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« Vous pouvez le croire ? ai-je demandé. Elle semblait plus furieuse d’avoir abîmé ses vêtements que d’avoir perdu la trace de Gobelin, et même d’être blessée. »
Qu’un-Œil a gloussé. Gobelin en avait réchappé. Cette certitude lui procurait un immense soulagement. « Je peux le croire.
— Quoi ? Toi aussi ?
— Ça vient du Nord. Tout ce qu’elle porte est en cuir. Vous êtes tous chabraques sur ce chapitre. Elle doit probablement s’appuyer un vol de dix mille kilomètres chaque fois qu’elle a envie d’un nouveau pantalon de cuir. Autant dire qu’elle doit surveiller son tour de taille et son popotin. Pas comme certaines… Eh ! Pas de coups de poing ! On est dans le même camp.
— T’arrives à croire ce que raconte ce petit étron ? ai-je demandé à Sahra.
— Pose la question à Cygne. » Qu’un-Œil m’a montré ses chicots. « Il te répondra qu’elle a ses bons côtés. »
Sahra restait bizness-bizness. « Que faire si elle se contente de prétendre que la Radisha se porte bien ? Combien de gens voient-ils régulièrement la princesse ? Pas beaucoup, me semble-t-il. Et il n’y a plus de Conseil privé. Nous y avons diligemment veillé. À part Mogaba.
— Il va falloir s’occuper de lui aussi, a grommelé Qu’un-Œil.
— Ne pétons pas plus haut que notre cul. Le Grand Général fera une proie bien plus ardue.
— Elle n’aura pas à séquestrer bien longtemps la Radisha, ai-je médité. Deux semaines tout au plus, le temps de reconstituer un Conseil privé soigneusement sélectionné à partir de gentils toutous, tout juste capables d’aboyer “Oui, m’dame !” ou “À quelle hauteur ?” quand elle leur ordonnera de sauter. »
Qu’un-Œil a laissé échapper un boisseau d’air. « Elle a raison. On devrait peut-être en tenir compte.
— J’en ai déjà tenu compte, ai-je répliqué. Le mieux serait encore de garder la Radisha sous notre contrôle. On la sortira de son trou dès que Volesprit se montrera un peu trop loufoque. Et elle le comprendra. Ne se laissera pas trop induire en tentation. Tant qu’elle ne nous aura pas identifiés, tout du moins.
— Elle fera des pieds et des mains pour retrouver la Radisha et la récupérer, a déclaré Sahra. J’en reste persuadée. Autant dire que nous devons nous hâter de quitter la ville.
— Il me reste une dernière question à régler, ai-je laissé tomber. Que personne ne m’attende, surtout. Murgen, sois sympa, tâche de faire un petit effort et d’en apprendre le plus possible sur cet autre corbeau blanc. »
Je n’ai pas attendu sa réponse. Maintenant que Gobelin semblait tiré d’affaire, j’avais hâte d’interroger notre nouvelle prisonnière.
Quelqu’un s’était donné la peine d’installer confortablement la Radisha. On ne l’avait pas non plus bouclée dans une cage. Sans doute Qu’un-Œil avait-il fourni quelques échantillons de ses sortilèges d’étouffement.
J’ai profité de ce qu’elle était encore inconsciente de ma présence pour l’étudier. Quand la Compagnie avait séjourné à Taglios pour la première fois, elle jouissait encore d’une formidable réputation. Elle s’était également bien battue, mais les années l’avaient usée. Elle faisait vieille à présent, fatiguée et abattue.
J’ai avancé d’un pas. « Vous a-t-on bien traitée jusque-là, Radisha ? »
Elle a ébauché un faible sourire. Ses yeux pétillaient de colère, mais aussi d’une lueur sarcastique.
« Je sais. Ce n’est pas le Palais. Mais j’ai connu pire. Pas de toit et les fers, par exemple.
— Et les peaux de bête ?
— J’ai vécu ici les six dernières années. On s’habitue. » Il y avait longtemps que je n’avais pas pris la peine de me montrer aussi précise.
« Pourquoi ?
— L’eau dort, Radisha. L’eau dort. Vous nous attendiez. Il fallait bien qu’on vienne. »
C’est à ce moment précis qu’elle a pris la pleine mesure de la réalité. « Je vous ai déjà vue.
— Très souvent. Au Palais, ces derniers temps. Et, voilà bien longtemps, toujours au Palais, en compagnie du porte-étendard.
— C’est toi la demeurée.
— Vraiment ? L’une de nous deux, à coup sûr… »
Elle s’est vraiment fâchée pour le coup.
« Ça ne sert à rien de vous mettre en colère, lui ai-je déclaré. Mais si ça peut vous aider à vous sentir mieux, réfléchissez à ce que je vais vous dire. La Protectrice songe déjà à dissimuler votre disparition. La seule personne au courant – sans compter les fripouilles que nous sommes, bien entendu – est morte. D’autres suivront. Et vous ferez bientôt depuis l’anonymat de votre boudoir la plus scandaleuse des déclarations. Dans quelque six mois, la Protectrice tiendra fermement les rênes du pouvoir, protégée par ses Gris et tous ceux qui, vous imaginant hors course, croiront pouvoir tirer profit d’une alliance avec elle. » À condition toutefois que Volesprit parvienne à s’accorder avec Mogaba.
Je me suis bien gardée d’y faire allusion.
La Radisha s’est mise à parler très crûment de son alliée.
Je l’ai laissée se répandre quelques instants avant de lui énoncer un nouveau slogan : « Tous leurs jours sont comptés.
— Qu’est-ce que ça signifie, par l’enfer ?
— Que nous retrouverons tôt ou tard tous ceux qui nous ont lésés. Vous avez raison. C’est assez malsain. Mais nous sommes ainsi. Vous avez pu vous en rendre compte très récemment. Seuls la Protectrice et le Grand Général sont encore en liberté. Tous leurs jours sont comptés. »
Le dur coin de la réalité s’enfonça un peu plus profondément : elle était prisonnière ; ne savait ni où elle était séquestrée ni ce qui allait lui arriver. Elle avait conscience que ses kidnappeurs étaient prêts à prendre des risques démentiels pour assouvir leur vengeance, ainsi qu’ils l’avaient promis avant qu’elle ne commît l’erreur de se laisser séduire par les promesses fatales de Volesprit.
« Vous n’avez pas encore désigné votre héritier, n’est-ce pas ? »
Ce coq-à-l’âne la stupéfia. « Quoi ?
— Vous n’avez pas assuré votre succession de manière clairement définie.
— Hein ?
— Dans la mesure où je vous retiens en otage, l’avenir de Taglios et des territoires tagliens est désormais sous ma coupe. Vous n’avez pas d’enfant. Votre frère non plus.
— J’ai passé l’âge.
— Pas votre frère. Et il est toujours de ce monde. »
Elle est restée bouche bée. La mâchoire pendante. Je l’ai laissée à ses réflexions.
J’ai vaguement envisagé de rendre à Narayan Singh une nouvelle visite puis je me suis ravisée de peur de paraître trop empressée. J’étais trop fatiguée, de toute manière. On n’affronte pas un Félon sans la pleine maîtrise de ses facultés. Le sommeil était le seul amant dans les bras duquel j’avais envie de me blottir.