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Le passage des armées du Grand Général nous a retenus assez longtemps pour nous interdire de quitter discrètement la route avant les pluies. Celles-ci se sont bientôt mises à tomber à verse, suffisamment violentes pour dissimuler nos mouvements, sauf à ceux qui se seraient trouvés très près. Nous en avons profité pour couper à travers champs sans nous faire remarquer. Notre belle formation du départ se réduisait désormais à un troupeau déguenillé. Seul Narayan Singh semblait réellement avide de pénétrer dans le bois. Et il ne se pressait pas. Pourtant guère portée sur la compassion, je me suis surprise à plaindre les enfants d’Iqbal.
« Nous conduire là-bas après la tombée de la nuit ne pourrait que tourner à l’avantage de Singh, m’a fait remarquer Cygne.
— Les ténèbres viennent toujours.
— Hein ?
— Un aphorisme des Félons. L’obscurité est leur heure propice. Et l’obscurité retombe inéluctablement.
— Ça n’a pas l’air de t’inquiéter outre mesure. » Je l’entendais mal tant il pleuvait fort.
« Je suis inquiète, l’ami. Je suis déjà venue ici. Ce n’est pas ce que j’appellerais un décor riant. » Pas moyen de donner l’emphase nécessaire à mon propos. Le bois du Malheur est le cœur des ténèbres ; le bouillon de culture de tout le désespoir et la désespérance du monde. Il vous ronge l’âme. À moins, visiblement, d’être un fidèle de Kina. Il ne semblait nullement incommoder ceux qui voyaient en lui un site sacré.
« Les lieux ne sont que naturels, Roupille. Seuls les gens sont bons ou mauvais.
— Tu changeras d’avis sur place.
— J’aimerais d’abord étouffer un soupçon dans l’œuf. Devons-nous vraiment y entrer ?
— Trouve-nous un toit et je serai ravie de m’abriter dessous. » De violents éclairs commençaient à se battre en duel dans le ciel, dans un tonnerre assourdissant. Il grêlerait sous peu. Je regrettais de ne pas disposer d’un chapeau plus robuste. Comme ces énormes couvre-chefs en bambou tressé que portent les Nyueng Bao dans les rizières.
C’est tout juste si je distinguais les silhouettes d’Arpenteur et de la Radisha. Je les filais en espérant qu’ils suivaient eux aussi une silhouette reconnaissable et que personne ne s’égarerait, déboussolé. Pas cette nuit. Et que les gars de Semchi se trouveraient bien là où ils étaient censés se trouver.
Iqbal a surgi de la pénombre au moment où les grêlons ont commencé à pleuvoir. Il se courbait en deux pour amortir la cuisante morsure des projectiles. Je l’ai imité. Ça ne changeait pas grand-chose.
« À gauche au pied de la côte ! a-t-il hurlé. Il y a un petit bouquet de pins. C’est déjà mieux que rien ! »
Cygne et moi avons piqué des deux. Les grêlons tombaient de plus en plus gros et dru, le tonnerre grondait de plus en plus férocement et les éclairs se rapprochaient. Mais l’atmosphère se rafraîchissait.
Il y a un bon côté à tout.
J’ai glissé, je me suis vautrée, j’ai dévalé la pente en roulé-boulé et rencontré les arbres à la dure en dérapant au beau milieu. Oncle Doj, Gota, Arpenteur et la Radisha m’avaient précédée. Iqbal est un éternel optimiste. Jamais je n’aurais donné le nom d’arbres à ces foutues plantes. De malheureux buissons victimes d’un manque total d’ambition. Le plus grand ne dépassait pas trois mètres et il fallait s’allonger sur le ventre dans les aiguilles détrempées pour bénéficier de leur couvert. Mais leurs branches n’amortissaient nullement la chute des grêlons qui secouaient leurs ramures et hachaient leur feuillage. J’allais ouvrir la bouche pour m’enquérir des animaux quand j’ai entendu bêler les chèvres.
Je me sentais un peu coupable. Je n’aime pas beaucoup les bêtes. J’avais plus ou moins esquivé ma participation à leurs soins.
Les grêlons cascadaient à travers les branches et roulaient jusqu’à nous. Cygne en a ramassé un énorme spécimen, l’a essuyé, me l’a montré et l’a englouti en souriant.
« C’est ce que j’appelle vivre, ai-je dit. La Compagnie noire, c’est tous les jours le paradis sur terre.
— Superbe slogan pour un sergent recruteur ! »
Comme toujours, l’orage a fini par s’en aller. Nous avons rampé au-dehors, compté les têtes et découvert que Narayan Singh lui-même ne manquait pas à l’appel. Le saint vivant des Étrangleurs ne tenait pas à nous semer. Ce livre comptait énormément pour lui.
La pluie s’est changée en crachin. Nous nous sommes extraits de la boue en pataugeant, souvent en communiant confusément avec nos dieux préférés pendant que nous reformions les rangs. Nous ne nous sommes pas trop éparpillés, à l’exception d’oncle Doj qui s’est fondu dans un paysage pratiquement à découvert.
