais ce n’était pas ma faute.
En fait, j’ai vraiment passé un sale après-midi : en sortant de chez le dentiste, je suis allée m’acheter une sucette chez « La Carmela », tu te souviens, là où on en a acheté la dernière fois, et au moment où j’étais en train de payer, Rouaix est entré, il m’a poussée et j’ai cassé une vitre du comptoir. Du coup, on est tous les deux embarqués dans cette histoire et on doit payer 2,50 chacun. Sauf qu’il part le 1er du mois aux USA. Alors il m’a dit que j’avais qu’à me débrouiller toute seule, que l’addition était pour moi. Lui, il va se la couler douce et moi, je vais crouler sous les dettes, qu’est-ce que tu dis de ça ? Dis donc, dans dix jours il va y avoir un bal chez ta copine Chelo, un bal masqué, donc il va falloir que je me trouve un costume et ce sera le prétexte rêvé pour aller faire un tour avec le propriétaire de Panchito Pimentel(17), n’est-ce pas ?
Si je ne peux pas te voir ces jours-ci, viens faire un tour dans le coin ; mercredi, téléphone-moi dans l’après-midi, à trois heures et demie, je serai là sans faute, d’accord ? Mais d’abord, réponds à ma lettre le plus vite possible, frangin, sinon je vais finir par croire que tu t’es fait avoir par la jeune femme qui t’a demandé si la demoiselle du train s’était fait zigouiller. Quelle horreur. Tout ce temps sans se parler et ô surprise !
Il est huit heures du soir. Je vais lire Salammbô jusqu’à dix heures et demie, ensuite la Bible en trois tomes, et pour finir je réfléchirai à un tas de problèmes scientifiques avant de me mettre au lit, pour dormir jusqu’à sept heures et demie du matin, qu’est-ce que tu en dis ? À demain, je nous souhaite de passer une bonne nuit et n’oublions pas que les grands amis doivent s’aimer des masses, des masses, des masses, des masses, des masses, des masses, des masses, des masses… avec un m comme monde ou comme musique.
Prémisse majeure – Les grands amis doivent s’aimer des masses.
Prémisse mineure – Alex et Frieducha sont de grands amis.
Conclusion – Alex et Frieducha doivent s’aimer des masses.
Note : 4/10. M. Cevallos
Un baiser, sans vouloir trop mettre en émoi Pancho Pimentel, hein ?
Une demoiselle qui t’aime plus que jamais.
Frieda
[Petit dessin de sa tête sur un piédestal.] Statue en l’honneur de ta copine. Tu as vu cette tête minuscule ? Un peu plus et j’étais décapitée à la naissance.
[Dessin d’un cœur transpercé par une flèche.] I love you very much, etc., kisses.
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14 septembre 1924
[Un dessin représentant une tête de femme.]
Ne l’arrache pas, elle est très jolie… En observant bien cette petite poupée, tu pourras constater mes progrès en dessin, pas vrai ? À présent tu sais que je suis un prodige question art ! Alors fais bien gaffe aux chiens qui viendront coller leur nez sur cette admirable étude psychologique et artistique d’un « pay Chekz » (one ideal). Ne l’abîme pas, elle est tellement jolie.
[Elle dessine un chat accroupi, de dos.] Other type idéal.
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Jeudi 25 décembre 1924
Mon Alex,
Dès que je t’ai vu, je t’ai aimé. Qu’en dites-vous, monsieur ? Comme on ne va probablement pas se voir durant plusieurs jours, je me permets de te supplier de ne pas oublier ta jolie petite femme, hein ?… Parfois, la nuit, j’ai très peur et je voudrais tant que tu sois avec moi pour m’empêcher d’être aussi froussarde et pour me dire que tu m’aimes pareil qu’avant, pareil qu’en décembre dernier, même si je suis une « chose facile », pas vrai, Alex ? Tu dois apprendre à aimer les choses faciles… J’aimerais être encore plus facile, une toute petite chose minuscule qui tiendrait dans ta poche pour toujours, toujours… Alex, écris-moi régulièrement et, même si ce n’est pas vrai, dis-moi que tu m’aimes beaucoup et que tu ne peux pas vivre sans moi…
Ta petite, ta morveuse, ta femme ou tout ce que tu voudras.
