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Tobo m’a réveillée. « Comment peux-tu dormir, Roupille ?
— Je devais sans doute être vannée. Que me veux-tu ?
— La Protectrice a enfin commencé à se plaindre de l’absence de la Radisha. Papa veut que tu viennes t’en rendre compte par toi-même. Pour n’avoir pas à le chroniquer de troisième main. »
Pour l’instant, mon surnom me semblait parfaitement approprié. Je n’avais qu’une envie, rester allongée sur ma paillasse et rêver d’un autre genre de vie.
Le hic, c’est que je menais cette existence depuis mes quatorze ans. Je ne savais rien faire d’autre. À moins que maître Santaraksita ne laissât les morts enterrer les morts et ne consentît à me reprendre à la bibliothèque. Sitôt qu’on aurait enseveli Volesprit dans un trou profond de quinze mètres et rempli d’huile bouillante.
J’ai tiré un tabouret entre Sahra et Qu’un-Œil, posé les coudes sur la table et scruté la brume où Murgen daignait apparaître quand ça lui chantait. Qu’un-Œil était en train de l’invectiver, bien qu’il brillât par son absence. « À te voir, on pourrait croire que tu t’inquiètes pour Gobelin, ai-je laissé tomber.
— Bien sûr que je m’inquiète pour Gobelin, greluchonne. Cet avorton m’a emprunté mon locuteur transéidétique avant de partir ce matin. Sans compter qu’il me doit plusieurs milliers de païs pour… Bref, un gros tas de pognon. »
À ma souvenance, c’était plutôt le contraire. Qu’un-Œil devait toujours quelque chose à quelqu’un, même quand il avait les poches pleines. Et plusieurs milliers de païs ne représentent pas une fortune, un paï étant une fraction infinitésimale de l’unité de poids standard qui sert ici à mesurer les gemmes et métaux précieux. Il en faut presque deux mille pour faire une once nordique. Qu’un-Œil n’ayant pas précisé qu’il s’agissait d’or ou d’argent, on pouvait normalement partir du principe qu’il parlait de cuivre. Pas grand-chose, autrement dit.
Et, toujours en d’autres termes, il s’inquiétait pour son meilleur ami mais n’osait l’admettre, dans la mesure où il ne cessait de le vilipender en public depuis un siècle.
S’il existait effectivement un instrument de magie du nom de locuteur transéidétique, Qu’un-Œil l’avait probablement inventé une heure avant de le prêter à Gobelin.
« Ce vilain petit merdaillon a dû se faire tuer, a-t-il marmonné. Je vais l’étrangler. Il n’a pas le droit de me laisser avec le sac sur le… » Il s’est brusquement aperçu qu’il pensait tout haut.
Sahra et moi avons pris mentalement note de creuser la métaphore du sac. Il devait y avoir anguille sous roche. Des plans secrets. Surprise, surprise.
Murgen se matérialisa soudain devant moi, pratiquement nez à nez. « Volesprit est à bout de patience, murmura-t-il. Une nuée de corbeaux vient de lui rapporter des nouvelles de Semchi. Elle est d’une humeur exécrable. Elle a juré d’entrer de force dans le boudoir de la Radisha si celle-ci n’en sortait pas dans les deux minutes.
— Comment va Gobelin ? aboya Qu’un-Œil.
— Il se planque, répondit Murgen. En attendant le lever du soleil. » Il n’essaierait donc pas de sortir de nuit comme il l’avait prévu à l’origine. Volesprit avait lâché ses ombres, façon de punir Taglios de l’avoir agacée. Nous avions installé quelques pièges dehors, disposés au hasard dans tout le voisinage, mais je ne m’attendais pas à des prises. À mon humble avis, nous avions amplement épuisé toutes nos chances en ce domaine.
Gobelin était certes armé d’une amulette à repousser les ombres, laissées-pour-compte des guerres contre le Maître d’Ombres, mais il ignorait si elle fonctionnait encore. Géniaux et prévoyants comme nous l’étions tous, nous n’avions pas eu la présence d’esprit d’en éprouver l’efficacité sur de vraies ombres quand nous en avions encore en magasin.
On ne peut pas penser à tout.
Mais on pourrait au moins essayer.
