Lettre à Antonio Ruiz(132), « el Corcito »
Coyoacán, 20 février 1947
Très cher Corcito, mon copain du fond du cœur,
En premier lieu je te salue bien bas, ensuite je veux te faire part d’un certain nombre de trucs : d’abord, je ne demeure plus à demeure, en d’autres mots j’ai procédé à l’illusoire déménagement, ayant l’intention de louer ma très chère maison du 59, rue Allende à Coyoacán, parce que, pour tout te dire, je suis dans la mou… sseline, comme tous ceux qui habitent dans les hautes plaines mexicaines, alors si tu me cherches, tu me trouveras chez la môme Cristi, au numéro 22 de la rue Aguayo, dans la très noble et ancienne cité de Coyoacán, dans une maison avec « telefunken » so called ericsson, dont le numéro est « the following » : 19-58-19. Mon séjour y est bien évidemment provisoire, car j’ai prévu de me construire dans « the future », dans la première cour de la maison que j’ai quittée et grâce à mes chers loyers, une maisonnette dont l’entretien sera moins pénible et le nettoyage plus expéditif. « You know what I mean, don’t you, kid ? » Bref, te voilà au courant de mon existence dans la rue et au numéro susdits ; alors, quand une grosse envie te prendra et que tu auras un « rime » vaguement ou doublement libre, viens pointer par ici le bout de ton nez, ce qui me comblera de plaisir et de joie, comme tu peux l’imaginer. La seconde partie de cette missive concerne l’École et l’attitude à adopter. Tu as vraiment été chic avec moi et je te remercie de tout « my heart », mais j’ai les joues qui brûlent de honte à force de « détourner » les deniers de l’État sans faire « nothing » en contrepartie et, franchement, frérot, je ne peux plus faire cours comme avant, parce que je serais bien incapable d’aller jusque là-bas tous les « days » harnachée comme je le suis, comme un vieux canasson, je veux dire avec mon corset, et pour tout te dire, c’est seulement the mornings » que j’ai assez d’énergie « atomique », les « afternoons » je décline, je me dégonfle comme un ballon de baudruche et je n’ai qu’une hâte : me livrer aux bras de Morphée durant quelques heures, comme me l’a préconisé le H. Doktor et sauveur de ma frêle existence, Mr Wilson, dans le lointain New York. Ajoute à toutes ces raisons que mes envies de peindre se sont amoindries, et puis que tu es impliqué dans l’affaire, toi qui as toujours encouragé contre vents et marées ta bonne vieille copine qui sait l’apprécier et qui t’en est reconnaissante. L’autre jour, j’ai vu Carlos Chávez et je lui ai dit à quel point tu avais été chic et gentil avec moi, mais que j’avais l’intention de renoncer à mes cours cette année pour toutes les raisons que j’ai couchées sur ce papyrus, alors il m’a répondu qu’il ne voulait pas que je renonce, sous aucun prétexte. Qu’est-ce que je dois faire, mon pote ? Je continue à « grappiller » du « blé » en douce, je joue la con… templative mexicaine et j’empoche le fric en me disant que c’est toujours ça que Miguel(133) n’aura pas… ou bien je reconquiers ma dignité et je t’envoie ce bout de papier ou de « papyrus » qu’on appelle « démission » ? Please, jeune homme, dis-moi ce que tu penses au fond de toi, parce que ça me rend nerveuse, je me triture les méninges en me demandant ce que je dois faire pour ne pas être à tes beaux yeux une p… de sal… eté. Et puis rappelle-toi que nos mamans respectives, qui nous ont donné une éducation irréprochable, nous ont dit et répété que « bien mal acquis ne profite jamais ». Bref, je n’ai pas la « conscience » tranquille… Aide-moi à me sortir de ce pétrin, tu veux bien ? Sache aussi que je ne voudrais surtout pas que les garçons se rendent compte que leur « maîtresse » est une vulgaire « pillarde ». J’attends dans l’angoisse ta solution à mes mots croisés ! Ne va pas jeter mes paroles dans une poche trouée ou décousue de fil blanc, et passe-moi un coup de fil là où, je t’ai dit, au 19-58-19, ou bien, si tu veux être vraiment très gentil avec moi, viens me trouver quand ça t’arrange. En attendant et pendant ce temps, je t’envoie quelques bons quintaux de baisers et je te souhaite que la vie te soit douce et légère. Voilà qui est dit. Ta copine et camarade
Frida
PS : Raconte-moi ce que tu peins, ce que tu fais, quelles sont tes activités subreptices et comment tu te portes dans cette vie singulière. La tristesse a-t-elle jeté son dévolu sur toi ? La mélancolie ne t’a pas encore attrapé dans ses griffes ?