Frida
Samedi je t’apporterai ton pull et tes livres et des tas de violettes parce qu’il y en a plein à la maison…
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Réponds-moi, |
Réponds-moi, |
Réponds-moi, |
réponds-moi, réponds-moi.
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Tu connais la nouvelle ? Fini les coupes à la garçonne.
1er janvier 1925
Mon Alex,
Aujourd’hui à onze heures, j’ai récupéré ta lettre, mais je ne t’ai pas répondu tout de suite ; comme tu pourras le comprendre, impossible d’écrire ou de faire quoi que ce soit quand il y a foule en la demeure. Il est dix heures du soir à présent et me voilà toute seule avec moi-même, le moment est donc venu de te raconter ce que je pense. (Bien que dans ma main gauche je n’aie pas de ligne de tête. S. Mallén(18).)
Concernant ce que tu me dis sur Anita Reyna, je vais pas monter sur mes grands chevaux, bien sûr, d’abord parce que tu ne dis que la stricte vérité quand tu affirmes qu’elle est et qu’elle sera toujours belle et mignonne comme tout, et ensuite parce que j’aime tous les gens que tu aimes ou que tu as aimés (!) pour la simple raison que tu les aimes. Néanmoins, je n’ai pas trop apprécié cette histoire de caresses, parce que j’ai beau comprendre qu’elle est belle comme un cœur, je ressens comme… comment te dire… comme de la jalousie, tu vois ? Et c’est plutôt naturel. Le jour où tu auras envie de la caresser, même si elle est conforme à mon souvenir, tu me caresses moi et tu imagines que c’est elle, d’accord mon Alex ? Tu vas me trouver bien prétentieuse, mais je ne vois pas d’autre solution pour me consoler. Même s’il existe une Anita Reyna fort mignonne, je sais qu’il existe aussi une Frida Kahlo non moins mignonne et qu’elle est du goût d’Alejandro Gómez Arias, d’après lui et d’après elle. Pour le reste, Alex, j’ai adoré que tu sois aussi sincère avec moi, que tu me dises que tu l’avais trouvée jolie et qu’elle, elle t’avait jeté son sempiternel regard de haine ; tu te la joues perdant, comme à ton habitude, et tu te souviens avec tendresse de ceux qui à ton sens ne t’ont jamais aimé… chose qui m’arrivera probablement un jour, à moi qui t’ai aimé comme personne, mais comme tu es un vrai bon copain, tu vas m’aimer même en sachant que je t’aime beaucoup, pas vrai, Alex ?
Tu sais quoi, frangin ? Maintenant qu’on est en 1925, on va s’aimer beaucoup, hein ? Excuse-moi de répéter autant le mot « aimer », cinq fois de suite, tu vois comme je suis bête. Tu ne voudrais pas qu’on mette au point notre voyage aux United States ? On pourrait partir en décembre prochain, qu’est-ce que tu en penses ? Ça nous laisse le temps de tout régler. Dis-moi le pour et le contre à ton avis, et surtout si tu peux y aller. Parce que, vois-tu, Alex, il faudrait que l’on fasse quelque chose de nos vies, tu ne crois pas ? On ne va quand même pas passer notre temps comme des idiots à Mexico. Pour moi, rien n’est plus beau que de voyager, et il m’est insupportable de penser que je manque de force de volonté pour faire ce que je te dis. Tu pourras objecter que la force de volonté ne suffit pas, qu’on a surtout besoin de la force du fric ; mais en travaillant toute une année on en rassemblera suffisamment ; quant au reste, c’est un jeu d’enfants, tu ne crois pas ? Mais comme, à dire vrai, je ne maîtrise pas toutes ces choses-là, il faudrait que tu me dises quels sont les avantages et les inconvénients et si les gringos sont à ce point méprisables. Comprends bien que dans tout ce que je t’ai écrit jusqu’à this ligne, il y a pas mal de châteaux en Espagne, alors il faut m’ôter mes illusions une bonne fois pour toutes et m’empêcher d’aller voir au-delà du bien et du mal. (Je fais une sacrée andouille, pas vrai ?)
