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« Heureusement que je n’avais emporté aucune page, me déclara Sahra. Les Gris nous ont fouillées à la sortie. Vancha avait essayé de subtiliser une petite lampe à huile en argent. Elle passera toute la matinée de demain à se faire “châtier” par Jaul Barundandi.
— Le chef de Barundandi est-il au courant de ses méfaits ?
— Je ne crois pas. Pourquoi ?
— On pourrait le piéger et l’inciter à se trahir. Pour le faire virer.
— Non. Barundandi est un mal familier. Un homme honnête serait plus difficile à manipuler.
— Je le trouve méprisable.
— Parce qu’il l’est. Comme presque tous les hommes jouissant d’une parcelle de pouvoir. Mais notre but n’est pas de réformer Taglios, Roupille. Nous cherchons un moyen de libérer les Captifs. Et, quand nous le pouvons, d’exaspérer nos ennemis sans mettre en péril notre mission principale. Et nous avons fait du très bon travail aujourd’hui. Nos messages ont littéralement anéanti la Radisha. »
Sahra me confia ce qu’elle avait appris. Puis je l’informai de mon petit succès personnel. « Je suis entrée dans la réserve interdite. Et j’y ai trouvé ce qui pourrait bien être l’original d’une des annales que nous avons cachées dans le Palais. Il est en très mauvais état mais bel et bien là, et lisible. Il doit exister d’autres volumes. Je n’ai pu explorer qu’une petite partie de la zone réservée avant d’aller aider Baladitya à retrouver ses pantoufles pour que son petit-fils puisse le reconduire chez lui. »
J’avais posé le livre sur la table, juste sous nos yeux, et je l’ai tapoté fièrement. « On ne s’inquiétera pas de sa disparition ? me demanda Sahra.
— J’espère que non. Je l’ai remplacé par un volume de rebut tout moisi que j’avais mis de côté à cet effet. »
Sahra me broya la main. « Bien. Très bien. Tout se passe à merveille dernièrement. Tobo, pourrais-tu aller chercher Gobelin ? J’ai une idée à lui suggérer.
— Je vais aller voir comment se portent nos invités, déclarai-je. Un des trois aura peut-être envie de me faire des confidences. »
Mais seul Cygne souhaitait avoir mon oreille et il n’était pas franchement en veine de confidences. À sa manière, il n’est pas moins incorrigible que Qu’un-Œil, mais il a du style et son style ne m’offense pas. Je n’ai pas l’impression que Saule ait réellement le mal chevillé au corps. Il est simplement victime des circonstances, comme tant d’autres, et cherche à maintenir la tête hors de l’eau dans le tumultueux torrent des événements.
Oncle Doj, quant à lui, était manifestement contrarié de ces circonstances, bien qu’il ne fût pas prisonnier. « On pourra sans doute se débrouiller sans ce livre, lui ai-je expliqué. Je doute d’être en mesure de le déchiffrer, de toute façon. Je tiens surtout à ne pas le voir retomber aux mains des Félons. Nous avons besoin de votre savoir. »
Doj était un vieillard entêté. Il n’était pas encore prêt à passer un marché ni à se trouver des alliés.
« Est-ce que tout mourra avec vous ? lui ai-je demandé avant de partir. Serez-vous le dernier Nyueng Bao à suivre la Voie ? Thai Dei en est incapable puisqu’il est enterré sous la plaine scintillante. » Je lui ai fait un clin d’œil. Je connais mieux Doj qu’il ne le croit. Son problème n’était point tant un conflit avec son éthique personnelle ; c’était plutôt une question de contrôle. Il tenait à tout faire à sa façon sans se sentir manipulé comme une marionnette.
Il finirait par flancher si je continuais à lui rappeler sa condition de mortel sans aucun fils ni apprenti. L’entêtement des Nyueng Bao est notoire, mais même eux ne consentiraient point à sacrifier leurs rêves et leurs espoirs au lieu de s’adapter.
J’ai rendu une brève visite à Narayan, le temps de lui rappeler que le molester serait contraire à nos intérêts. Mais aussi que, si nous ne touchions pas à la Fille de la Nuit, c’était uniquement dans l’espoir qu’il collaborerait. « Vous pouvez vous entêter encore quelque temps. Nous devons régler quelques petits problèmes avant de nous pencher au premier chef sur votre cas et d’étouffer tous vos rêves dans l’œuf. »
C’était sur ce levier précis que je pesais avec chacun de nos prisonniers : faire en sorte qu’ils mettent tous leurs rêves et leurs espoirs dans la balance. Peut-être allais-je creuser mon trou dans l’histoire et devenir aussi fameuse ou infâme que Volesprit, Endeuilleur, Ombre-de-Tempête et Ombrelongue, à jamais célèbre sous le sobriquet de Tueur-de-Rêve.
La vision fugace de ma propre personne dérivant dans la nuit à l’instar de Murgen, désincarnée mais traînant derrière elle un sac sans fond de nuit noire, bourré jusqu’à la gueule de tous les rêves volés à des dormeurs au sommeil agité, m’a traversé l’esprit. Tel un très ancien rakshasa.
La Fille de la Nuit n’a pas daigné relever les yeux quand je suis allée l’admirer. Elle était enfermée dans une cage où Banh Do Trang gardait d’ordinaire ses fauves les plus féroces. Des panthères parfois, mais surtout des tigres. Un tigre mâle adulte valait une fortune sur le marché des apothicaires. Elle portait également des fers. Les félins, eux, n’étaient jamais enchaînés. En outre, me semblait-il, on assaisonnait ses aliments d’un zeste d’opium et de belladone. Nul ne tenait à sous-estimer son potentiel. Sa famille avait un passé chargé. Et une déesse était perchée sur son épaule.
La raison me soufflait de la tuer sur-le-champ avant que Kina ne se réveillât pour de bon. Ce geste m’aurait libérée de la crainte de la fin du monde jusqu’à mon dernier jour. Créer une nouvelle Fille de la Nuit demanderait plusieurs générations à la déesse ténébreuse.
Mais elle me soufflait aussi que, si la fille mourait, les Captifs passeraient le reste de leur existence dans ces cavernes sous la plaine scintillante.
Tout comme elle me souffla, au bout d’un moment passé à l’observer, que la Fille de la Nuit ne se contentait pas d’ignorer ma présence. Elle n’en était pas consciente. Son esprit était ailleurs. Conclusion guère rassurante. Si jamais Kina parvenait à la libérer, façon Murgen…