Un des gardes royaux tenta bien d’arrêter la Protectrice lorsque, perdant patience, elle alla débusquer la Radisha dans sa tanière. Il s’affala sans un mot sur un simple contact. Il se remettrait plus tard. La Protectrice ne se sentait pas encore spécialement vindicative. Pour l’instant.
Elle traversa en la fracassant la porte du boudoir. Et poussa une imprécation de dépit avant même que ses débris ne fussent retombés. « Où est-elle ? » La véhémence de sa fureur pétrifia les témoins.
Un sous-fifre du chambellan se plia en deux et geignit, tout en se ployant de plus en plus bas : « Elle se trouvait dans cette pièce, Très-Haute !
— Nous ne l’avons pas vue ressortir. Elle doit encore y être », renchérit un autre.
Un rire bref retentit, sortant de nulle part, un peu comme s’il leur parvenait d’une certaine distance dans le temps et l’espace.
Volesprit se retourna lentement et le transperça du cruel javelot de son regard. « Approche. Répète-moi ça. » Son ton était péremptoire, glaçant, terrifiant. Elle les fixa dans le blanc des yeux l’un après l’autre, tablant manifestement sur la terreur que tant d’entre eux éprouvaient à l’idée qu’elle pût lire dans leur esprit les secrets les plus profondément enfouis.
Aucun des serviteurs de la Radisha ne revint sur ses dires.
« Dehors ! Sortez de cet appartement. Il s’est passé quelque chose ici. Je ne veux pas être dérangée. Ne touchez à rien ! » Elle se retourna de nouveau, lentement, déployant tous ses sens de sorcière pour sonder le passé. C’était plus difficile qu’elle ne l’avait prévu. Elle avait paressé trop longtemps, perdu la main et la forme.
Le rire étouffé se fit encore entendre, apparemment plus proche cette fois-ci.
« Toi ! » Elle avait rudement interpellé une grosse femme. Une des intendantes. « Qu’est-ce que tu viens de faire ?
— M’dame ? » C’est à peine si Narita avait réussi à croasser sa réponse. Encore un peu et elle perdrait le contrôle de sa vessie.
« Tu viens d’enfoncer quelque chose dans ta manche. Un objet qui se trouvait sur l’autel. » Une unique bougie blanche, pratiquement consumée, brûlait encore sur le petit autel des ancêtres. « Viens ici. » Volesprit tendit un bras droit ganté.
Narita ne put résister. Elle fit un pas en avant vers la mince silhouette vêtue de cuir noir, si diaboliquement féminine. Narita la haïssait confusément d’avoir su conserver cette sveltesse.
« Donne-moi ça. »
Narita retira à contrecœur le Ghanghesha de sa manche. Elle se mit à balbutier qu’elle avait tenté d’épargner des problèmes à son amie, incapable de se faire comprendre et, visiblement, de se rendre compte que Volesprit n’aurait sans doute pas remarqué la statuette si elle n’avait pas tenté de la dissimuler.
La Protectrice examina la petite figurine d’argile. « La femme de ménage. Elle appartient à la femme de ménage. Où est-elle ? »
Lointain rire moqueur.
« C’est une journalière, m’dame. Elle vient de l’extérieur.
— Où habite-t-elle ?
— Je n’en sais rien, m’dame. Personne ne le sait, à mon avis. On ne le lui a jamais demandé. C’était sans importance.
— C’est une bonne travailleuse », intervint un autre serviteur.
Volesprit continuait d’étudier le Ghanghesha. « C’est louche… Mais ça m’importe, à moi. Tâche de le découvrir.
— Comment ?
— Je m’en contrefiche ! Fais preuve d’un peu d’astuce ! Débrouille-toi ! » Volesprit projeta la statuette d’argile au sol. Ses éclats volèrent en tous sens.
Une écharpe d’une noirceur spectrale s’éleva en volutes et se lova comme un cobra, dressée à quelque trente centimètres du sol. Puis elle frappa. La protectrice.
Les serviteurs poussèrent des glapissements et tentèrent de prendre la fuite en se bousculant les uns les autres. Ils n’avaient jamais vu d’ombres auparavant mais savaient parfaitement de quoi elles étaient capables.
Le rire se rapprocha encore, plus sonore et soutenu.