À minuit j’ai pensé à toi, mon Alex. Toi non ? C’est que mon oreille gauche a sifflé. Bon, comme on dit, « nouvelle année, nouvelle vie » : ta petite femme ne sera plus cette canaille à trois francs six sous que tu as connue jusque-là, mais la chose la plus douce et la meilleure qui ait jamais existé, pour que tu la dévores de baisers.
Ta petite qui t’adore,
Friduchita
Réponds-moi et envoie-moi un baiser.
(Très bonne et heureuse année à ta mère et à ta sœur.)
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25 juillet 1925
(…) Quoi de neuf à Mexico ? Qu’est-ce que tu deviens ? Raconte-moi tout ce qui te passe par la tête, vu qu’ici ce ne sont que des pâturages à perte de vue, et des Indiens et encore des Indiens, et des cahutes et encore des cahutes, et pas moyen d’échapper à ça. Crois-moi ou non, j’en ai ma claque, avec un c comme cafard… Quand tu viendras, pour l’amour de Dieu, apporte-moi de quoi lire, parce que je suis de plus en plus inculte. (Excuse-moi d’être aussi fainéante.)
*
1er août 1925
(…) Dans la journée, je travaille à l’usine dont je t’ai parlé, en attendant de trouver mieux. Tu peux imaginer comment je me sens, mais que veux-tu que j’y fasse ? Même si ce travail ne m’intéresse absolument pas, impossible d’en changer pour l’instant. Il faudra bien que je m’y habitue…
Je suis malheureuse à un point… mais, vois-tu, on ne fait pas toujours ce qu’on veut, alors à quoi bon en parler (…).
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Mardi 13 octobre 1925(19)
Mon Alex adoré,
Tu sais mieux que personne ma tristesse d’être dans ce sale hôpital, tu peux parfaitement l’imaginer et les autres ont dû te le raconter. Tout le monde me dit de prendre mon mal en patience, mais ils n’ont pas idée de ce que représentent les trois mois au lit qu’on m’a imposés, alors que j’ai passé ma vie à battre le pavé, mais bon, on n’y peut rien. Au moins, je mange pas les pissenlits par la racine. Tu n’es pas d’accord ?