Au cours des heures suivantes, nous sommes tombés sur plusieurs points de repère dont je connaissais l’existence par les annales de Murgen et Toubib. Je continuais de chercher des yeux Furtif et ses compagnons. Je ne les ai pas vus, mais j’espérais que c’était bon signe.
Plus nous progressions, plus Narayan Singh avait l’air réjoui. Je craignais même qu’il ne nous portât malheur à tous en nous souriant sincèrement. J’ai songé à lui rappeler les prénoms de ses enfants, rien que pour lui faire comprendre qu’il me prenait le chou.
Mes dons de divination ne m’ont pas trahie. Nous avons atteint le bois au crépuscule, dans un état lamentable. Le bébé pleurait sans relâche. À force de marcher dans des bottes mouillées, j’avais une ampoule. Aucun de nous, hormis peut-être Narayan Singh, n’avait plus la tête à sa mission. Tous n’avaient qu’une idée à l’esprit : se laisser tomber par terre pendant qu’un autre s’occuperait d’allumer un feu pour sécher nos vêtements et préparer un repas.
Narayan Singh a insisté pour nous faire continuer jusqu’au temple des Félons, au cœur du bois. « On y sera au sec », nous a-t-il promis.
Sa proposition n’a soulevé aucun enthousiasme. L’odeur du bois nous environnait déjà, alors que nous avions à peine dépassé son orée. Ce n’était pas une odeur agréable. Je me suis demandé si elle n’était pas pire encore à l’époque de gloire des Félons, quand ils assassinaient ici des gens à la douzaine.
Ce bois exsudait une puissante aura psychique, un effroi quasi surnaturel. Sans doute les Gunnis en accuseraient-ils Kina, puisqu’un fragment de son corps – ou quelque chose de ce genre – s’était abattu à cet emplacement. Bien qu’elle aussi fût censément plongée dans un sommeil enchanté, quelque part dans la plaine de pierre scintillante, voire au-dessous ou au-delà. À la différence de nous autres Vehdnas et des Nyueng Bao, les Gunnis ignorent les fantômes. Pour moi, ce bois était hanté par les âmes de toutes les victimes sacrifiées ici par les Étrangleurs au nom de Kina, de sa plus grande gloire ou de son plus grand plaisir.
Si j’y avais fait allusion, Narayan ou un des Gunnis les plus dévots aurait sans doute mentionné les rakshasas, ces démons maléfiques qui hantent les nuits, jaloux des hommes et des dieux. Les rakshasas, eux, pouvaient sans nul doute se prétendre les esprits des trépassés ; de simples instruments de torture destinés à tourmenter les vivants.
« Que ça nous plaise ou non, Narayan a raison, a déclaré l’oncle Doj. Nous devrions gagner le meilleur abri disponible. Nous y serions plus en sécurité qu’ici, et débarrassés de ce crachin pestilentiel. »
Je l’ai scruté. Il était vieux, usé, avait encore moins de raisons de vouloir bouger que ses cadets. Il devait savoir quelque chose. Doj savait toujours quelque chose. Le hic, c’était de l’inciter à partager son savoir.
J’étais le chef. Le moment était venu de prendre une décision impopulaire. « On va continuer », ai-je dit.
Marmonnement ininterrompu.
La présence émanant du temple était plus délétère encore que celle du bois lui-même. Je n’ai eu aucune peine à le localiser avant même de l’apercevoir. « Comment se fait-il que vous n’ayez pas songé à détruire ce bâtiment quand vous vous trouviez sur place ? » m’a demandé Cygne qui marchait sur mes talons.
Je n’ai pas compris la question. Narayan me précédait d’une courte tête. Lui l’a entendue et parfaitement comprise. « Ils ont essayé. Souvent. Nous l’avons reconstruit chaque fois en cachette. » Il s’est mis à divaguer, à se répandre sur sa déesse qui, soi-disant, aurait veillé sur les bâtisseurs. Un vrai laïus de catéchumène. Il a continué de divaguer jusqu’à ce que Chaud-Lapin lui assène un grand coup de sa perche en bambou.
Plus précisément une de ces perches lance-boules, mais Narayan ne s’en doutait pas. Le bois était très sombre, l’endroit idéal pour une embuscade des ombres. Chaud-Lapin ne s’y enfonçait pas de bon cœur.
Je ne pouvais m’empêcher de me demander quels forfaits nous préparait Volesprit, maintenant qu’elle avait la bride sur le cou et pouvait imposer son emprise à Taglios.
J’espérais que nos hommes restés en ville mèneraient à bien leur mission ; en particulier ceux à qui nous avions confié la tâche de s’infiltrer de nouveau dans le Palais. Jaul Barundandi lui-même avait été recruté, et il était désormais trop mouillé pour prendre la fuite, même si, en s’estompant, sa fureur lui permettait de recouvrer ses esprits.