Volesprit poussa un assez convaincant couinement de stupeur mâtinée de frayeur, évoquant une jeune femme qui vient de marcher sur un serpent. Son accoutrement et la poignée de sortilèges de protection à usages multiples qui l’enrobaient perpétuellement lui évitèrent d’être victime de son arme la plus cruelle.
Mais l’espace d’un instant, malgré tout, elle offrit le spectacle d’une fillette chassant des moustiques de la main, tandis que l’ombre s’efforçait avec enthousiasme de conclure une copulation. Renonçant à en reprendre le contrôle, Volesprit se résigna à la détruire. La logique lui soufflait qu’un cerveau d’une grande intelligence avait nécessairement échafaudé ce traquenard en espérant probablement qu’elle serait assez furieuse pour relâcher sa vigilance le moment venu…
« Femme ! Reviens ici ! » La Protectrice étendit le bras dans la direction qu’avait prise la fuite de Narita. On ne sait trop comment, une unique mèche de la chevelure de cette femme s’était prise dans ses doigts. Ceux-ci chatoyèrent fugacement. L’air se chargea d’électricité. Les autres serviteurs gémirent et regrettèrent de n’avoir pas eu l’audace de déguerpir.
Narita réapparut lentement, avançant à petits pas saccadés de zombie. « Là ! ordonna Volesprit en désignant un point précis du parquet du boudoir. Les autres, filez ! Vite. » Ils n’avaient nullement besoin d’encouragements. « Toi, la grosse. Dis-moi tout ce que tu sais sur cette femme qui porte sans arrêt un Ghanghesha.
— Je vous ai dit tout ce que je savais, geignit Narita.
— Non. Certainement pas. Parle. Elle a peut-être enlevé la Radisha. »
Volesprit regretta ces paroles dès qu’elles sortirent de sous son casque.
Le rire, un hennissement sardonique, parut provenir du seuil de la porte donnant sur le corridor. La tête de la Protectrice pivota dans cette direction. Elle ne flaira aucune menace. Ça pouvait attendre un instant.
« Elle se nomme Minh Subredil ! » Il ne fallut que trente secondes à Narita pour narrer à Volesprit tout ce qu’elle savait de Minh Subredil, de sa fille Shikhandini et de sa belle-sœur Sawa.
« Merci, se moqua Volesprit. Tu m’as été passablement inutile. Et tu mérites une récompense appropriée. » Elle empoigna de la main droite la gorge de la grosse femme et serra.
Lorsque le corps de Narita devint flasque, le rire résonna à nouveau. Et peut-être avait-elle aussi perçu un mot. Ardath ? Ou bien Silath ? À moins que ce ne fût… ? Peu importait. Volesprit n’en avait cure, elle refusait de l’entendre, n’entendait que le sarcasme. Elle se rua vers la source du rire mais ne trouva pas âme qui vive en faisant irruption dans le corridor.
Elle s’apprêtait à appeler les gardes ou les Gris quand elle se rappela qu’elle venait de tuer la seule personne, en dehors d’elle-même, à savoir avec certitude que la Radisha avait disparu.
La Radisha s’était recluse, coupée du monde. Les gens n’avaient pas besoin d’en savoir davantage. La princesse pouvait bien vivre jusqu’à son dernier jour dans son boudoir. Elle n’avait nullement besoin de s’aventurer au-dehors. Sa bonne amie la Protectrice était là pour s’appuyer à sa place la corvée de la gestion de son empire.
Nouveau rire, provenant apparemment de partout et de nulle part. Volesprit se retira en trépignant. Elle n’avait pas dit son dernier mot.
Un corbeau blanc surgit de la pénombre qui régnait au plafond du corridor, battit lourdement des ailes et se posa près de la grosse femme. Il approcha un instant le bec de ses narines comme s’il cherchait à savoir si elle respirait encore. Puis s’envola brusquement ; son ouïe aiguisée venait de surprendre de lourds bruits de pas.
Jaul Barundandi s’introduisit en frissonnant dans la pièce, s’agenouilla auprès de la femme et lui prit la main. Il resta dans cette posture, les joues striées de larmes, jusqu’à ce qu’il entende revenir la Protectrice se chamaillant dans une douzaine de voix différentes.