Je te laisse deviner mon angoisse de n’avoir pas su comment tu allais, ni ce jour-là ni le lendemain. Après mon opération, j’ai vu débarquer Salas et Olmedo. Quel plaisir de les voir ! Surtout Olmedo, je t’assure. Je leur ai demandé de tes nouvelles et ils m’ont répondu que c’était douloureux, mais rien de grave. Tu n’imagines pas comme j’ai pleuré, Alex, en pensant à toi, et aussi parce que j’avais mal. Autant que tu le saches : durant les premiers soins, j’avais les mains comme du papier et je transpirais à grosses gouttes tellement ma blessure me faisait mal… Ça m’a transpercé la hanche. Un peu plus et j’étais réduite en miettes pour toute la vie ou bien j’y laissais la peau, mais tout ça c’est du passé : une de mes plaies s’est refermée et le docteur a dit que l’autre en ferait de même bientôt. On a dû t’expliquer ce que j’avais, n’est-ce pas ? Il faut attendre que ma fracture du pelvis se résorbe, que mon coude se remette en place et que les petites blessures que j’ai au pied cicatrisent, ce n’est plus qu’une question de temps…
J’ai reçu la visite d’une « foultitude de foules » et d’une « nuée tombée des nues », même Chucho Ríos y Valles a demandé de mes nouvelles à plusieurs reprises au téléphone et il paraît qu’il est venu une fois, mais moi, je ne l’ai pas vu… Fernández continue à me filer mon oseille(20) et voilà que je suis de plus en plus douée pour le dessin ; il dit que quand j’irai mieux, il va me payer 60 par semaine (du pur sirop de bouche, mais bon). Les gars du village passent me rendre visite tous les jours et M. Rouaix a même pleuré, le père, hein, pas le fils, ne va pas te méprendre, bref, j’en passe et des meilleures…
Mais je donnerais n’importe quoi pour que ce soit toi qui viennes un jour, au lieu de voir défiler tout Coyoacán et sa ribambelle de vieilleries. Je crois que le jour où je te verrai, Alex, je vais t’embrasser, sois-en sûr ; plus que jamais j’ai compris à quel point je t’aime de tout mon cœur et je ne t’échangerais contre personne ; comme tu vois, il est toujours utile de souffrir.
En plus d’avoir été physiquement amochée, encore que, comme je l’ai dit à Salas, je ne crois pas que ce soit si grave, j’ai beaucoup souffert moralement, car tu sais à quel point ma mère va mal, tout comme mon père d’ailleurs, et le coup que je leur ai porté m’a fait plus mal que quarante blessures. Figure-toi que ma pauvre maman dit qu’elle a passé trois jours à pleurer comme une folle ; quant à mon père, lui qui allait bien mieux, il est au plus mal. Ma mère est venue seulement deux fois depuis que je suis ici, c’est-à-dire depuis vingt-cinq jours, aujourd’hui inclus, mais j’ai l’impression que ça fait mille ans ; et mon père seulement une fois. Je veux rentrer chez moi le plus vite possible, mais il va falloir attendre que mon inflammation disparaisse totalement et que toutes mes blessures cicatrisent, parce que si ça s’infecte je risque de passer… un sale quart d’heure, tu comprends ? De toute façon, je crois que ça ne prendra pas plus d’une semaine… et quoi qu’il arrive, je t’attends en comptant les heures, où que je sois, ici ou chez moi. Si seulement je te voyais, tous ces mois au lit passeraient beaucoup plus vite.
Écoute, mon Alex, si tu ne peux pas venir, au moins écris-moi, tu n’imagines pas comme ta lettre m’a aidée à me sentir mieux, je crois que je l’ai lue deux fois par jour depuis que je l’ai reçue et j’ai toujours l’impression que c’est la première fois que je la lis.
J’ai des tas de choses à te raconter, mais je ne peux pas te les écrire parce que je suis encore faible, ça me fait mal aux yeux et à la tête quand je lis ou quand j’écris trop, mais bientôt tu sauras tout.
Pour parler d’autre chose, j’ai une de ces faims, mon pote, je te raconte pas… mais on ne me fait avaler que des cochonneries. Quand tu viendras, apporte-moi des bonbons et un bilboquet comme celui qu’on a perdu l’autre jour.
Ta copine qui est devenue maigre comme un fil de fer.
Friducha
(Je suis vraiment triste pour l’ombrelle.) La vie commence demain… !
