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Le plus gros problème que je prévoyais, concernant notre évacuation, s’était posé à la Compagnie chaque fois qu’elle avait levé le camp après un long séjour au même endroit. Il fallait arracher des racines. Trancher des liens. Les hommes devraient renoncer à l’existence qu’ils s’étaient forgée.

Quelques-uns refuseraient de partir.

Certains des partants divulgueraient notre destination à un être cher.

La Compagnie était forte d’un peu plus de deux cents âmes dont un tiers ne vivaient pas à Taglios mais se maintenaient en activité à certaines adresses précises, éparpillées un peu partout, où ils pouvaient venir en aide à ceux de nos frères itinérants. Tout bien pesé, notre organisation ne différait guère de celle des Félons. C’était en partie délibéré, car il leur avait fallu des siècles pour découvrir les méthodes les plus sûres.

Des courriers étaient partis un peu plus tôt, chargés d’un message codé destiné à nos frères les plus éloignés et les prévenant qu’une époque troublée s’annonçait. Nul ne saurait exactement de quoi il retournait ; on les avertissait simplement qu’il allait se passer quelque chose, et quelque chose d’important.

Derrière ces estafettes, un peu plus tard, la grande majorité des hommes s’éloigneraient à leur tour de Taglios, déguisés de dix façons différentes et par petits groupes assez réduits pour ne pas attirer l’attention, en fonction des risques plausibles que j’aurais moi-même évalués. Les plus lourdement impliqués quitteraient la ville en dernier. Tous passeraient obligatoirement par une succession de points de contrôle et de rassemblement où l’on ne leur révélerait chaque fois que leur destination suivante. Nous tablions sur l’espoir que Volesprit ne commencerait à raccrocher les wagons qu’après volatilisation des ultimes volontaires.

Ceux qui refuseraient de partir en seraient exemptés… pourvu qu’ils restassent loyaux, en ville, aux intérêts de la Compagnie. Après cet apparent départ, il ne serait pas mauvais de garder sous la main quelques agents.

Les Félons avaient eux aussi recouru pendant des décennies à cette tactique.

On assisterait encore à des spectacles d’éclairs et de fumées. Afin de tempérer l’efficacité des Gris, le démon Niassi y jouerait un rôle de plus en plus prépondérant. Les hommes qui resteraient  – j’ignorerais leur identité, étant parmi les premiers à partir  – devraient simuler une série d’attaques au petit bonheur la chance, effractions et actes de vandalisme qui, ultérieurement, finiraient par donner l’impression de participer d’une campagne de terreur dont le point culminant serait le Druga Pavi. Si elle mordait à l’hameçon, Volesprit consacrerait tout son temps à nous tendre une embuscade au jour dit.

Sinon, chaque nouvelle heure gagnée permettrait à nos frères sur la route d’en interposer une de plus entre eux et la Protectrice, avant qu’elle ne se rendît enfin compte que nous avions à nouveau joué la carte de l’imprévisible. Et, même ainsi, je prévoyais qu’elle pataugerait encore un bon moment dans la semoule.