— Je t’adore –
*
Mardi 20 octobre 1925
Mon Alex,
Samedi à une heure, je suis arrivée au village. Ce cher Salas m’a vue sortir de l’hôpital et il a dû te raconter le parcours du combattant, n’est-ce pas ? On m’a ramenée tout doucement, ce qui ne m’a pas empêchée d’avoir pendant deux jours une inflammation qui m’a fait voir trente-six chandelles, mais ça me fait du bien d’être chez moi, auprès de ma maman. Je vais t’expliquer tout ce que j’ai, sans omettre aucun détail comme tu me le demandes dans ta lettre. D’après le docteur Díaz Infante, qui s’est occupé de moi à la Croix-Rouge, le gros du danger est passé et je vais plus ou moins bien m’en sortir. J’ai le pelvis dévié et fracturé du côté droit, plus une luxation et une petite fracture, ainsi que des plaies dont je t’ai parlé dans mon autre lettre : la plus grande m’a traversée de la hanche jusqu’au milieu des jambes ; et sur les deux, l’une s’est refermée et l’autre mesure deux centimètres de large sur un et demi de profondeur, mais je crois qu’elle va bientôt se refermer ; mon pied droit est plein d’égratignures assez profondes et mon autre problème, c’est qu’on est le 20 et que F. Lune(21) n’est pas venue me rendre visite, ce qui est extrêmement inquiétant. Le docteur Díaz Infante (qui est un amour) ne veut pas continuer à me soigner : il dit qu’il habite trop loin de Coyoacán et qu’il ne peut pas abandonner un patient pour venir à mon chevet dès que je l’appelle ; il a donc été remplacé par Pedro Calderón, de Coyoacán. Tu te souviens de lui ? Bon, étant donné que chaque docteur a un avis différent sur la même maladie, Pedro a bien évidemment trouvé que tout allait à merveille chez moi, sauf le bras : il se demande si je pourrai le tendre à nouveau, car l’articulation est en bon état mais le tendon est contracté, ce qui m’empêche de déplier le bras vers l’avant, et si jamais je peux y arriver un jour, ce sera à force de massages, de bains d’eau chaude et de patience. Tu n’imagines pas à quel point j’ai mal ; chaque fois qu’on me tire d’un côté, ça me fait monter des litres de larmes, même s’il ne faut croire ni les chiens qui boitent ni les femmes qui pleurent, à ce qu’on dit. J’ai aussi très mal au pied, mais rien d’étonnant à ça : il est en bouillie ; et en plus ça me lance horriblement dans toute la jambe ; je me sens mal, comme tu peux t’en douter, mais il paraît qu’avec du repos ça va cicatriser et que petit à petit je pourrai remarcher.
Et toi, comment vas-tu ? Moi aussi je veux connaître tous les détails, vu que là-bas, à l’hôpital, je ne pouvais rien demander aux garçons, et maintenant, ça va être encore plus compliqué de les voir, je ne sais pas s’ils voudront venir chez moi… et toi non plus, tu ne dois pas en avoir très envie… Surtout n’aie pas honte devant ma famille, et encore moins devant ma mère. Demande à Salas, il te dira comme Adriana et Mati sont gentilles. En ce moment, Mati ne me rend pas très souvent visite parce que ça contrarie ma mère ; le jour où elle vient, maman ne met pas un pied dans la maison. La pauvre, elle qui a été si bonne avec moi cette fois-ci, mais tu sais que les gens ont des idées bien arrêtées et on n’y peut rien, il faut faire avec. Enfin bref, si tu continues à m’écrire mais que tu ne viens pas me voir, je trouverai ça injuste, rien ne me ferait plus de peine au monde. Tu peux venir avec les garçons un dimanche, ou un autre jour si tu préfères, ne sois pas méchant, mets-toi juste à ma place : j’en ai pour cinq (5) mois de calvaire et, pour couronner le tout, je m’ennuie à crever, parce que, en dehors du paquet de vieilles qui viennent me rendre visite et des petits morveux du coin, qui de temps en temps se rappellent que j’existe, je reste seule comme une âme en peine, ce qui n’est pas fait pour apaiser mes souffrances. La seule qui reste avec moi, c’est Kity, et tu la connais, pas besoin de te faire un dessin ; je dirai à Mati de venir le jour où vous viendrez, vu qu’elle connaît déjà les garçons, en plus elle est très gentille, et Adriana pareil ; quant au Blondinet(22), il n’est pas là, mon père non plus, ma mère ne me dit rien, alors je vois pas pourquoi tu aurais honte puisque tu n’as rien fait. Tous les jours, on me transporte dans mon lit jusqu’au couloir, parce que Pedro Calderas(23) veut que je prenne l’air et le soleil, donc je ne suis pas enfermée comme dans ce satané hôpital.
Bon, mon Alex, je sens que je te fatigue alors je te dis au revoir et à très bientôt j’espère, d’accord ? N’oublie pas le bilboquet et mes friandises. Je te préviens : maintenant que j’ai retrouvé l’appétit, je veux avaler du consistant.
Le bonjour chez toi et, s’il te plaît, dis aux garçons de ne pas me faire le sale coup de m’oublier maintenant que je suis rentrée à la maison.
Ta petite
Friducha
*
Lundi 26 octobre 1925
Alex,
Je viens de recevoir ta lettre et, j’avais beau l’attendre depuis longtemps, elle a soulagé beaucoup de mes douleurs. Imagine un peu : dimanche, à neuf heures, on m’a chloroformée pour la troisième fois, pour abaisser le tendon de mon bras, qui était contracté, comme je te l’ai déjà expliqué ; mais à dix heures l’effet du chloroforme avait disparu, et j’en ai bavé jusqu’à six heures du soir ; là, on m’a injecté du Sedol, mais sans effet, les douleurs ont continué, quoiqu’un peu moins fort ; après, on m’a donné de la cocaïne et ça m’a un peu passé, mais j’ai eu des nosées (je sais pas comment ça s’écrit) toute la journée, j’ai vomi du vert, rien que de la bile, parce que figure-toi que le lendemain du jour où Mati est venue me voir, c’est-à-dire samedi soir, maman a fait une crise, c’est moi la première qui l’ai entendue hurler et, comme je dormais, j’ai oublié un instant que j’étais malade et j’ai voulu me lever, mais j’ai senti une douleur atroce au niveau des reins et une angoisse tellement abominable que tu ne peux même pas l’imaginer, Alex, je voulais me mettre debout mais j’en étais incapable, alors j’ai crié pour appeler Kity, ça m’a fait du mal et maintenant je suis sur les nerfs. Je te disais donc que j’ai passé la nuit dernière à vomir, je me sentais horriblement malade. Villa est venu me voir mais on ne l’a pas laissé entrer dans ma chambre car je souffrais trop. Verastigué aussi est venu, mais lui non plus je ne l’ai pas vu. Ce matin, au réveil, j’avais une inflammation là où je me suis fracturé le pelvis (je déteste ce mot), je ne savais plus quoi faire, dès que je buvais de l’eau, je la vomissais, parce que j’avais l’estomac en feu d’avoir tant hurlé hier. Maintenant, j’ai seulement mal à la tête mais, tu peux me croire, j’en ai marre de passer tout ce temps au lit et toujours dans la même position ; j’aimerais arriver à m’asseoir, petit à petit, mais c’est peine perdue.
Les gens qui me rendent visite sont plutôt nombreux, mais ça ne représente même pas un tiers de ceux que j’aime le plus ; un tas de vieilles et de jeunes filles qui viennent plus par curiosité que par amitié ; quant aux garçons, tu peux imaginer qui ils sont… Mais même quand je suis avec eux je m’ennuie ; ils fouillent dans tous les tiroirs, ils veulent m’apporter un tourne-disque ; figure-toi que la blonde Olaguíbel m’a apporté le sien et samedi, Lalo Ordóñez est rentré du Canada, il a ramené des disques vraiment chouettes des États-Unis, mais je ne supporte pas plus d’un morceau, au deuxième, j’ai mal au crâne ; les Galán viennent presque tous les jours, ainsi que les Campos, les Italiens, les Canet, et cetera, tout Coyoacán ; parmi les plus sérieux, il y a Patiño et Chava, qui m’apporte des livres comme Les trois Mousquetaires, et cetera, tu imagines comme ça me fait plaisir ; j’ai déjà dit à ma mère et à Adriana que je veux que vous veniez, vous, c’est-à-dire toi et la bande (j’oubliais)… Écoute-moi bien, Alex, je veux que tu me dises quand tu vas venir, pour mettre à la porte toutes les emmerdeuses qui voudront débarquer ce jour-là, parce que c’est avec toi que je veux parler, avec toi et personne d’autre. S’il te plaît, dis à Chong Lee (le prince de Mandchourie) et à Salas que j’ai très envie de les voir, eux aussi, alors qu’ils arrêtent de se faire prier ; pareil pour Reyna, sauf que je ne voudrais pas qu’elle se pointe le même jour que toi, parce que devant elle je ne me sentirais pas libre de vous parler, à toi et aux garçons ; mais si c’est plus facile de venir avec elle, tu sais que pour te voir je suis même prête à recevoir la puper Dolores Angela…
Alex, viens vite, le plus vite possible, ne sois pas méchant avec ta petite qui t’aime tant.
Frieda
*
5 novembre 1925
Alex,
Tu vas dire que je ne t’ai pas écrit parce que je t’ai oublié, mais pas du tout ; la dernière fois que tu es venu, tu m’as dit que tu reviendrais très vite, un de ces jours, n’est-ce pas ? Depuis, je n’ai fait qu’attendre ce jour qui n’est toujours pas venu…
Pancho Villa est passé dimanche, mais F. Lune n’arrive toujours pas et je suis en train de perdre espoir. Je suis enfin assise dans un fauteuil et le 18 on va probablement me mettre debout, mais je n’ai la force de rien, alors va savoir ce qui va m’arriver ; mon bras n’a pas bougé (ni en avant ni en arrière), je suis bougrement désespérée avec un d comme dentiste.
Viens me voir, allez, sois gentil, c’est à peine croyable : maintenant que j’ai le plus besoin de toi, voilà monsieur qui joue la fille de l’air. Dis à Chong Lee de se souvenir de Jacobo Valdés, qui a si joliment dit que c’est au lit et en prison qu’on reconnaît ses amis. Quant à toi, je t’attends et toujours… Si tu ne viens pas, c’est que tu ne m’aimes plus du tout, pas vrai ? Quoi qu’il en soit, écris-moi et reçois toute la tendresse de ta sœur qui t’adore.
Frieda
*
12 novembre 1925
(…) Dimanche, à sept heures, il y aura probablement une messe pour rendre grâce à Dieu de m’avoir gardée en vie. Ce sera ma première sortie ; mais ensuite, je veux aller dans la rue, ne serait-ce que pour faire quelques pas. Tu aimerais peut-être qu’on aille faire un tour ensemble dans le village, qu’est-ce que tu en dis ?
*
Jeudi 26 novembre 1925
Mon Alex adoré,
Si tu savais dans quel état je suis… Figure-toi que ma mère a fait une crise et moi, j’étais avec elle ; Cristina avait décampé quand tu es arrivé, et cette bonne de malheur t’a dit que je n’étais pas là ; je suis dans une de ces rages… J’avais tellement envie de te voir, d’être un moment seule avec toi, comme nous ne l’avons pas été depuis longtemps, que je brûle de lui en dire des vertes et des pas mûres, à cette maudite bonniche ; je suis sortie sur le balcon pour t’appeler puis je l’ai envoyée te chercher, mais elle ne t’a pas trouvé, je n’avais plus que mes yeux pour pleurer…
Crois-moi, Alex, je veux que tu viennes me voir ou je vais faire un malheur ; je serre les dents, car le désespoir est pire que tout, pas vrai ? Je veux que tu viennes bavarder avec moi comme avant, oublie tout et viens me voir, pour l’amour de ta très sainte mère, et dis-moi que tu m’aimes, peu importe si c’est faux, d’accord ? (Ma plume a du mal avec toutes ces larmes.)
J’aimerais te raconter plein de choses, Alex, mais j’ai envie de pleurer, alors j’essaie de me persuader que tu vas venir… Pardonne-moi, mais ce n’est pas ma faute si tu es venu pour rien, mon Alex.
Écris-moi vite.
Ta chère Friducha
*
5 décembre 1925
(...) La seule bonne nouvelle, c’est que je commence à m’habituer à souffrir…
*
19 décembre 1925
Alex,
Hier, je suis allée toute seule faire un tour à Mexico ; je suis d’abord allée chez toi (je ne sais pas si c’était bien ou mal), parce que j’avais sincèrement envie de te voir. J’y étais à dix heures, mais pas toi ; je t’ai cherché jusqu’à une heure et quart dans les bibliothèques, au magasin, je suis retournée chez toi à quatre heures, mais tu n’étais toujours pas là ; je me demande bien où tu pouvais être. Ton oncle est toujours malade ou quoi ?
J’ai passé la journée avec Agustina Reyna ; à ce qu’elle dit, elle n’a pas envie de passer trop de temps avec moi parce que tu lui aurais dit qu’elle était pareille ou pire que moi, ce qu’elle considère comme le comble de la disgrâce, d’ailleurs je crois qu’elle a raison, et je me rends compte que « môssieu Olmedo » était dans le vrai lorsqu’il disait que je vaux pas un « clou », du moins pour tous ceux qui ont un jour prétendu être mes amis, car pour moi, naturellement, je vaux bien plus qu’un clou, je m’aime telle que je suis.
Elle dit que plus d’une fois tu lui as répété certaines choses que je t’avais confiées, des détails dont je ne lui avais jamais parlé, d’ailleurs il n’y avait aucune raison pour qu’elle soit au courant, et je me demande ce qu’il t’a pris de lui raconter tout ça. Le fait est que plus personne ne veut être mon ami parce que je suis tombée en disgrâce, mais ça, je n’y peux rien. Je serai donc l’amie de ceux qui m’aiment telle que je suis…
Et puis Lira a fait courir le faux bruit que je l’avais embrassé. J’arrête l’énumération, sinon je pourrais noircir des feuilles entières ; naturellement, au début, j’étais gênée, mais maintenant, tu veux que je te dise ? Je m’en fiche pas mal (c’est bien le problème).
Venant de n’importe qui, Alex, ça m’aurait fait une belle jambe, parce que tout le monde fait ça, tu comprends ? Mais jamais je n’oublierai que toi, que j’ai aimé plus que je ne m’aime, toi, tu m’as prise pour une Nahui Olin(24) ou une autre de son espèce, voire pire encore. Chaque fois que tu m’as dit que tu ne voulais plus m’adresser la parole, on aurait dit que tu te soulageais d’un poids. Et tu as osé, Alex, m’insulter en disant que j’avais fait certaines choses avec un autre le jour où je l’ai fait pour la première fois de ma vie, parce que je t’aimais comme personne d’autre au monde.
Je suis une menteuse car personne ne me croit, pas même toi ; voilà comment peu à peu et sans pertes ni fracas on finit par être mise à l’index. J’aimerais tout te dire, Alex, tout, parce que moi, oui, je crois en toi, mais toi, malheureusement, tu ne croiras jamais en moi.
Mardi, j’irai probablement à Mexico. Si tu veux me voir, je serai à onze heures devant la porte de la bibliothèque du ministère de l’Éducation. Je t’attendrai jusqu’à une heure.
Toute à toi,
Frieda
*
27 décembre 1925
(…) Pour rien au monde je ne peux cesser de te parler. Je ne serai pas ta fiancée, mais toujours je te parlerai, même si tu m’infliges les pires grossièretés… Je t’aime plus que jamais, à présent que tu t’en vas loin de moi…